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Une Église en pays envahi : Nauroy (Aisne), 1914-1919

Introduction à la conférence du pasteur Paul Cheminée, 28 mai 1919, – rédigée par lui-même et éditée par Pascale cheminée

Note sur l’auteur et le texte

Paul cheminée (1878-1958), né à Valenciennes, était le fils unique d’Achille cheminée (1841-1912), fondé de pouvoir de la banque Dupont de Valenciennes, et de Noémie Hotton (1844-1902), originaire de Vieux-condé. En 1889, à la mort de son grand-père, Paul Joseph Hotton, «  homme de Dieu  » qui lui avait appris une grande partie de l’Évangile par cœur, le jeune Paul Cheminée fait le serment de suivre ses traces, et, selon ses propres termes, «  se convertit  ». Il écoute les sermons de Marcel Albert Trocmé (en 1896), de Franck Poulain, d’Élie Gounelle qui a fondé la Solidarité de Roubaix. Il veut être un laïc et gagner des âmes à l’Évangile.

En octobre 1896, il quitte Valenciennes pour préparer l’entrée à l’École Normale Supérieure au lycée Lakanal à Sceaux. Pour sortir du lycée le dimanche, il a comme correspondant le pasteur baptiste Ruben Saillens de Bourg-la-Reine, qui fait de l’évangélisation de rue au son du violon et du tambour. Paul y participe avec enthousiasme, au grand dam de son père. Mais il fréquente aussi la paroisse de l’Oratoire, celle du Saint-Esprit, rue Roquépine, où prêche alors le pasteur Edouard Sautter, la Maison des Missions où prêche des missionnaires tel François coillard. À l’Étoile, il écoute le pasteur Eugène Bersier, célèbre orateur, mais ne néglige pas non plus de participer au culte luthérien rue Titon. Cette même année, il lit la revue Le Christianisme social, dont il rencontrera bientôt les fondateurs.

Au début du mois de mai 1897, il choisit de devenir pasteur. Il hésite alors entre l’Église réformée et l’Église libre ou l’Église baptiste, deux Églises qu’il trouve séduisantes pour leur fidélité à l’Évangile, mais qu’il redoute pour leur sectarisme. Il opte finalement pour l ’Église réformée et parle de sa vocation aux pasteurs Frantz Jacot et Sautter, qui lui conseillent la Faculté de théologie de Montauban, plutôt que celle de Paris (trop «  libérale  »).

La Faculté de Montauban, où arrive le jeune étudiant en novembre 1897, est alors divisée entre orthodoxes («  évangéliques  ») et libéraux. Le doyen Léon Maury est un homme du Réveil, mais aussi du christianisme social, et féru de sciences. Cheminée serait plutôt évangélique, mais il se méfie du dogmatisme et se passionne pour l’hébreu, les cours d’Ancien Testament d’Alexandre Westphal et ceux d’anthropologie de Maurice Leenhardt, avec la chasse aux silex dans la campagne environnante. Selon Paul Cheminée, ces professeurs «  emportent le dogme de l’infaillibilité biblique  », mais c’est «  une évolution en douceur.  » À la différence de certains étudiants très piétistes, il vit ces enseignements comme une libération. L’année 1898-1899, la Faculté «  depuis le directeur jusqu’au concierge  », comme le disent des cléricaux, prend fait et cause pour Dreyfus, à la suite du procès de Zola. Paul fait partie des meneurs, ce qui inquiète son père.

Après une suffragance à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) en juillet 1900, Cheminée soutient en 1902 sa thèse de baccalauréat en théologie sur «  la conversion dans les Évangiles  ». En juillet 1902, il est nommé pasteur d’Esquéhéries (Aisne). Il y rencontre sa future femme, Marthe Dubois, dont le père Paul Dubois, conseiller presbytéral influent, et homme d’affaires avisé, a pris la direction de la mercerie en gros Dubois-Charlier du Nouvion en Thiérache (Aisne), en même temps qu’il veille, avec ses deux beaux-frères, aux intérêts de la fabrique de verre des Charlier1. En 1904, il est nommé pasteur de l’Église de Nauroy (Aisne), qui comporte deux annexes, à Serain et Montbrehain. C’est à Nauroy qu’il se marie et que naîtront Lucie, en 1906, et André, en 1908. En 1905, il accepte la Séparation des Églises et de l’État et participe à la constitution de ce qui va devenir l’Église réformée. Il milite pour abaisser l’âge du vote à 21 ans (au lieu de 30) pour les garçons dans les conseils notamment presbytéraux et pour la participation des femmes.

Lorsque commence la Première guerre mondiale, Paul Cheminée, réformé à cause de sa santé toujours vacillante, ne quitte pas Nauroy, bombardé et occupé dès le 27 août 1914. Quand le temple est ruiné et occupé, il maintient le culte au presbytère. Le 16 février 1917, avec tous les civils valides de Nauroy, il est déporté par les Allemands à Boussois, près de Maubeuge (Aisne), et y restera deux années, réorganisant le culte pour ses anciens et nouveaux paroissiens en exil. Le 29 septembre 1918, après d’intenses tirs d’artillerie qui achèvent de détruire le village, Nauroy est libéré par les troupes britanniques et américaines. Paul Cheminée, lui, va retourner à Nauroy, vide de ses habitants, en janvier 1919, mais pour revenir vers ses paroissiens encore à Boussois jusqu’en mars 1919. Pendant ce temps, sa femme, jetée en 1917 sur les routes de l’exode avec ses deux enfants âgés de 9 et 12 ans, a fini par trouver refuge à Sancerre. C’est là que, plusieurs mois après l’Armistice, dans la seconde quinzaine de mars 1919, Paul Cheminée retrouve sa famille.

À Nauroy, en janvier 1919, Paul cheminée a retrouvé un champ de ruines. Son collègue Jacques Pannier, ancien pasteur de Nauroy, démobilisé de ses fonctions d’aumônier militaire, avait repris là un ministère pastoral, dans des conditions plus que précaires2. Membre du Comité protestant d’entr’aide, Pannier ne s’est pas ménagé pour attirer l’attention du comité sur le sort de l’Église de Nauroy, ses fidèles dispersés et sans abri et ses bâtiments cultuels3. Du temple de 1867, décapité de son clocher, il ne restait en effet que quatre murs (et la reconstruction du temple fut longue, achevée seulement en 19214).

Au cours de l’année 1919, pour soutenir son ancienne Église, Paul Cheminée s’emploie à récolter des dons qui devaient transiter par le Comité d’entr’aide5. Il fait des tournées de conférences, occasions de collectes et de ventes de photos-cartes postales. Il sillonne les paroisses des Cévennes et du Sud-Ouest. Chaque jour dans une ville nouvelle, il explique inlassablement ce qu’a été la guerre dans Nauroy occupée : ainsi en septembre, le 14, il fait sa conférence à Ganges ; le 15, à Saint-Hippolyte-du-Fort ; le 16, à Sauve ; le 17, à Quissac ; le 18, à Sommières ; le 19, à Lasalle ; le 20, à Avèze ; le 21, au Vigan ; le 22, à Aumessas ; le 24, à Castres ; le 25, à Roquecourbe ; le 26, à Vabre ; le 28, à Viane ; le 29, à Montauban…

Le pasteur Cheminée a rédigé le texte de l’une de ces premières conférences, datée du 19 mai 1919, peut-être pour la paroisse de Sancerre. C’est le manuscrit conservé dans la famille qui est ici transcrit.

Pascale Cheminée

Paul Cheminée à 20 ans.

HISTOIRE D’UNE ÉGLIsE EN PAYS ENVAHI (L’ÉGLISE DE NAUROY, AISNE)1914-1919

28 mai 1919

Mesdames et Messieurs,

La guerre qui vient de finir, si elle s’est terminée par le triomphe du droit sur la violence et sur l’injustice, ce qui est pour nous une satisfaction à la fois légitime et nécessaire, n’en laisse pas moins après elle son cortège de ruines, de deuils et de misères qui nous impose maintenant une immense tâche de restauration.

Les deuils ? Comment les réparer ? Ah certes, nous ne ferons pas revivre les martyrs qui ont courageusement fait le sacrifice de leur vie ; mais nous avons une parole de consolation à adresser à tant de cœurs brisés que leur épreuve personnelle pénètre peut-être à l’heure actuelle du néant des choses d’ici-bas ; qui déclarent leur vie finie et se sentent sans horizon. Oui, l’Évangile apporte le remède salutaire à ces plaies douloureuses ! Mais, notre intention n’étant pas de nous étendre aujourd’hui sur cette œuvre de restauration morale, quelque puisse d’ailleurs en être l’urgence, nous nous bornerons à quelques indications sommaires avant d’aborder notre sujet.

L’Évangile est capable de consoler les cœurs affligés, premièrement parce qu’il leur offre la perspective de la vie à venir. Cette espérance console à un double point de vue. Elle nous offre d’abord la perspective du revoir. Et certes, c’est pour nous un grand réconfort, lorsqu’à l’amertume d’un adieu éternel à nos bien-aimés nous pouvons substituer cette précieuse affirmation qu’exprime un de nos cantiques : «  Ils ne sont pas perdus, il nous ont devancés.  »

La croyance à la vie à venir donne ensuite un horizon à notre propre existence et même un horizon infini. À la terre où tout périt, nous pouvons sans cesse opposer l’éternité, en vue de laquelle il nous est possible de faire une œuvre impérissable, soit dans notre personne, soit dans celle de nos semblables.

L’Évangile est encore capable de consoler les cœurs affligés, deuxièmement par la certitude qu’ils ne sont pas seuls, mais que quelqu’un les aime et s’intéresse particulièrement à eux. Ce quelqu’un, c’est Dieu, comme Créateur de l’Univers et Père du genre humain, et Jésus Christ comme Sauveur du monde, qui les assiste de leur présence spirituelle. Et cette seconde certitude est le complément indispensable de la première. L’espérance de la vie à venir est assurément sublime et consolante ; mais comme un temps plus long ou moins long nous sépare de sa réalisation, il nous faut, pour le traverser, être soutenus par une force morale. Espérance à venir et secours immédiat, tels sont les éléments nécessaire d’une sérieuse consolation ; et c’est précisément celle que l’Évangile nous apporte.

Après avoir adressé ce trop rapide message de sympathie aux affligés qui peuvent se trouver dans cette assemblée, je voudrais maintenant aborder mon sujet qui est : l’histoire d’une église en pays envahi.

I

L’Église dont il s’agit est celle de Nauroy, dont je devins pasteur il y a quinze ans. Avant de raconter son histoire de guerre, il est bon que nous donnions quelques détails sur ce qu’elle était en temps de paix. Elle constituait alors une paroisse de 330 âmes réparties dans 12 communes du département de l’Aine, au nord de Saint-Quentin, et néanmoins plus agglomérée en quatre foyers principaux, dont le plus important était Nauroy, chef-lieu de la paroisse. Les trois autres, Serain, Montbrehain et Levergies en étaient les annexes. Dans chacun de ces quatre villages, il y avait un temple où j’assurais alternativement le culte. Ne pouvant aller partout chaque dimanche, j’étais remplacé par des membres laïques du troupeau là où je ne pouvais pas être. Nous nous sommes toujours efforcé de développer cette collaboration des laïques, non seulement parce que nous la croyons nécessaire à la vie de l’église, mais encore parce qu’elle fait partie de l’idéal chrétien, qui consiste sans doute en premier lieu à assurer son salut dans le monde à venir, mais ensuite aussi à apporter sa pierre à l’édification du Royaume de Dieu dans le monde présent. Nous avions aussi dans ces diverses localités des moniteurs ou monitrices d’école du dimanche qui assuraient la même continuité en ce qui concerne l’instruction religieuse de l’enfance et de la jeunesse.

Pour chacun de ces groupements, il y avait également des collecteurs et collectrices qui relevaient les cotisations des fidèles et en apportaient le montant à une réunion mensuelle où chacun donnait le compte rendu de sa mission, racontait l’accueil qu’il avait reçu de la part des membres qu’il était chargé de visiter et les objections qu’il avait rencontrées. Le produit de ces cotisations était d’ailleurs insuffisant pour faire vivre la paroisse et il représentait surtout un effort moral de la part d’une population en grande partie ouvrière. L’occupation de ces familles consistait, dans une faible mesure, dans le travail des champs, et, dans une plus grande proportion, dans le tissage et la broderie. Ce travail était faiblement rétribué, depuis 1F pour les jeunes apprentis de treize ans, jusqu’à 3F, 50 par jour pour les ouvriers les plus expérimentés. Dans ces conditions, ces familles vivaient bien modestement, et elles étaient obligées de cultiver, après la journée, de petits jardins pour réduire le prix de la vie. Ces gens jouissaient en général d’une santé peu florissante. Mari, femme et enfants au-dessus de 13 ans, tout le monde travaillait. La journée dans les ateliers commençait à six heures du matin et finissait à six heures du soir. Nous avons souvent plaint de tout notre cœur, principalement les jeunes filles, d’être obligées de se lever à 5 heures par les froides et obscures matinées d’hiver, de déjeuner à la hâte, de s’aller refroidir dans des salles d’atelier encore glacées et de s’abîmer les yeux à la lumière électrique. La nouvelle loi rendra au sommeil des heures qui lui appartenaient légitimement et contribuera, nous l’espérons, à diminuer le contingent de la tuberculose qui, parmi cette jeunesse, était très élevé. On doit attribuer les ravages de cette maladie à la mauvaise nourriture, à la vie séquestrée et au surmenage. C’est qu’en effet, la rentrée au foyer à 6 heures du soir ne marquait pas pour tous la fin de la journée de travail. Les femmes et les jeunes filles rapportaient de l’ouvrage à domicile sur lequel elles demeuraient courbées jusqu’à une heure avancée de la soirée. Quant aux tisseurs qui travaillaient chez eux, ils arrivaient à gagner péniblement 2F, 50 en faisant des journées de 16 heures. Leur métier était généralement installé dans la cave, parce que l’humidité imprégnait le coton et rendait le fil moins cassant. Toutefois il est permis de penser que cette humidité si favorable au tissu l’était beaucoup moins à la santé de l’ouvrier.

Mais revenons à la vie de l’église. Le culte du dimanche, pour avoir sa pleine efficacité, avait besoin d’être complété par des œuvres annexes, au premier rang desquelles se trouvaient les Unions de jeunes filles. Ces Unions, qui comprenaient une section cadette pour les enfants de 8 à 14 ans, et une section aînée pour les jeunes filles au-dessus de quatorze ans, se réunissaient au presbytère, pendant 6 ou 7 mois de l’année. L’intérêt croissant que ces jeunes filles prenaient à leur «  Union  » nous donnait lieu d’espérer que l’interruption de l’été ne serait bientôt plus nécessaire.

Depuis quelques années, nous avions en effet comme attraction de l’été la fête des Unions dont le programme comportait des chœurs, monologues, saynètes. Leur préparation qui durait assez longtemps constituait un grand intérêt pour toute cette jeunesse. Nous pûmes même, pour ces fêtes, obtenir le concours de plusieurs jeunes gens qu’il n’avait jamais été possible de grouper en union ; car le préjugé que la religion est bonne seulement pour les femmes et les enfants les éloignait de tout ce qui se rapporte à l’église dès que leur première communion était faite. L’avenir nous promettait aussi de meilleurs jours à cet égard si les événements n’en eussent décidé autrement.

Quant à l’hiver, il avait aussi sa grande attraction qui était l’arbre de Noël. Dès les premiers jours de novembre, nous commencions les réunions de chant dans un local annexe du temple, la salle de lecture. Elles attiraient au début un auditoire d’une vingtaine de personnes qui était presque doublé vers la fin. On aimait beaucoup le chant à Nauroy. Et ces réunions d’hiver compteront certainement parmi les meilleurs souvenirs que les gens auront emporté de leur église.

Enfin, nous avions aussi une section de tempérance de la Croix-Bleue qui n’avait pas recruté beaucoup d’adhérents mais qui n’en avait pas moins exercé une influence salutaire sur la vie de l’église et sur l’opinion publique du village tout entier. Nous donnions en effet aux enfants de l’église un enseignement anti-alcoolique ; et la section, par ses relations avec le groupe régional et avec le comité national, s’assurait le concours de conférenciers spécialement versés dans la question. L’œuvre éducatrice que constituait dans son ensemble la paroisse de Nauroy présentait donc les plus grands encouragements lorsqu’éclata le fléau qui devait la disperser et compromettre gravement son existence.

II

Le 26 juillet 1914 avait lieu la fête du village. Chacun avait, comme d’habitude, invité ses parents du dehors. Les rues étaient pleines de gens endimanchés et à la mine réjouie. La fête dura trois ou quatre jours comme à l’ordinaire. On entendait bien parler de bruits de guerre ; mais on ne croyait pas qu’une telle horreur fût encore possible à notre époque de progrès et de civilisation ; et chacun était persuadé que la crise se terminerait par un arrangement. L’inquiétude commença cependant à se manifester quand les soldats, revenus en permission pour la fête, furent brusquement rappelés. Quelques-uns d’entre eux, hélas, ne devaient plus jamais revoir ni leurs parents, ni leur village ! Le vendredi 31 juillet, le maréchal-ferrant reçut l’ordre de rejoindre son corps, en qualité d’homme de métier. Le samedi soir, le garde sonnait pour annoncer la mobilisation. Le premier groupe d’hommes partit le dimanche 2 août. Cependant on espérait encore. Ce ne fut que le mardi soir 4 août qu’il fallut se rendre à l’évidence. Le garde sonna de nouveau : tout le monde se précipita anxieux pour l’écouter, et, dans un silence religieux, on entendit cette lugubre annonce : «  L’Ambassadeur d’Allemagne a déclaré la guerre à la France hier soir à 7 heures ½ et il est parti après avoir réclamé ses passeports !  » Cela, c’était bien mettre les gens en face du fait accompli et couper court à toute possibilité d’arrangement. Il serait impossible de décrire la stupeur générale à l’ouïe de cette nouvelle. Adieu chants et danses dans un village naguère encore si gai ! Quelques jours après, je convoquai toute l’église à un culte solennel qui était en même temps un service d’adieux pour ceux qui partaient et je fis ces réflexions qui traduisent les sentiments qui nous étreignaient tous : «  Je regarde souvent le ciel, les arbres ; j’entends le chant des oiseaux et je dis : pourtant, c’est toujours la nature du bon Dieu ! Son soleil continue à nous éclairer ! Tout demeure à sa place ! Et cependant, nous savons que pour nous la face du monde est changée. Le travail est suspendu ; «  toutes les administrations sont désorganisées ; un grand nombre d’hommes sont partis, et les cœurs anxieux se disent : les verra-t-on jamais revenir ? – Un voile de deuil s’est abattu sur le pays ; la frivolité a disparu subitement ; tout un peuple est devenu grave et sombre du jour au lendemain.  »

Prévoyant la misère, la famine et les horreurs de l’invasion, j’exhortai les fidèles à mettre leur confiance en Dieu qui ne pouvait abandonner un peuple victime d’une lâche agression. Je conclus aussi que Dieu était appelé à reprendre la place laissée vide par la disparition des plaisirs. Et de fait, un peu partout, une vague de sentiment religieux poussa les gens concernés vers les églises. Il y eut aussi des manifestations d’un courant opposé, telle cette vieille femme que nous vîmes éclater en sanglots dans la rue en s’écriant : «  Ah ! S’il y avait un Dieu, il ne permettrait pas de pareilles choses !  » Ce fut souvent un thème de prédications tout indiqué : dieu n’est pas l’auteur de la guerre, engendrée par la seule folie de l’homme et par sa révolte ouverte contre les ordres les plus formels de l’Écriture. Non seulement il ne l’a pas voulue, mais nous avons en lui cette confiance qu’il fera tourner cette épreuve au salut de l’humanité.

Le 19 août, j’étais appelé à présider une cérémonie funèbre, qui, pour une paroisse qui allait être prochainement envahie, devait être unique en son genre. Un conseiller municipal de Montbrehain, mobilisé le long de la ligne du chemin de fer avait été retrouvé tué. Y avait-il déjà des espions allemands qui circulaient à ce moment-là ? Personne ne le saura jamais. Le malheureux, âgé de 43 ans, laissait une veuve et une petite fille. Le député Deguise, trois officiers du 10e territorial et une trentaine de soldats du même régiment vinrent à son enterrement, et, dans des discours qu’ils prononcèrent au cimetière, le député et un capitaine rendirent hommage au premier soldat de la région mort pour la patrie, et ils présentèrent à la veuve les condoléances du gouvernement et de l’armée.

Les jours suivants, on continua à attendre avec impatience tous les matins l’arrivée du marchand de journaux de Saint-Quentin, qui nous apportait des nouvelles de la guerre ; nouvelles qu’on pourrait presque qualifier de mensongères, attendu que par des phrases savamment cuisinées, on s’efforçait de nous dissimuler l’avance des Allemands en Belgique. Cependant, le son du canon commençait à se faire entendre, sourd, à l’horizon. «  On tire  », disait-on, «  afin d’exercer les chevaux !  »

L’arrivée des civils fugitifs de Belgique commença à nous faire comprendre que les choses n’allaient pas aussi bien que les journaux se plaisaient à nous le représenter. Un bon nombre de ces fugitifs furent logés dans notre salle de lecture, à côté du temple ; d’autres le furent dans des écoles communales. «  Charleroi est en flammes !  » disaient-ils. Un jeune garçon de 14 ans pleurait : il avait vu fusiller, sous ses propres yeux, son père et sa mère. Ce fut alors la retraite de l ’armée anglaise. Pendant plusieurs nuits, de lourds camions, éclairés de lumières de couleurs et faisant un bruit semblable à un chemin de fer, défilèrent à la lisière du village. Ma femme servit d’interprète à beaucoup d’officiers et de soldats anglais pour leur procurer les vivres dont ils avaient besoin. La nuit du 26 au 27 août, vers une heure du matin, je questionnai un soldat anglais. Il me répondit que l’ennemi n’était plus qu’à environ deux milles (3 kilomètres). Le 27, de 4 à 9 heures du matin, nous vîmes défiler sans interruption l’infanterie anglaise dans la direction de Péronne. Ils paraissaient tous très fatigués. Certains même dormaient en marchant. Il y avait eu, disait-on, un combat victorieux pendant la nuit et l’ennemi était repoussé à 25 kilomètres. Une arrière-garde anglaise d’une centaine d’hommes resta à Nauroy. On leur permit de se loger dans les fermes et d’y prendre du repos. Le maréchal French lui-même était installé dans le château de Nauroy et était en train de prendre sa douche matinale, lorsqu’un exprès vint lui apporter une dépêche ainsi conçue : «  germans in estrées. » = Les Allemands à Estrées. Estrées était un village situé à 3 kil. de Nauroy. Il était 9 heures ½, il n’y avait pas un instant à perdre. Le maréchal partit avec son escorte, l’alerte fut donnée aux soldats en repos et ils se mirent en mesure de défendre le village. Quoique ignorant ces nouvelles, une partie de la population civile de Nauroy avait commencé à prendre le chemin de la fuite. Les soldats anglais avaient en effet semé l’épouvante en racontant que partout où ils avaient dû céder le terrain à l’ennemi, celui-ci avait fusillé sans pitié hommes, femmes et enfants et mis le feu aux villages. Ces rapports me parurent invraisemblables, et je pensai que s’il y avait un réel danger, le maire recevrait des ordres pour évacuer le village. Ces ordres ne venant pas, je jugeai qu’il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre les événements de pied ferme. À dix heures du matin, je me trouvais encore sur la porte du jardin, lorsque retentit un premier coup de feu qui passa presque inaperçu. Comme on discutait sur ce que ce pouvait être, un second coup se fit entendre et ne laissa plus guère de doute. J’envoyai ma famille à la cave. À ce moment, une jeune fille s’enfuyant éperdue avec son paquet se précipita chez moi : son entrée fut accompagnée de l’arrivée d’un schrapnell qui vint s ’aplatir contre la porte que je refermai vivement. Je l ’exhortai à se réfugier dans notre cave ; mais elle préféra continuer sa fuite périlleuse à travers champs. Je descendis alors moi-même à la cave où nous entendîmes le bombardement faire rage. Les obus sifflaient et éclataient de toutes parts. Il y avait probablement de l’autre côté du canal de Saint-Quentin de l’artillerie anglaise qui répondait au feu ennemi tout en se repliant dans la direction de Péronne. Quant aux fantassins restés à Nauroy, ils se défendirent vaillamment, s’abritant derrière les haies et les murs des maisons et tirant sans relâche ; mais ils n’étaient évidemment pas en force pour opposer une résistance efficace. On en vit un traverser le jardin en courant, la figure ensanglantée. Au bout d’une heure, le feu cessa. Nous entendîmes des pas de chevaux, et, presque aussitôt, prononcer d’un ton sec et tranchant auquel nous n’étions pas habitués le mot «  Kavalerie  ». Je m’approchai du soupirail et j’aperçus les casques à pointes. Je ne les avais encore jamais vus, mais cet emblème me suffit pour les identifier. Ils s’éloignèrent au galop dans la direction du canal : c’était sans doute une patrouille en reconnaissance. Le calme se prolongeant, je remontai pour visiter la maison et m’assurer qu’il n’y avait nulle part de commencement d’incendie : tout était intact. Par une fenêtre de la salle à manger, j’aperçus seulement de la fumée dans le jardin : je m’y rendis immédiatement, enjambant les branches tombées des arbres qui jonchaient le sol. Un obus avait traversé un petit pavillon qui me servait de bureau. La tête était venue s’abattre sur la table au milieu de divers livres et papiers qui continuaient à se consumer lentement. Je m’occupais à éteindre le feu lorsqu’une nouvelle détonation m’annonça que le bombardement recommençait. Je saisis promptement la masse fumante et la précipitai dans le tonneau à l’eau de pluie ; puis je revins à la maison à travers une grêle de schrapnells dont, heureusement, aucun ne m’atteignit. Je ne rapportais qu’une Bible et un livre de sermons légèrement consumés qui, pendant la seconde partie du bombardement qui dura encore une heure, me servirent à consoler ma famille épouvantée. Vers midi, lorsque le feu parut cesser définitivement, nous remontâmes. Derrière une lucarne du grenier, j’aperçus les rues pleines d’Allemands. On entendait des coups de sifflet stridents, des commandements secs et durs, prononcés dans une langue pleine d’articulations gutturales, et sur un ton qui les faisait ressembler à des cris de rage de bêtes fauves. Tout cela n’était rien moins que rassurant. Les rapports des Anglais nous revenaient à la mémoire, et nous nous disions : «  Aux mains de quelle horde sauvage sommes-nous tombés ?  » Nous nous trouvions sans pain. La bonne s’enhardit à traverser toute cette cohue pour aller chez le boulanger. Hélas ! Elle trouva cette maison sens dessus dessous et remplie d’Allemands. Quant à la fournée, elle avait été enlevée ! Force fut de revenir bredouille et de se passer de pain pendant 48 heures.

Nous avons jusqu’à présent jugé les événements à un point de vue individuel, le seul possible tant qu’on n’a pas repris contact avec le monde extérieur pour savoir ce qui s’est passé. Voici donc comment les événements s’étaient déroulés : les batteries allemandes, postées à la sortie de Joncourt, village situé à 3 kil. de Nauroy, avaient lancé leur premier obus incendiaire sur l’atelier principal du village, la maison Boudoux frères, et l’avaient réduite en cendres. À leur arrivée à Nauroy, les Allemands eux-mêmes éteignirent le feu, mais il ne restait rien que des machines tordues par la chaleur : les immenses provisions de coton qui auraient fourni du travail tout l’hiver à la population étaient consumées avec les bâtiments qui les renfermaient. Ils s’efforcèrent d’expliquer de diverses manières cet acte de vandalisme. Pour les uns, c’était un simple accident ; pour d’autres, on avait bien visé la cheminée de l’atelier, mais c’était pour atteindre les Anglais qui, pensait-on, l’y étaient réfugiés ; d’autres enfin y voyaient un acte de socialisme : c’était pour frapper un capitaliste. En réalité, cela faisait partie du plan général qui consistait à anéantir l’industrie française. Quant à la population du village, elle s’était enfuie presque entièrement à travers champs dès les premiers coups de canon : il n’était guère resté plus de deux cents personnes. Cette fuite sous la grêle du feu ennemi était bien la plus grande imprudence qui se pût commettre. Par un miracle incompréhensible, il n’y eut cependant qu’une seule victime dont nous parlerons tout à l’heure. Beaucoup allèrent chercher un refuge sous la voûte du canal souterrain de 5 kilomètres qui est recouverte par endroits d’une couche de terre de plus de 20 mètres d’épaisseur. Ils se trouvèrent ainsi à l’abri des engins les plus destructeurs. D’autres arrêtèrent leur fuite dans les villages les plus proches. D’autres enfin, voulant à tout prix échapper à la domination ennemie, continuèrent à fuir d’étape en étape jusqu’à Beauvais et même jusqu’en Normandie. Les fatigues et les souffrances qu’endurèrent ces malheureux fugitifs furent telles que la plupart d’entre eux, pris de nostalgie, aspirèrent à rentrer dans leurs foyers. Ils refirent donc en sens inverse le pénible voyage et reprirent possession de leurs maisons, tout heureux et tout aise de les retrouver encore à leur place. À part l’atelier, dont la disparition privait le village de son gagne-pain et devait rendre plus difficile sa reconstitution après la guerre, les dégâts avaient, en effet, été modérés. Il y avait certes des toits troués, des brèches plus ou moins importante dans les murs de certaines maisons ; mais la population se mit en devoir de les réparer et elle en vint facilement à bout. Les portes des maisons abandonnées avaient aussi été enfoncées : tout ce qu’elles contenaient avait été mis dans un désordre indescriptible et la soldatesque avait fait main basse sur tout ce qui pouvait la tenter. Malgré cela, les gens purent se rétablir confortablement chez eux et n’eussent demandé qu’à en être quitte à aussi bon compte.

Après avoir un peu anticipé sur les événements, revenons maintenant au jour de l’invasion. Les Pruscos, comme on les appelait alors, campèrent partout dans les pâtures. Je les vis, ici s’emparer d’un immense tas de fagots dont le propriétaire aurait eu assez pour passer son hiver, là démolir un hangar qui servait à abriter les vaches. Tout leur était bon et personne n’eût osé esquisser le moindre geste de protestation. Tout cela leur servit à allumer des feux de bivouac, une fois la nuit venue, et leur lueur sinistre éclaira le ciel tout le tour du village. Dans une pâture en face de chez moi, ils grillèrent un cochon et l’entourèrent en chantant d’un air triomphateur, avec une voix juste, en mesure et en parties, mais qui transperçait nos cœurs de tristesse. Quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître dans cet air celui d’un de nos cantiques ! Je me demandai bien ce que le christianisme pouvait avoir à faire avec cette scène d’un caractère plutôt réaliste. Mais je devais, par la suite, faire plus ample connaissance avec la religion allemande ; et pour n’avoir pas à y revenir, je vais vous l’esquisser en quelques traits. Sans doute l’Allemagne est en partie protestante, en partie catholique et en partie israélite ; mais en dessous de ces étiquettes religieuses, il y a une conception commune à tous et que j’appelle la religion allemande. Cette religion est avant tout une religion nationale : elle s’inspire de la religion au temps de Moïse et de David. Le peuple allemand est le peuple élu de Dieu. Les autres peuples sont les Gentils ou païens dont on peut impunément violer les sanctuaires en faisant du feu avec ce qu’ils contiennent, en y logeant des troupes, voire même des chevaux. Le culte allemand étant le seul culte agréable à Dieu, on peut pour le prétexte le plus futile suspendre celui des Gentils et refuser à ses ministres les laisser-passer nécessaires à son exercice. L’empereur allemand est l’Oint de l’Éternel, son serviteur David qui doit conquérir toute la terre par les armes et la soumettre à l’obéissance de Dieu. Véritable fléau de Dieu, il a été envoyé par lui pour châtier la France de son impiété. Dieu n’abandonne jamais un soldat allemand, mais il le protège per fas et nefas du fait même qu’il appartient à son peuple. Au milieu de vos soulographies, actes immoraux, brigandages, vols et assassinats, chantez avec assurance, peuple saint, vos louanges à l’Éternel, car il est avec vous !

La scène nocturne qui nous suggère maintenant ces réflexions nous fit, à ce temps-là, rêver que nous étions subitement transportés à la lisière d’une forêt vierge en présence d’un comportement indien. Enfin, heureusement pour nous, ce n’étaient tout de même pas des chasseurs de chevelure. À Riqueval cependant, à 1 800 mètres de chez nous, ils déshabillèrent complètement un Anglais et dansèrent une ronde autour de lui, en l’abreuvant de sarcasmes. Puis ils firent bouillir de l’eau dans une lessiveuse sur le poêle d’un cabaret dont les habitants épouvantés s’enfuirent pour ne pas voir la suite. On assure qu’ils ébouillantèrent le malheureux et l’ensevelirent à quelques pas de là.

Dans la bataille de Nauroy, les Allemands avaient eu 40 morts qu’ils enlevèrent vivement afin que le public n’en sût rien. Par un reste de respect pour la réalité, ils en enterrèrent tout de même un au Calvaire, en compagnie de deux Anglais qui paraissent avoir été les seules victimes de ce combat, du côté allié. Six Anglais furent faits prisonniers et ramenés à la mairie, d’où ils furent ensuite dirigés ailleurs. Dans plusieurs villages des alentours le maire fut ligoté et couché en joue pendant plusieurs heures. À Bellenglise, commune de ma paroisse, un de leurs soldats fut constaté manquant. Aussitôt, ils s’en prirent à la population civile et incendièrent systématiquement toute une rue. À Lesdins, autre commune de ma paroisse, un de leurs chefs, blessé mortellement fut achevé et mutilé par un batelier de nationalité étrangère. Ils se vengèrent d’abord sur la maison la plus rapprochée qu’ils incendièrent, et, quand le propriétaire parut, ils le fusillèrent à bout portant. Ils continuèrent ensuite à mettre le feu à tout une longue rue. À Madagascar, nom donné à une ferme isolée sur la route de Serain, ils rencontrèrent un homme qui ramenait deux vaches : ils en réquisitionnèrent une, et comme celui-ci parlementait avec eux pour leur donner plutôt l’autre, ils le tuèrent sans autre forme de procès.

À Nauroy même, nous en fûmes quitte pour la peur. On avait certes été bien prudent. La veille de l’invasion, la garde avait sonné que tous ceux qui possédaient des armes devaient les apporter à la mairie où elles leur seraient rendues à la fin des hostilités. Le lendemain de l’invasion, je réparais une porte de jardin abîmée par le bombardement lorsque quelqu’un de la mairie vint m’avertir de cesser le bruit, de crainte que les Allemands ne prissent mes coups de marteau pour des coups de feu. Malgré cette excessive prudence, nous n’en faillîmes pas moins passer un beau quart d’heure. Le commandant de la place était alors logé chez le curé du village lorsque retentit un coup de fusil, un vrai celui-là ! Le commandant se lève furieux et annonce au curé qu’il allait lui faire voir le coq rouge. Savez-vous, dit-il, ce que c’est que le coq rouge ? – Non ? – Eh bien, je vais choisir 50 habitants, hommes, femmes ou enfants, les fusiller sur la place, expulser le reste et mettre le feu aux quatre coins du village. Avant de mettre à exécution ce sinistre projet, il consentit tout de même à faire une enquête : il se trouva qu’un de ses soldats avait déchargé sa carabine dans la cour de l’école par plaisanterie. Le commandant se borna alors à faire sonner ses ordres par le garde. Il fallait déposer immédiatement à la Mairie les armes qu’on pouvait avoir conservées chez soi. Fusillés seraient tous ceux qui, passé ce jour, seraient encore trouvés en possession d’armes. Fusillés également seraient tous ceux qui donneraient asile à un soldat français, belge, ou anglais.

C’est au milieu de toutes ces terreurs qu’on vint me prévenir qu’une de mes paroissiennes avait été trouvée morte dans un champ, précisément l’unique victime civile dont nous avons parlé précédemment. Il fut convenu que l’enterrement aurait lieu le lendemain matin. Au jour et à l’heure dits, je me rendis en compagnie du garde, du menuisier et de ses aides, de deux représentants de la famille et du curé de la commune qui, connaissant un peu la langue allemande, alla parlementer avec les chefs d’un campement pour obtenir libre accès auprès du corps de la défunte. Car personne n’eût osé s’aventurer hors du village sans cette précaution élémentaire. Je trouvai la pauvre vieille, une femme de 77 ans, étendue la face contre terre, la tête coiffée d’un bonnet blanc, et tenant encore à la main un panier noir à couvercle qui renfermait quelques tranches de pain qu’elle avait été mendier. Un trou encore ensanglanté au-dessus de l’œil droit indiquait qu’un schrapnell lui avait traversé la tête pendant qu’elle fuyait à travers champs. Je lus quelques versets pendant que le menuisier et ses aides procédaient à la mise dans le cercueil. Le cortège solitaire fit ensuite la traversée déserte du village. On passa devant le temple, mais on jugea qu’il était imprudent de s’y arrêter et on s’achemina directement vers le cimetière. Là, je lus encore quelques versets de l’Écriture Sainte et je terminai par une prière cette triste cérémonie. Tout cela avait eu lieu au son assourdissant du canon, car une bataille importante se livrait alors au sud-est de Saint-Quentin, à peine à 20 kil. de nous. Tout le monde était énervé et avait le cœur malade de ce feu roulant ininterrompu : on était sobre de paroles et la consternation se lisait sur tous les visages.

Sous l’empire de ces tragiques événements, nous avions perdu la notion du temps. Dans la matinée du 31 août, je me risquai, avec précautions, à faire quelques visites à mes paroissiens ; je dis «  avec précautions  », car les hommes rencontrés dans les rues risquaient fort d’être réquisitionnés pour des corvées, enterrements de morts ou creusement de tranchées sur le front. Je désirai consulter mes paroissiens sur l’opportunité de célébrer notre service ordinaire du dimanche après-midi. Ils m’apprirent, à mon grand étonnement que le dimanche était passé et que nous étions au lundi. D’ailleurs, me dirent-ils, vous n’avez rien à regretter, car vous n’auriez eu personne.

Pendant que la population était ainsi frappée de stupeur, l’armée ennemie menait joyeuse vie. Ces messieurs tuaient les vaches, en prenaient les meilleurs morceaux et en abandonnaient le reste dans les pâtures, où elles entrèrent en décomposition en attendant que quelqu’un pût se charger de les enfouir. Les basses-cours n’étaient pas mieux traitées : mon jardin fut à un moment donné parsemé de têtes de poules et de canards qu’ils avaient abattues à coups de hache dans une ferme voisine. Les caves étaient mises à sac de la même manière et le bon vin de France coulait généreusement. Ces gens-là ne tarissaient pas d’éloges sur la richesse de la France : jamais ils ne s’étaient vus à pareille fête. Ils étaient tous persuadés qu’ils marchaient à la conquête de Paris. La France allait être anéantie dans quelques jours ; ils se retourneraient ensuite contre la Russie qu’ils ne craignaient pas, car elle avait été battue quelques années auparavant par le tout petit «  Jupon  » (ce sont leurs propres expressions). Enfin, ils prendraient Calais, et de là ils bombarderaient «  London  ». L’Angleterre qui avait été tenue deux ans en échec par le petit peuple boër, ne serait pas non plus de taille à leur résister. Ils étaient amplement persuadés que c’était nous qui leur avions déclaré la guerre, et ils croyaient faire œuvre de justice en nous châtiant de notre folle témérité. Pourtant les affiches de la mobilisation portant la date du 2 août commencèrent à soulever quelques doutes dans leur esprit. Enfin les envahisseurs partirent pour poursuivre leur marche triomphante vers Paris. Ils étaient escortés d’autobus qui portaient comme enseigne ces mots écrits à la craie : «  Berlin – Brüssel – Paris  ». Déjà un service de tramways régulier !

Délivré de la présence des oppresseurs qui l’avaient terrorisé pendant quelques jours qui parurent des semaines, le village respira à son aise. Pendant 15 jours on n’en vit presque plus : nous eûmes comme l’illusion d’un retour à la liberté et l’on se disait : où sont-ils donc passés ? Notre culte fut rétabli. Les fugitifs du 27 août, à part une cinquantaine de personnes qui restèrent définitivement en France, revinrent tous les uns après les autres. Les femmes menèrent à peu près à bonne fin les travaux de la moisson. Et, pour couronner dignement ce paradis retrouvé, le mercredi 16 septembre, à dix heures du matin, nous vîmes, avec une joie indescriptible, arriver les dragons français. Ils nous annoncèrent la victoire de la Marne : le pays allait être complètement nettoyé de l’ennemi d’ici le 25. «  Nous faisons la balayette  », disaient-ils, «  vous n’en verrez plus un seul.  » Hélas ! cette espérance devait être de courte durée. Toute l’après-midi, nous examinâmes avec des longues-vues les péripéties du combat qui se déroula à 8 kil. de nous, entre les hauteurs qui dominent le canal et les abords de Saint-Quentin. On voyait très distinctement la flamme sortir des pièces de canon. Les jours suivants, ce fut le calme plat : par conséquent, nos troupes avaient échoué dans leur tentative de reprendre la ville. Le dimanche 20 septembre vers onze heures, une compagnie de cyclistes français arriva encore à Nauroy, mais c’était la fin de l’éclaircie. «  Nous sommes – dirent-ils – obligés de nous replier devant des forces supérieures  » ; et ils disparurent dans la direction de Péronne. À 2 heures de l’après-midi, les uhlans apparurent à une crête qui formait la lisière sud du village. L’invasion allemande s’abattait de nouveau sur nous, implacable, pour une durée de quatre ans. Ce jour-là fut encore un jour de deuil où il fut impossible de réunir un auditoire. Les uhlans s’étaient en effet emparés des quelques civils qu’ils avaient rencontrés et les avaient forcés à marcher au-devant d’eux, soit pour leur indiquer la route, soit pour leur servir de rempart en cas d’attaque imprévue. On comprend alors que chacun se terrât soigneusement chez soi. L’interminable défilé de l’armée d’invasion se poursuivit sans relâche. On avait la tête malade du bruit des voitures qui se succédaient nuit et jour sans interruption. Le 25 septembre, qui, d’après les dragons français, aurait dû être le jour de la délivrance totale, fut, amère dérision, celui où nous fûmes le plus copieusement envahis : 4 000 hommes logèrent dans notre village. Pour ma part, j’en avais 25 dans mon jardin avec 9 chevaux qui passèrent la nuit dans la cour. La moisson fut largement mise à contribution. Des gerbes toutes chargées de grain jonchèrent le sol et servirent de litière soit à leurs hommes, soit à leurs chevaux. Il y eut ainsi de toutes parts un gaspillage effréné.

Notreculte devait encore être interrompu une fois, le 11 octobre, par l’arrivée de deux colonnes de ravitaillement formant ensemble une garnison de 200 hommes qui s’établit à demeure à Nauroy pour environ deux mois. Je me rendis quand même au temple et je n’y trouvai que la concierge avec une ou deux jeunes filles. Je leur lus un chapitre et nous nous séparâmes après avoir décidé la réouverture de l’école du jeudi au presbytère. Elle devait avoir lieu à peu près régulièrement jusqu’à l’évacuation. Le dimanche suivant, ce furent les Allemands eux-mêmes qui assurèrent la célébration du culte. Vers la fin de la semaine, le capitaine d’une des deux colonnes me dépêcha un jeune docteur pour m’informer qu’il voulait envoyer leurs hommes au temple en corps constitué. Ils avaient un orchestre composé d’un violon, d’un violoncelle et d’un saxophone. Le docteur devait tenir l’harmonium. Il arrêta avec moi le choix des cantiques, et, à l ’heure dite, les hommes des deux colonnes entrèrent en rang dans le temple précédés de leurs chefs. Ils emplissaient le temple. Quelques bancs, dans le chœur et en avant, avaient été réservés pour les civils qui se hasardèrent tout de même à venir et ne furent qu’une infime minorité qui disparaissait comme submergée par la masse teutonne. Beaucoup pleuraient à voir ainsi leur temple envahi jusqu’à la tribune ; mais cela eut tout de même pour effet d’ancrer dans l’esprit des gens qu’on avait désormais le droit de célébrer le culte sans être taxé d’attroupement séditieux. Ce genre de culte mixte, si je puis l’appeler ainsi, eut encore lieu une fois, 17 jours après. Le mois d’octobre 1914 fut marqué par la première offensive de la Somme. Tous les jours on entendait une furieuse canonnade dans la direction de Péronne et on continuait à espérer la délivrance prochaine, mais ce fut en vain. La période de l’invasion, du chaos et de l’arbitraire va prendre fin pour faire place à celle de l’organisation qui devait durer presque deux ans et demi jusqu’à l’évacuation du village.

III

Vers le 21 octobre, arrivait en effet au Câtelet, qui était notre chef-lieu de canton, la Commandanture d’étape. C’était une administration militaire qui régissait les territoires situés au-delà de 30 kilomètres du front. Il y eut, dans chaque chef-lieu de canton une Commandanture qui avait à sa tête un commandant assisté d’un lieutenant et d’un sergent-major avec quelques employés de bureau. Il y avait aussi un juge, trois gendarmes et une prison pour les civils réfractaires aux ordres de la Commandanture. Au-dessus de la Commandanture, il y avait l’Inspection qui gouvernait toutes les Commandantures d’une région équivalant en étendue à un de nos départements.

Au-dessus de l’Inspection, il ne nous fut jamais permis à nous, faibles mortels, de savoir s’il y avait encore quelque chose. Le rôle de la Commandanture fut d’exercer la discipline en ce qui concerne la circulation des civils, le fonctionnement des écoles, la culture des champs, la réquisition des denrées jugées nécessaires et la réquisition des travailleurs civils. Le règlement de la circulation qui devint de plus en plus sévère avec le temps fut, en moyenne, le suivant : Nul ne pouvait sortir de sa commune sans être muni d’un laisser-passer. Les limites de chaque commune étaient déterminées par des poteaux établis le long des routes. Le domicile de chacun était constaté d’une manière indiscutable par la carte d’identité dont il devait toujours être porteur, et qu’il devait présenter à toute réquisition des gendarmes et des policiers. Le laisser-passer blanc à destination d’une commune du canton coûtait 0,F10 et était délivré par la commune sur des formulaires fournis en nombre restreint par la Commandanture, ce qui obligeait les maires à éliminer toute demande de laisser-passer insuffisamment motivée.

Le laisser-passer rouge à destination d’un canton limitrophe coûtait 1Fr et était délivré par la Commandanture elle-même aux intéressés qui devaient aller le solliciter au bureau du Câtelet à 7 kilomètres de chez nous Toutes les demandes n’étaient pas agréées, à beaucoup près. Lorsqu’on voulait aller au-delà d’un canton limitrophe, il fallait un laisser-passer vert de 5F qui ne pouvait être délivré que par l’Inspection. L’obtention de ce laisser-passer était extrêmement difficile. Bien des gens apprirent la maladie et la mort de leurs proches sans obtenir la permission d’aller leur dire un dernier adieu. Si on était surpris sur une route sans laisser-passer, on était traduit devant le

Conseil de guerre et condamné à un emprisonnement qui pouvait varier de quelques jours à un mois. Ce régime, si ennuyeux qu’il fût, eut cependant l’avantage d’assurer la sécurité des voyageurs sur les routes. Jusqu’à ce qu’il eut été institué, vous étiez en effet livré au bon plaisir et à l’arbitraire des troupes de passage. Combien d’hommes furent ainsi expédiés en Allemagne et emprisonnés comme francs-tireurs ; d’autres furent expédiés au front pour enterrer des morts ou creuser des tranchées ; d’autres furent, sans jugement, massacrés comme espions. Avec le laisser-passer de la Commandanture, le voyageur civil fut mis à l’abri de ces coups du hasard.

Tous les jours, les gardes des communes devaient se rendre à la Commandanture afin de recevoir les ordres et de les transmettre aux habitants. Tous les samedis, il y avait réunion des maires sous la présidence du commandant. Ces réunions avaient généralement pour objet la levée des impôts, le travail des champs, la réquisition des denrées ou des travailleurs. Les pauvres maires occupaient une situation peu enviable. Responsables de tous les délits qui pouvaient se commettre dans leur commune contre la loi allemande, ils risquaient à tout moment de fortes amendes, la déportation en Allemagne, ou même la mort.

La population civile fut donc ainsi soumise à une exploitation méthodique et peu à peu soulagée de tout ce qu’elle possédait.

Lorsque le régime de la Commandanture fut suffisamment affermi pour que les voyages redevinssent possibles en toute sécurité, je réorganisai le service des annexes et il put ainsi fonctionner d’une manière à peu près régulière pendant environ deux ans. Naturellement je fus obligé de me soumettre au régime des laisser-passer qui ne me furent jamais délivrés pour plus de deux jours consécutifs. J’étais obligé d’aller les solliciter au Câtelet, la plupart de mes communes étant en dehors des limites du canton, ce qui constituait un surcroît de fatigue et une perte de temps appréciable. Néanmoins on ne plaignait ni son temps ni sa peine quand il s’agissait d’apporter une parole de consolation aux frères asservis. Avec quelle joie ils me voyaient arriver, alors qu’eux-mêmes étaient bloqués dans leurs communes et ne voyaient presque jamais personne ! On n’eût souhaité qu’une chose, c’eût été de posséder jusqu’à la fin ce reste de liberté, encore qu’il fût parcimonieusement accordé !

Le 26 mai 1916, je fus appelé à la Commandanture du Câtelet pour une circonstance bien pénible. Trois Anglais qui avaient perdu de vue leur armée avaient cherché un refuge chez les habitants pour échapper à la triste condition des prisonniers de guerre. Bien que des affiches leur promissent la vie sauve s’ils se rendaient avant le 30 avril, ils n’eurent pas confiance ou ils espérèrent que leur retraite ne serait pas connue. Mais quand la date fatale fut passée, ils furent dénoncés et amenés à la prison du Câtelet. Le maire de la commune de Villeret ainsi que les habitants qui leur avaient donné asile furent condamnés à dix ans de forteresse en Allemagne. Quant aux Anglais, ils furent condamnés à mort en qualité d’espions. Le 26 mai à 5 heures du soir, j’arrivai à la prison du câtelet où je fus reçu par le juge. Il me conduisit dans la cour où se trouvaient trois cachots renfermant chacun un Anglais assis sur du foin ressemblant plutôt à des étables d’animaux domestiques. Il ouvrit successivement les trois portes et lut en français sa sentence à chacun des trois prisonniers et j’étais chargé de la leur traduire en anglais. On leur annonçait qu’ils étaient condamnés à mort et qu’ils devaient être fusillés le lendemain matin à 6 heures. Assis sur le foin quand on ouvrit leur cachot, ils se levèrent pour écouter la lecture et la traduction de leur sentence. À l’ouïe de cette nouvelle deux d’entre eux éclatèrent en sanglots et manifestèrent les signes d’un affreux désespoir, mais le troisième resta calme et digne et fit un signe de tête comme pour remercier de la communication. Le juge me permit de causer avec eux, ce que je fis jusqu’à l’arrivé de M. le curé de Gouy qui s’entretint avec celui des trois qui était catholique pendant que je continuai à converser avec les deux autres. Ceux-ci se ressaisirent peu à peu et cherchèrent dans la foi chrétienne la force morale nécessaire pour affronter la mort. Nous nous retirâmes à 10 heures, heure légale de la retraite et, le lendemain matin à 5 heures ½, nous nous trouvâmes de nouveau auprès d’eux. Ils avaient passé la nuit à prier et à chanter des cantiques, me dirent-ils. Ils avaient aussi écrit à leurs familles diverses lettres dont la Commandanture s’empara. Ils en chantèrent encore en notre présence deux qui correspondent aux cantiques suivants :

Seigneur donne-moi des ailes

Pour m’élever par la foi

Jusqu’aux rives éternelles

Où je vivrai près de toi

Et :

Debout, soldats du Christ,

Le Maître nous appelle !

Avant de nous quitter, ils protestèrent contre l’iniquité de leur condamnation. «  Nous ne sommes pas des criminels, nous sommes de braves soldats anglais, de pauvres innocents condamnés à mort.  »

On nous fit attendre devant la prison le retour du chariot qui devait les conduire au cimetière. Nous vîmes défiler avec un frisson d’horreur les 14 hommes qui étaient chargés de les fusiller.

Peu de temps après nous entendîmes la sinistre détonation qui avait mis fin à leurs jours. Liés à des poteaux contre le rempart du Câtelet, ils expirèrent aux cris de : «  Vive la France ! Vive l’Angleterre !  » Quand le chariot descendit, nous le suivîmes. Ils avaient été mis dans des cercueils en bois blanc qui laissaient filtrer le sang et celui-ci se répandit tout le long du chemin en une traînée rouge accusatrice qui s’élevait jusqu’au ciel en témoignage contre la justice barbare qui l’avait répandu. Les malheureux furent enterrés à l’entrée du cimetière, à une place d’honneur. Le lendemain qui était un dimanche, ce fut comme une procession au cimetière de toute la population civile du Câtelet et leurs tombes furent couvertes de fleurs.

Pénétrée d’horreur à la pensée de ce triple crime, elle traita tous les Allemands avec une grande froideur. Le commandant se plaignit amèrement de ce que toutes les portes se fermaient à son approche afin qu’on ne fût pas obligé de le saluer. C’est à peu près vers cette époque que se plaça l’épisode dit de «  l’armée du salut  » qui contraste par sa note comique avec l’événement tragique que nous venons de relater. Tous les habitants, les hommes principalement, étaient tenus de saluer les officiers allemands. Ceux qui contrevinrent à cet ordre furent amenés à la prison du Câtelet. Là, on les conduisait sur la place deux fois par jour et un officier leur faisait la théorie du salut. Puis il allait se placer un peu plus loin tandis qu’un caporal restait avec eux pour les commander. Ils devaient alors défiler un à un et saluer l’officier lorsqu’ils passaient devant lui. Je vis moi-même manœuvrer ce bataillon que les habitants appelèrent par dérision «  l’armée du salut.  » Peu de jours devaient s’écouler avant que je fusse de nouveau appelé au Câtelet.

Un 4e Anglais, qui avait réussi à fuir dans un bois au moment de l’arrestation de ses camarades, y demeura un certain temps attendant l’arrivée d’un aviateur qui devait venir l’enlever en France. Le libérateur tardant à venir, le ravitaillement de notre fugitif devenait difficile et mettait en péril le maire de la commune et les habitants dévoués qui s’en chargeaient. De plus, le malheureux, sans abri, était exposé aux intempéries de l’atmosphère et n’avait que le sol en guise de lit pour se reposer la nuit. Croyant éviter la peine de mort en se rendant volontairement, il se fit conduire par le garde et le nouveau maire à la Kommandantur du Câtelet. Mais hélas les bourreaux furent inexorables. Le 30 mai à 5 heures de l’après-midi le juge m’introduisait dans la cellule d’un homme de haute stature, aux yeux bleus, plein de distinction, au regard doux et pétillant d’intelligence. - Je n’eus pas à lui communiquer sa sentence, car il parlait admirablement le français et en avait reçu avis avant mon arrivée.

– Il parlait aussi couramment le patois du pays. Néanmoins nous parlâmes presque toujours en anglais afin de n’être pas compris des hommes du poste qui se tenaient dans la pièce voisine. Il était sergent et fils d’un officier de l’armée anglaise. Comme il devait être exécuté le soir à dix heures, nous pûmes converser ensemble pendant cinq heures. Il me raconta les péripéties de son procès. Je n’ai voulu, dit-il, leur donner aucune satisfaction.

– N’aviez-vous pas vu les affiches promettant la vie sauve aux Anglais qui se rendraient avant le 30 avril ? – Parfaitement ! – Pourquoi donc ne vous êtes-vous pas rendu ? – Parce que ce n’est pas le devoir d’un soldat anglais de se rendre. Et puis, je ne vous ai pas crus ! – Qu’espériez-vous donc à demeurer ainsi caché ?

– Que mon armée passerait et que je pourrais la rejoindre ! – (Ricanements des juges.) (Contre ricanements de l’accusé) – Oui, oui, mon pays gagnera et vengera mon sang ! – Et pourquoi vous êtes-vous rendu maintenant ? – Parce que je me trouvais sans abri et condamné à mourir de faim.

Je croyais, me dit-il, que je serais puni mais non condamné à mort ; toutefois la tournure des débats ne me laissa aucun doute quant à leur issue. Avec un sang-froid admirable, il s’intéressa à mes occupations, à ma famille, s’informa de notre régime de vie sous la domination allemande, s’indigna que les enfants des écoles fussent obligés d’aller travailler dans les champs. Il me remercia d’être venu lui tenir compagnie, puis il me recommanda son enfant avec insistance. Il avait fait la connaissance d’une jeune fille de Villeret et en avait eu une petite fille qui, à cette époque, avait environ six mois. Nous consacrâmes la dernière heure à la lecture de quelques psaumes qu’il s’amusait à traduire en anglais. À un moment donné, les hommes qui devaient l’exécuter vinrent charger leurs fusils dans la chambre du poste. Voilà, me dit-il, mes meurtriers qui font leurs provisions. D’un stoïcisme admirable devant la perspective de la mort, mon interlocuteur n’avait pas fait montre de sentiments religieux pendant tout le cours de notre entretien. Lorsqu’arriva le moment de nous séparer, je lui donnai rendez-vous dans le ciel et je fus tout surpris de l’entendre répondre fermement : je l’espère ainsi ! Les neuf hommes qui devaient le fusiller étaient déjà partis quand le gendarme vint le chercher. Il fut, comme ses camarades, exécuté contre le rempart du Câtelet et j’entendis à nouveau la sinistre détonation, de l’intérieur de la prison. Quand le chariot redescendit, l’heure de la retraite était passée et nous traversâmes les rues désertes pour nous rendre au cimetière. Des ordres avaient été donnés pour qu’il fût enterré contre le mur du fond et interdiction formelle fut faite à la population de se livrer à aucune manifestation. Le sublime courage de ce héros martyr fortifia ma foi en l’immortalité. Tant de nobles qualités d’esprit et de cœur ne peuvent à jamais être ensevelies dans la poussière ! Il faut qu’il y ait une autre vie où elles puissent largement s’épanouir ! Il faut que dans une terre nouvelle où la justice habitera soit réparé avec tant d’autres ce décret brutal de l’injustice des hommes ! Non, courageux martyrs, vous n’êtes pas morts, mais vous nous avez devancés dans la gloire ! Moi aussi, je l’espère ainsi !

Un mois après se déclenchait la terrible offensive de la Somme. Nous eûmes, dès lors, continuellement des troupes à loger. Les succès remportés par les alliés forcèrent les Allemands à reculer les limites de l’étape et dès le 15 octobre nous entrâmes dans la zone de guerre. Nous eûmes un commandant de place qui délivra encore quelques laisser-passer, mais bientôt il m’informa par un billet laconique que je devrais désormais me contenter d’exercer mon ministère dans la commune de Nauroy : je dus donc abandonner pour toujours mes annexes et l’église d’Hargicourt dont j’avais entrepris la desserte à partir d’avril 1915. Même la circulation dans les champs fut interdite. Des sentinelles gardèrent toutes les issues du village empêchant les habitants de dépasser la dernière maison. Les jours étant devenus courts, la retraite fut fixée à 6 heures (heure allemande, ce qui fait 5 heures à l’heure solaire). Passé cette heure il était défendu de sortir dans les rues et même dans les cours et les jardins attenants aux maisons. Pendant le mois de novembre je restai à Nauroy tous les dimanches pour y présider l’école du dimanche et le culte. À 4 heures nous avions au presbytère la réunion de Tempérance de l’Espoir. Le 2 novembre je fus cependant encore appelé dans l’annexe de Levergies pour y présider un enterrement. Je fis le voyage aller et retour sous la garde d’un soldat de la Commandanture : c’était la loi. Ce village était envahi de troupes qui fracassaient sans vergogne toutes les maisons inoccupées. Je trouvai le temple sans portes et complètement vide. Seule la chaire avait subsisté. Je pus encore y présider le service d’enterrement devant un auditoire qui dut rester debout faute de bancs. De Montbrehain, où je ne pouvais plus aller, on m’apprit aussi que les troupes avaient commencé à brûler les bancs du temple.

Celui de Nauroy devait à son tour connaître la profanation et la dévastation. Dès la fin de novembre des troupes affluèrent en masse dans toute la région. Le temple fut réquisitionné pour y loger des troupes. Des lits à étage furent établis sur tout un côté. La chaire servit de pupitre à ces messieurs pour y faire leur correspondance. Des petits poêles de tranchées furent établis par tout le temple et les vitraux des fenêtres furent crevés pour y faire passer leurs tuyaux. Les bancs du temple furent remisés sous le préau de l’école. Malgré une surveillance active plusieurs d’entre eux furent brûlés. Enfin notre cloche, don de feu M. le pasteur Louis Vernes qui fut toujours un généreux donateur pour son ancienne paroisse à laquelle il était resté très attaché, cette cloche qui avait tant de fois présidé aux circonstances solennelles de la vie des protestants de Nauroy, cette cloche fut descendue pour aller semer la mort dans les rangs de leurs frères qui combattaient de l’autre côté de la barrière pour la libération de la patrie.

Les maisons étant pareillement envahies de troupes jusque dans les greniers, on ne put trouver de local pour y transférer le culte. Au presbytère nous ne disposions plus en bas que de deux pièces, la cuisine et le salon, qui servirent de refuge à tout ce que nous voulûmes soustraire au vandalisme des soldats. Le salon était devenu comme un garde-meubles. J’y avais sauvé une partie de la bibliothèque du temple. Il me servait de bureau et j’y faisais l’école du jeudi et les réunions de l’espoir. souvent des soldats emplissaient la cuisine, s’y installaient pour faire leur correspondance et jouer aux cartes sans s’inquiéter si nous avions besoin de manger. Le salon nous servait alors de salle à manger. La nuit j’y couchais, car, sans cette précaution, tout ce qui s’y trouvait eût couru le plus grand risque d’y valser dans le feu. Dans la chambre voisine, les soldats faisaient un bruit infernal avec leurs chants, leurs éclats de voix, les pas de leurs lourdes bottes. Ils entraient et sortaient à tous moments en claquant les portes. Ne pouvant dormir avec ce tapage, je veillais très tard et consacrais mes soirées à l’étude.

Les écoles du village ayant aussi été réquisitionnées pour servir de logement aux troupes, je pris les enfants deux fois de plus la semaine afin d’avancer le plus possible leur instruction religieuse tant que je pouvais encore les avoir sous la main. Pour les encourager je résolus de leur faire un arbre de Noël, le seul qui ait eu lieu de toute la guerre. Avec tant d’heures de réunions par semaine il me fut bien facile de leur apprendre quelques cantiques. Nous eûmes un arbre comme on n’en verra plus jamais. Je trouvais à grand-peine dans le jardin du docteur dévasté par les Allemands de petits bouts de branches de sapin avec lesquelles je garnis mon pupitre à musique. Quelques restes de garnitures des anciens arbres de l’église achevèrent de le décorer. Des planches disposées sur deux chaises servirent de bancs. Quelques traités distribués aux enfants et quelques maigres galettes en furent les seuls cadeaux. Nous dûmes malheureusement en refuser l’accès aux grandes personnes faute de place. Tout ce que nous pûmes faire pour elles pendant ces deux mois et demi où elles furent privées de culte, ce fut de faire circuler copieusement les livres de la bibliothèque. Au début de février 1917, mourut un digne vieillard, ami des enfants, qui m’avait souvent remplacé près d’eux pendant mes dimanches d’annexe. Désireux de lui faire des obsèques convenables, j’allai trouver le commandant afin qu’il rendît le temple libre pour la circonstance. Il ne voulut rien savoir et il m’envoya à l’église. Je fis donc l’enterrement à l’église. M. le curé mit l’harmonium à notre disposition ; et, pour la traversée du village, les enfants défilèrent en deux rangs de chaque côté du cercueil.

Le temps devenait court. Un Decauville avec ses wagonnets chargés de terre passait et repassait continuellement dans le chemin creux qui bordait mon jardin. La machine à fabriquer le béton marchait sans relâche. Des explosions de dynamite faisaient de tous côtés voler en l’air des nuages de poussière : c’était le percement des tranchées. Le jeudi 15 février à midi, les enfants sortirent encore de mon école, sans savoir que c’était pour la dernière fois. L’après-midi en effet, la nouvelle de l’évacuation se répandait comme une traînée de poudre et était un peu plus tard confirmée par la sonnerie du garde. «  Tous les hommes, les jeunes filles, les femmes n’ayant pas d’enfants au-dessous de 15 ans, depuis 15 jusqu’à 60 ans, devront se trouver demain matin à 5 heures en face de la maison Crochart, sans autres bagages que des paquets susceptibles d’être portés à la main.  » Le premier mouvement après cette annonce fut la stupeur : on n’en pouvait croire ses yeux. Cependant il fallait bien s’incliner devant l ’évidence et tirer le meilleur parti possible des quelques heures qui nous séparaient de l’exode fatal. Lentement d’abord, puis avec un empressement de plus en plus accéléré, je fis le triage entre ce que je voulais emporter et ce qu’il fallait laisser. Je m’exerçais au renoncement en me disant : «  Dieu nous fait faire en ce moment-ci l’apprentissage de la mort, au sujet de laquelle il est dit : nous n’avons rien apporté quand nous sommes venus en ce monde et il est évident que nous n’en pouvons rien emporter !  »6 J’eus pour principe d’abandonner tout ce qui pouvait se remplacer avec de l’argent, et de ne prendre que ce qui était irremplaçable, portraits, souvenirs, travaux manuscrits, renseignements ecclésiastiques, etc. J’ai souvent été plus surpris de ce que j’avais réussi à sauver sous un petit volume, que des choses que j’avais oubliées. On ne se coucha pas. Vers la fin, exténué de fatigue, je perdis le goût de terminer ces préparatifs. Je laissai à ma femme le soin de s’en occuper, car nous ne devions être que peu de temps séparés : 2 ou 3 jours, 2 ou 3 semaines au plus, et les autres devaient venir nous rejoindre. Au lieu de rassemblement pour le départ, nous fûmes tout surpris de voir arriver des chariots dans lesquels on nous invita à nous débarrasser de nos bagages. Ce fut très heureux, car nous eussions sûrement abandonné en route la moitié de notre chargement. La Commandanture avait certainement escompté une plus grande quantité de bagages, car plusieurs chariots s ’en retournèrent à vide. Quel dommage ! Si on l’avait su plus tôt, combien de choses précieuses on eût encore pu sauver ! La séparation d’avec les siens ne fut pas trop pénible vu que ce n’était que pour quelques jours. En partant nous vîmes la silhouette des toits des maisons qui se profilaient sur le ciel qui commençait à blanchir : en leur disant un dernier adieu, j’avais le cœur plein d’espoir, car que pouvait signifier notre départ, si ce n’est la prochaine arrivée des Français ! Deux cents uhlans à cheval vinrent veiller à ce que notre sortie s’effectuât sans résistance. On nous fit mettre par rangs de quatre et après d’interminables vérifications, la colonne s’ébranla. On chanta tout le long de la route de 12 kilomètres qui nous conduisait à la gare de Roisel, et cela au grand étonnement de nos bourreaux qui ne purent surprendre aucune larme, aucune défaillance dans toute l’étendue de notre cortège. À l’arrivée à la gare de Roisel, on nous fit monter dans des wagons à bestiaux dont on n’avait pas retiré le fumier. Mais nous ne fûmes pas séparés de nos bagages, ce qui était bien le plus pratique, car ils purent nous servir de sièges et ensuite ils risquaient moins d’être perdus. Après 8 heures de voyage, à 9 heures du soir, nous arrivâmes à la gare de Recquignies, village situé au nord de Maubeuge. Là, une nouvelle séparation s’effectua : on nous répartit dans les villages de Boussois et de Recquignies. Avec l’évacuation se terminait pour nous la 2e période de la guerre. La 3e allait durer jusqu’à l’armistice et même au-delà.

IV

Avant de raconter l’histoire de l’église de Nauroy transférée, nous parlerons tout de suite de ce que devinrent les autres, ceux que nous avions laissés à

Nauroy. À peine étions-nous installés que nous commencions déjà à regretter amèrement tout ce que nous n’avions pas pu emporter. Si seulement on leur laissait 8 jours de répit ! Ils auraient le temps de réfléchir, ils feraient des malles et ils nous rejoindraient avec un bon chargement ! Hélas ! Vaines espérances ! Ce fut seulement six semaines plus tard que nous apprîmes en gros ce qu’il en était advenu ; car l’exacte vérité, nous ne la sûmes qu’après l’armistice.

À peine étaient-ils rentrés dans leurs demeures toutes bouleversées par notre départ, que l’ordre retentissait pour eux de partir le lendemain matin. Ils durent eux aussi se préparer en hâte, avec moins de sang-froid que nous, parce que plus faibles et aussi déjà fatigués par les préparatifs de la veille. Le rendez-vous eut lieu à l’extrémité opposée du village. On les fit monter dans des chariots découverts et ils franchirent ainsi par un froid glacial les 15 kilomètres qui les séparaient de la gare d’Essigny-le-Petit près de Saint-Quentin. On les embarqua comme nous dans des wagons à bestiaux ; mais ce fut pour les conduire à Guiscard près du front. De là des autos-camions les conduisirent dans le petit village de Fréniches qui comptait 500 habitants en temps ordinaire et vit sa population s’élever à 3 000 par l’arrivée des évacués de diverses communes ! Dire comment ils furent logés et de quelle manière ils furent nourris est presque superflu ! On le devine sans peine. Combien notre sort fut préférable au leur ! Après un mois de souffrances et de promiscuités innommables dans ce véritable camp de concentration, l’ennemi qui était forcé de se replier les abandonna et ensuite les bombarda à tel point qu’un dixième d’entre eux furent exterminés, sans compter ceux auxquels ce régime seul suffit à donner la mort.

Lorsqu’ils purent enfin gagner la France libre, ils s’éparpillèrent de tous côtés, même jusque dans les Pyrénées.

Revenons maintenant au reste de l’Église groupée dans les deux villages de Boussois et de Récquignies que séparait seulement le cours de la Sambre.

Avec la discipline allemande, ce fut tout comme si une muraille d’airain nous eût séparés. Pour une poignée à Boussois et l’autre à Recquignies, il me fallut faire deux cultes. À Jeumont, je trouvai quelques évacués de Saint-Quentin et des protestants isolés de l’endroit = 3e culte. Enfin à Cerfontaine et à Ferrière-la-Petite c’est-à-dire à 4 et à 7 kil., je trouvai les débris des églises de Jeancourt et de Vendelles qui avaient été déportées comme nous, ce qui me fit un 4e et un 5e cultes. Boussois étant le chef-lieu de la Commandanture d’étape, ce fut pour moi un grand avantage que d’y résider ; car je pus ainsi assiéger avec persévérance le bureau afin d’en obtenir les laisser-passer nécessaires à mon service. J’y fus souvent reçu avec fort peu d’égards. Pendant deux périodes, l’une de deux mois, l’autre de quatre, je fus complètement privé de laisser-passer. La mairie de Récquignies où je faisais le culte ne se trouvait pourtant qu’à cinq minutes de mon logement. Même pour une destination si rapprochée, l’interdiction fut rigoureuse. Sur cette terre d’exil, nous connûmes des privations alimentaires beaucoup plus grandes qu’à Nauroy. Même à prix d’argent on ne trouvait pas son nécessaire et on sortait de table avec un restant d’appétit. Combien plus en était-il ainsi pour ceux à qui leurs moyens ne permettaient pas de se payer les maigres suppléments qui se vendaient à des prix exorbitants !

La Commandanture était aussi beaucoup plus implacable. Toujours des restrictions et des menaces de 3 000 marks d’amende ou d’un an de prison ! On vivait dans un état d’inquiétude continuelle, se demandant quelle nouvelle tuile allait nous tomber sur le dos ! La menace pour tous les hommes de 17 à 45 ans d’être enlevés en Allemagne comme prisonniers civils a plané sur nous presque continuellement et si l’armistice n’était pas survenu, c’était inévitable. En attendant, la colonne s’effectua dans de grandes proportions.

75 % environ partirent pour être logés dans des baraques où ils souffrirent du froid, de la vermine, où ils furent mal nourris et, dans certains endroits, roués de coups. Leur travail principal consistait à abattre les arbres de nos forêts qui ont été l’objet d’une dévastation systématique, et à les transporter à la scierie où ils étaient débités en traverses de chemin de fer. Les jeunes filles furent aussi enlevées en colonnes, mais dans une plus faible proportion : 25 %. On les employa comme blanchisseuses, lingères, repasseuses, cuisinières, ou à la culture maraîchère. Cette vie en colonne qui les exposa à un contact permanent avec des travailleurs civils ou des soldats allemands, loin de la protection et de la surveillance de leurs parents, devint funeste à la moralité de beaucoup d’entre elles. Beaucoup de ces forçats des deux sexes contractèrent de mauvaises fièvres et moururent à la peine. D’autres en sont revenus avec leur santé ébranlée pour toujours. Quant à ceux qui ne partirent pas, ils ne furent pas laissés inactifs. On les réquisitionna pour le travail des champs dans la localité qu’ils habitaient. Des jeunes filles qui n’avaient aucune habitude de ce travail furent exposées aux ardeurs du soleil ou à de bonnes averses qui les perçaient jusqu’aux os. Même des femmes ayant des enfants en bas âge durent les abandonner pour aller travailler. Refuser c’était d’abord 10 jours de prison et ensuite l’expédition en colonne à la prochaine levée. Très souvent les surveillants français, établis par la Commandanture, pleins d’une platitude traîtresse envers l’ennemi de leur patrie furent plus cruels pour ces pauvres esclaves que le soldat allemand qui, derrière eux, en haussait les épaules.

Épargné, à cause de mon travail de pasteur, j’eus cependant à connaître les douceurs du Conseil de Guerre. Réquisitionné pour un enterrement à Ferrière-la-Petite, à une époque où la circulation était sévèrement interdite, je fus accosté à la sortie de l’église par un homme qui me demanda de vouloir bien remettre une lettre à sa nièce qui habitait Recquignies. J’acceptai, bien que toute correspondance entre civils fût rigoureusement prohibée, et je pus transmettre ce message sans accident. Mais la destinataire commit l’imprudence de ne pas détruire cette lettre. À quelque temps de là, un employé du chemin de fer, s’étant trouvé inculpé d’espionnage, une perquisition générale fut ordonnée et amena la découverte de la lettre. Interloquée par le langage brutal du policier perquisitionneur, elle avoua tout. Quelques jours après j’étais cité à comparaître devant le conseil de guerre de Maubeuge. Je fus interrogé par des juges à l’aspect sévère, des représentants de cette justice barbare qui avait jadis fusillé les Anglais : c’est assez dire dans quelle impression de terreur je dus me trouver. L’un d’eux notait mes dépositions par écrit et me les fit ensuite signer. Enfin je fus renvoyé libre, à mon grand soulagement, car je n’attendais pas moins qu’une déportation de six mois en Allemagne. Quinze jours après je recevais ma sentence de condamnation : 300 marks à payer dans les 36 heures, ce qui avec le cours du change me revint à plus de 400 francs. Comme taxe d’affranchissement, c’était un peu élevé ! Une autre fois je fus appelé à la Commandanture et vertement admonesté pour n’avoir pas salué un officier et n’avoir pas porté le brassard rouge. Je fus averti qu’en cas de récidive, j’aurais une nouvelle amende de 300 marks. Aussi est-ce avec une joie indicible que, dans la deuxième quinzaine de juillet, nous apprîmes les premiers craquements du front allemand. Il était temps, car ces messieurs n’avaient-ils pas imaginé de nous rapatrier à Nauroy dans des baraques. Quelle charmante humanité ! Nous faire abandonner des logements à peu près convenables et des jardins sur lesquels nous avions sué sang et eau, et cela au moment même où nous allions être récompensés de notre travail et pour nous transporter dans un pays inculte et dévasté où nous allions mourir de faim !

Mais les événements les obligèrent à renoncer à leurs charmants projets de colonisation. Au lieu de rapatriement ce furent bientôt de nouvelles évacuations, et dans des conditions autrement plus pénibles que nous [sic]. En pleine bataille ces pauvres gens durent faire précipitamment leurs paquets, s’enfuir sous la grêle des obus en poussant le reste de leur patrimoine sur de petites charrettes à bras qui les exténuèrent de fatigue. Beaucoup furent dévalisés en route ; leurs jeunes gens même furent ramassés et enlevés en colonnes. Pour ces malheureux évacués plus de trains ! Rien que la marche à pied ! Pour repos, des nuits à la belle étoile dans les pâtures pour ceux qui ne trouvaient pas à se loger. Au bout de quinze jours après avoir laissé beaucoup de morts en route, ils se fixèrent dans les villages où ils étaient parvenus, en dépit des menaces de l’autorité allemande qui, débordée par les événements, n’avait plus la force de sévir. Parmi ces fugitifs, je vis les 10 et 11 octobre défiler devant ma porte mes paroissiens de Montbrehain dont j’étais séparé depuis deux ans. Ils allèrent s’établir dans les communes de Marpent et de Jeumont où je pus souvent aller les visiter. Bientôt, les équipages de l’armée allemande en déroute encombrèrent les chemins, se mêlant à ceux des civils. C’est au milieu d’une cohue de ce genre que le dimanche 3 novembre je m’en allai à Jeumont faire mon service de Réformation où il y eut deux baptêmes. En terminant, j’exhortai mes auditeurs à toujours se tenir prêts pour le ciel, vu l’incertitude des temps où nous vivions. Le lendemain un combat d’aéroplanes fit pleuvoir sur Jeumont quelques bombes qui tuèrent 7 civils et en blessèrent 21 autres au nombre desquels était un de mes auditeurs de la veille. Cette coïncidence impressionna beaucoup les habitués de la réunion de Jeumont.

L’orage approchait. Tous les ponts et les carrefours des routes étaient minés. Le jeudi soir 7 nous entendîmes sauter les ponts des fortifications de Maubeuge. Le vendredi 8, les batteries allemandes établies en deux séries, l’une près de la sortie du village de Boussois, l’autre sur la place, commencèrent à tirer. Cela faisait un vacarme épouvantable, mais sans danger, car les Anglais ne ripostèrent point. Les meules de blé dans les champs et tout un train systématiquement incendiés par l’ennemi obscurcirent le ciel d’une fumée noire et l’empourprèrent de lueurs sinistres. Avec la nuit tout rentra dans le calme. Le lendemain les ponts de Sambre sautèrent et firent voler nos vitres en éclats. La fusillade s’engagea dans les rues : les Allemands se retirèrent et les Anglais arrivèrent. Des drapeaux apparurent aux fenêtres ainsi que des phonographes jouant la Marseillaise. Toutes nos charrettes étaient prêtes, mais nous eûmes le bonheur de ne pas avoir à nous en servir, c’est-à-dire d’échapper aux horreurs d’une nouvelle évacuation. Mais les Allemands n’entendaient pas de s’en aller ainsi, sans nous dire un dernier adieu. À 2 heures de l’après-midi commença un violent bombardement qui se prolongea jusque vers 5 heures du matin. Un de mes paroissiens fut blessé par un éclat d’obus, plusieurs incommodés par des gaz lacrymogènes. Dans la maison où nous étions, un obus pénétra par le toit, s’enveloppa d’une chemise pendue dans le grenier et vint échouer sans éclater sur le plancher du 1er étage. Ce fut une merveilleuse délivrance de Dieu ! Le dimanche matin, on balayait le verre cassé, on bouchait avec des planches les fenêtres béantes. À 2 h, par un soleil magnifique, on commentait encore les événements avec quelques voisins au milieu de la rue lorsque l’arrivée d’un obus nous fit battre précipitamment en retraite. La porte que je refermai derrière moi fut traversée d’un éclat qui alla se perdre dans le plafond. Ce second bombardement moins violent que le premier s’éteignit progressivement jusque vers 3 heures du matin. Le lundi à 11 heures on proclamait l’armistice. Le jeudi, je reprenais mon service auquel les événements avaient imposé une interruption de dix jours. Le dimanche dans un culte que je fis au petit temple de Sobre-sur-Sambre (Belgique), je dis un dernier adieu à mes paroissiens de Montbrehain qui s’apprêtaient à retourner chez eux. Moins heureux, ceux de Nauroy partirent plus lentement, car ils n’avaient plus de foyers. Ceux qui avaient des parents dispersés aux quatre coins de la France s’en allèrent les retrouver, à mesure que le rétablissement des voies de communication rendaient les voyages possibles. Car l’ennemi ne s’était pas retiré sans détruire derrière lui toutes les lignes de chemin de fer. Ce fut dans ces conditions que, le 20 janvier, j’entrepris un voyage d’exploration dans ma paroisse. Vingt kilomètres à pied me conduisirent à la gare terminus de la ligne du Nord, celle d’Aulnoye. Je dus coucher dans le pays de la gare pour prendre le train qui partait le lendemain à 11 heures. Après un voyage de 30 kilomètres qui dura 3 heures, dans des compartiments où, par suite de l’absence de carreaux aux fenêtres, on était gelé, j’arrivai à la gare de Busigny, d’où une nouvelle route à pied de 12 kilomètres m’amena dans mon annexe de Montbrehain où je trouvai presque tous mes paroissiens rentrés chez eux. Leurs maisons presque toutes ébréchées par le bombardement ne renfermaient souvent plus qu’une seule pièce habitable. Leur mobilier avait subi plus d’une avarie et plus d’un vol qui, hélas, n’était pas toujours le fait des Allemands ! Quant au temple et à son contenu, tout était ruiné de fond en comble. On décida de rétablir le culte dans un local provisoire. Je me rendis ensuite à Nauroy. Mon presbytère était complètement détruit. De mon mobilier, il ne restait que la carcasse d’un sommier qui achevait de pourrir dans la cour. Les autres maisons présentaient des degrés divers de destruction, depuis celles qui étaient encore couvertes et auxquelles il ne manquait que les portes et les fenêtres jusqu’à celles dont l ’emplacement même avait disparu. Les rues étaient intactes, leur alignement bien conservé, car les maisons entièrement rasées ne constituaient qu’une faible minorité. Leur physionomie générale était parfaitement reconnaissable. J’arrivai au temple. Le petit mur de la cour était encore surmonté de sa grille, le temple debout et recouvert de son toit, mais il n’y avait plus de clocher, plus de portes ni fenêtres, la tribune disparue et un immense trou de 3 ou 4 mètres carrés dans le mur du fond. Ce village était certainement beaucoup plus endommagé que celui de Montbrehain. Les habitants ne pouvaient guère songer à s’y réinstaller tout de suite, même sommairement, car outre que les maisons présentant encore une pièce habitable étaient peu nombreuses, il n’y avait plus aucune trace de mobilier. Néanmoins je partis le cœur plein d’espérance, car, au lieu d’une subversion totale, je m’étais trouvé en présence de ruines pratiquement réparables.

Le lendemain je rendais visite au village de Levergies. Presque aussi malade que celui de Nauroy, il présentait sur lui cet avantage que 20 habitants étaient rentrés chez eux et que le boulanger, un protestant, avait recommencé à cuire du pain. Le temple présentait un degré de détérioration un peu plus avancé que celui de Nauroy.

Le vendredi je prenais congé de mes hôtes de Montbrehain et terminais mon voyage d’exploration par la visite de Serain. Là aussi tous mes paroissiens étaient rentrés. Le village était même moins endommagé que celui de Montbrehain. Mais le temple était aussi inutilisable, car il était sans portes ni fenêtres et complètement vidé de son mobilier. Je retournai ensuite à Boussois où je pus rendre compte au reste de l’église de Nauroy déportée de mon voyage d’enquête. Les entraves à la circulation ayant disparu, un seul culte les réunissait désormais tous les dimanches. Ils continuèrent à se réunir entre eux après mon départ, jusqu’à ce que le pasteur de Maubeuge, de retour dans sa paroisse, pût s’occuper d’eux.

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Les ruines qu’a accumulées la guerre sur la pauvre paroisse de Nauroy dont nous venons d’achever l’histoire nous imposent maintenant une immense tâche de reconstitution. Tandis que ma femme et moi nous nous sommes donné comme tâche spéciale d’assurer à tous nos paroissiens dispersés les secours de l’Entr’aide qui leur sont nécessaires et de maintenir entre eux un lien organique qui prépare la reconstitution morale de la paroisse, un ancien pasteur de Nauroy, Mr le pasteur Pannier, offrant généreusement à son ancienne paroisse les loisirs que lui procure la fermeture temporaire de l’École préparatoire des Batignolles dont il est le directeur, s’est installé avec Mme Pannier à Nauroy dans une maison restaurée près du presbytère, pour aider à leur réinstallation ceux qui commencent à rentrer, pour rétablir un culte parmi eux et aussi pour assurer la desserte des annexes de Montbrehain et de Serain. Le Comité protestant d’Entr’aide accorde à Mr Pannier son appui financier ; mais tant de détresses l’appellent de tous côtés que ce Comité ne peut le secourir que dans la mesure des ressources dont il dispose [sic]. C’est pourquoi, nous nous sommes donné la tâche de plaider auprès de quelques églises la cause de notre paroisse de Nauroy afin de solliciter de leur générosité quelques dons en faveur du Comité d’Entr’aide, qui, d’après un accord conclu avec celui-ci, devront être spécialement affectés à la reconstitution de Nauroy. Vous savez ce que fut pour le peuple juif son retour à Jérusalem après la captivité de Babylone ; comment cette épreuve salutaire le rendit inaccessible à l’idolâtrie qui auparavant l’avait sans cesse détourné du Dieu vivant. Eh bien nous attendons quelque chose d’analogue de la reconstitution de Nauroy. Déjà les lettres que nous recevons de nos paroissiens attestent chez eux une vie spirituelle développée par l’épreuve. Dieu semble n’avoir frappé notre église que pour lui faire porter plus de fruits : en sorte que vous entrerez dans son dessein en collaborant à sa reconstitution. Une église sauvée du naufrage, c’est une victoire remportée pour l’Église Réformée tout entière ; je dirai plus, c’est une victoire remportée pour l’avancement du règne de Dieu lui-même.

Et enfin, même en dehors de toute préoccupation religieuse, nous affirmons que cette tâche est éminemment patriotique. La victoire que nos glorieuses armées ont remportée sur un ennemi qui avait juré notre perte a été chèrement payée, il ne faut pas se le dissimuler. En sorte qu’aujourd’hui la nation a besoin de tendre toutes ses énergies pour réparer les incalculables préjudices qui lui ont été causés.

Attendre tout des pouvoirs publics, ce serait commettre une lourde faute, ce serait même lâchement nous décharger de notre responsabilité et de notre devoir de citoyens. Lors donc que nous voyons une initiative privée qui a pris énergiquement en main la reconstitution d’un petit coin de notre France dévastée, notre devoir est de lui apporter tout l’appui moral et financier dont nous sommes capables.

Car l’ennemi, vous le savez, ne sommeillera pas : il va préparer sa revanche avec cet ensemble et cette ténacité qui lui sont propres. Malheur à nous, si nous commettions la faute de nous reposer sur nos lauriers.

Le village de Nauroy en ruines en 1918.

Le presbytère (à gauche) et le temple de Nauroy après les bombardements de 1918.

Le village de Nauroy en ruines en 1918.

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1. La mère de Marthe Dubois, Evodie Charrier, descend d’un verrier de l’Aisne, Jacob Charrier (né en 1776), père de 9 enfants, à l’origine de lignées de pasteurs et femmes de pasteurs.

2. Bien avant de devenir secrétaire général de la SHPF de 1923 à 1939, puis président de la SHPF de 1939 à 1945, le pasteur et historien Jacques Pannier (1869-1945) avait eu pour premier poste pastoral, en 1893, l’Église de Nauroy, et publié en 1899 des Études historiques sur la réforme dans le Vermandois, III. L’Eglise de Nauroy depuis ses origines jusqu’à nos jours.

3. Le «  Comité protestant d’entr’aide pour les régions envahies  » publiait depuis le 1er octobre 1915 un Bulletin, intitulé «  Où nous en sommes  ». Voir l’article de Pannier sur Nauroy, «  L’agonie d’un class="font0">village picard  » (n° V, avril 1919, p. 99-104). La même année, Pannier lançait aussi un appel dans le BSHPF, à la suite d’un article qu’il avait rédigé en mai 1917 sur «  Les temples de Nauroy  », avec un «  Épilogue  », où il évoque la récente libération du pasteur Cheminée et la recherche de financement pour la reconstruction du temple (1919, p. 290-304). Il signait aussi une notice sur l’Église de Nauroy dans une brochure éditée par André Monod pour le Comité franco-américain d’union protestante, Nos sanctuaires dévastés, Paris, 1919, p. 26-27.

4. Une inauguration a lieu le 31 octobre 1920, mais il manquait encore au bâtiment portes et fenêtres (voir Bulletin du Comité protestant d’entr’aide, nov. 1920, p. 65-66, et nov. 1921, p. 71-72).

5. De 1920 à 1931, Paul Cheminée sera pasteur à Saint-Sauvant (Vienne) et de 1931 jusqu’à sa retraite en 1946, à La Monzie-Saint-Martin (Dordogne). Il passera sa retraite en Poitou, à Rouillé, où son fils André était médecin (sur André Cheminée et sa sœur Lucie, voir Patrick Cabanel et André Encrevé (éd.), Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours, I, p. 673-674).

6. I Tim. VI, 7.