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La rébellion du duc de Bouillon, de la querelle nobiliaire à l’affaire d’Etat (1602-1606)

Fanny Giraudier

Université Lyon II — LARHRA

Touchant la personne du Duc de Bouillon, nul de ceux qui le cognoissent, soit par conversation, ou seulement par réputation, ne croira que celuy qui par le passé a fait paroistre tant de valeur, de vigilance, d’industrie et d’affection pour vostre service, se soit rendus perclus, assoupi, stupide et infidèle pour ses propres affaires […] la nécessité luy rendant juste, ce que sa volonté autrement luy feroit trouver abominable1.

Ce libelle de 1606 résume le conflit opposant Henri de la Tour d’Auvergne, duc de Bouillon, au roi de France depuis 1602. À cette période, Henri IV semble avoir consolidé son autorité en ralliant peu à peu les nobles et les villes du royaume à sa cause. Les derniers ligueurs le reconnaissent depuis 1598, date à laquelle l’édit de Nantes impose la coexistence religieuse, et la paix de Vervins assure une relative entente avec la couronne espagnole. Une fois la paix garantie, la pérennité de la dynastie est assurée grâce à la naissance du dauphin Louis en 1601. Malgré cela, on découvre en 1602 1’existence d’un complot mené par le duc de Biron, encouragé par la Savoie et l’Espagne2. Après un procès devant le parlement de Paris, le duc est condamné à mort pour crime de lèse-majesté3. Les interrogatoires menés lors de cette affaire révèlent que d’autres nobles sont mêlés à cette conspiration. Le roi les invite à venir se justifier afin d’obtenir leur pardon, mais le duc de Bouillon est le seul à refuser et s’engage alors dans un bras de fer avec Henri IV qui va durer quatre années.

Face à l ’attitude de Bouillon lors de ces événements, l ’historiographie a souvent retenu l ’image d’un noble avide de prestige et de gloire. C’est le cas de l’un de ses biographes, l’abbé Marsollier, qui a souscrit au portrait d’un duc ambitieux4. Henri Zuber est sorti de ce schéma en analysant l’activité politique et diplomatique du duc et en la reliant au contexte de l’époque5. Il faut en effet replacer la personnalité et le mode d’action de Bouillon dans le jeu de pouvoir qui se noue entre le roi et ses nobles dans cette période de reconstruction du royaume. Pour Romain Marchand, les Mémoires des contemporains ainsi que les pamphlets des années 1616-1623 sont responsables de la diabolisation de Bouillon6. Plus qu’un « malcontent professionnel7 », le duc doit plutôt être perçu comme un noble qui use de son devoir de révolte afin de défendre les positions nobiliaires face à la couronne8. Dans cette perspective, Simon Hodson a analysé ce conflit entre Bouillon et Henri IV à travers le prisme de la souveraineté et du désir du duc d’imposer ses droits et prérogatives face au roi de France9. Pour s’affranchir du portrait du noble avide de reconnaissance, expert en duplicité et en déloyauté, il faut donc considérer sa rébellion à travers des facteurs politiques, sociaux, mais aussi religieux si l’on veut comprendre l’étendue de ce qui se noue alors. Car cette affaire n’implique pas seulement Henri IV et le duc de Bouillon dans un conflit d’honneur10 : elle fait intervenir de multiples acteurs et révèle divers enjeux perceptibles grâce aux correspondances du roi, du duc et aux archives diplomatiques. cet article propose de présenter ces différents enjeux, en revenant sur le parcours du duc et sa place au sein du parti protestant, mais également dans le jeu des alliances nobiliaires au sein du royaume de France et à l’étranger.

La fidélité à l’épreuve de la reconnaissance royale

Henri est le fils de François de La Tour d’Auvergne, troisième du nom, vicomte de Turenne, et d’Eléonore de Montmorency. Orphelin très jeune, il est élevé par son grand-père le connétable qui meurt en 1567. À 14 ans, Henri de La Tour s’attache à François de Valois, duc d’Alençon, et reste à ses côtés pendant six ans11. Converti au protestantisme en 1576, il se rapproche du roi de Navarre, espérant ainsi jouer un rôle auprès de la communauté protestante du royaume. À la mort d’Henri III, il œuvre pour convaincre les huguenots d’unir leurs forces à celles du nouveau souverain, Henri IV. En homme de confiance du roi, il est ensuite envoyé en ambassade auprès de la reine d’Angleterre et des princes allemands, afin d’obtenir des subsides et des soldats pour mener la guerre contre la Ligue et l’Espagne12.

Cet engagement aux côtés du premier Bourbon porte ses fruits, puisque Henri IV lui octroie de multiples récompenses. D’abord, il lui accorde la main de Charlotte de La Marck, héritière du duché de Bouillon et de la principauté de Sedan13. Le mariage, qui a lieu en octobre 1591, fait d’Henri de La Tour d’Auvergne le quatrième duc de Bouillon et le prince souverain de sedan. Il jouit donc d’une certaine autorité en ce lieu stratégique, frontière du royaume, proche des Provinces-Unies protestantes. Mais cette union conjugale présente aussi un intérêt politique : elle permet non seulement d’éloigner le duc de ses possessions de Limousin, Quercy et Périgord, où son autorité menace celle, encore fragile, du roi de France, et impose également un solide voisin face aux belliqueux Lorrains. Le duc de Bouillon obtient ensuite la plus haute distinction au sein de l’armée du roi en devenant maréchal de France le 9 mars 1592. Malgré les réticences rencontrées par cette nomination, cette récompense est un signe fort envoyé par le roi à destination des protestants14. Veuf de Charlotte de La Marck en 1594, Bouillon épouse en secondes noces Élisabeth de Nassau, princesse d’Orange et se lie ainsi avec les princes protestants du saint-Empire15. Afin de consolider ses positions dans le royaume et à l ’étranger, il pousse son cousin Claude de La Trémoille, autre personnage éminent du parti huguenot, à épouser Charlotte Brabantine de Nassau, la sœur d’Elisabeth. Bouillon bénéficie donc de solides réseaux : au sein de la noblesse de France il est apparenté aux familles des Montmorency, La Trémoille et Ventadour, alors que ses liens avec les princes protestants lui assurent un solide soutien étranger16.

À la cour, Bouillon jouit également d’une situation favorable : le roi le nomme premier gentilhomme de sa chambre, charge qu’il partage avec un ancien serviteur d’Henri III, Roger II de Saint-Lary, duc de Bellegarde. Déjà reconnu comme chef de guerre, le duc entre ainsi dans la domesticité du monarque et bénéficie à ce titre d’une place de choix à la cour17. Cette charge, outre la pension qu’elle apporte, donne accès à l’intimité du roi que Bouillon ne partage en réalité pas souvent. En effet, il boude la cour, alternant les séjours entre son gouvernement de Turenne et la principauté de Sedan. Il n’use pas de cette possible proximité avec le roi et marque ainsi son statut de grand seigneur souverain plutôt que celui de courtisan. Ces faveurs rendent compte de la reconnaissance d’Henri IV envers ce serviteur bien qu’il conserve une certaine méfiance à son égard. Rosny, ennemi de Bouillon et donc peu enclin à le favoriser, témoigne de l’appréhension du roi en rapportant ses paroles dans ses Mémoires : « Il [le duc de Bouillon] tache toujours de faire défier les huguenots de moi, et témoigne peu de soin de me bien servir et de désir de mon établissement en une absolue autorité royale18. » En effet, Bouillon ne suit guère le souverain dans ses entreprises militaires. Longtemps absent lors du siège de Laon en 1594, la mort de sa femme le contraint à rester sur ses terres et à rejoindre tardivement le roi. Il en est de même en 1597, lors de la surprise d’Amiens19. Malgré les appels d’Henri IV lui promettant une place de choix dans l’armée, Bouillon ne daigne pas rejoindre les troupes royales et sème même le trouble en l’assemblée protestante de Châtellerault20. Les députés huguenots siégeaient sans interruption depuis 1596, déplaçant leur assemblée dans différentes villes, avec la volonté de négocier l’octroi d’un nouvel édit à la faveur de la situation incertaine d’Henri IV21.

Après les années de troubles dues aux guerres de Religion, l’édit de Nantes ne permet pas d’éteindre toutes les rancœurs. La reconstruction du royaume et l’affirmation du pouvoir henricien laissent les Grands dans une situation d’incertitude et de frustration. Certains ont tout misé sur le service du roi et espèrent en récolter les fruits, pensant lui avoir « mis la couronne sur sa tête22 », comme le note Sully. Henri IV a payé chèrement le ralliement des villes rebelles et nombres de ligueurs ont négocié âprement leur allégeance23. À l’inverse, les plus anciens serviteurs du roi se sentent lésés et peu récompensés, à l’image du duc de Biron. Bouillon éprouve le même ressentiment : au regard des concessions faites par Henri IV aux anciens ligueurs, il lui semble légitime d’aspirer lui aussi à certaines faveurs. Or, pour affirmer son autorité et assurer son pouvoir dans le royaume, Henri IV ne peut accorder trop de puissance aux Grands car il risquerait de rallumer les velléités d’un parti. Les relations avec le duc de Bouillon sont d’autant plus délicates qu’il s’agit d’un grand protestant qui se fait le porteur des inquiétudes huguenotes. C’est sans doute ce qui pousse Henri IV à garder près de lui le protestant Maximilien de Béthune, marquis de Rosny. Il bénéficie ainsi d’un soutien auprès de ceux de la Religion et montre sa disposition à les protéger24. De même, l’état des finances limite les largesses royales car les troubles civils ont largement grevé le trésor. Les dettes d’Henri IV auprès de ses nobles et des princes étrangers (reine d’Angleterre, grand-duc de Toscane, Suisses) prouvent combien les ressources font défaut25. En outre, la présence de Rosny, fréquemment dépeint comme l’avare limitant la dépense royale, renforce cette idée de manque de libéralité de la part du souverain. Placé à la tête des finances, il cristallise autour de sa personne les rancœurs nobiliaires mues par la crainte qu’il accapare pour lui seul gloire et fortune26.

Ces frustrations sont au cœur de la conspiration de Biron, et c’est au sein même de celle-ci que l’affaire de Bouillon prend ancrage. D’après les révélations des personnes interrogées, le duc de Bouillon avait connaissance des menées de Biron. S’il semble établi qu’il n’a participé à aucune négociation avec la Savoie ou l’Espagne, il était en revanche prêt à prendre les armes27. Manifestement il n’est pas le seul à avoir perçu un intérêt dans ce soulèvement car d’autres seigneurs sont amenés à se justifier auprès du roi. Une lettre du secrétaire d’État Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy, adressée à Christophe Harlay de Beaumont, ambassadeur du roi auprès de la reine d’Angleterre, témoigne de cette soumission des nobles :

Monsieur d’Espernon est venu icy en poste de Metz trouver Sa Majesté sy tost quelle la mandé, dont Sa Majesté est très contente Et certes il se conduict tres sagement et comme un homme qui a le cœur net, de quoy chacun se resjouit et le loue. Monseigneur le duc de Montpensier faict pareil devoir comme faict tousjours, Monseigneur le comte de Soissons, nous avons aussy icy Monsieur de la Trémoille qui faict demonstration d’improuver grandement le conseil qu’a pris le duc de Bouillon28.

Bouillon refuse alors de se rendre à la cour et soumet ses inquiétudes au roi face à ses accusateurs :

Je partirois soudain pour l’aller trouver ce que l’estois tout prest de faire et m’est venu advis certain quels sont mes accusateurs. Cela, Sire, m’a occasionne de changer ceste resolution et faire très humble remonstrance a vostre Majesté pour la supplier de mettre en consideration que les perfidies et desloyautez contre vostre personne et Estat très adverées de mesdits accusateurs les rendent du tout incapables de m’accuser et à plus forte raison de me convaincre [.. .]29.

Le duc de Bouillon se décrit ici comme la victime de calomniateurs. Il accuse les mauvais conseillers du souverain, les comploteurs qui cherchent à lui faire perdre son honneur et sa faveur auprès du monarque. François d’Aersens, résident des Provinces-Unies en France, nomme quant à lui clairement les détracteurs de Bouillon : « Messieurs les duc de Montpensier, comte d’Auvergne, La Fin, baron de Luz, Comblat, Combelles et le secrétaire Ebbel sont ses accusateurs30 ». La plupart de ces personnages ont été interrogés lors du procès du duc de Biron. Le sort réservé à ce dernier aiguise sans doute la crainte de Bouillon envers la sentence royale et explique sa réticence à se rendre à la cour. L’historiographie a eu tendance à considérer ces complots comme des temps d’exception indépendants les uns des autres : la conspiration de Biron, la conjuration d’Entragues, la rébellion de Bouillon. Or, au regard de ces agitations, il convient de relativiser l’image de stabilité du règne d’Henri IV. Ces complots sont révélateurs du malaise nobiliaire qui persiste et dont le duc de Bouillon est un parfait représentant. Il convient donc d’en étudier les ressorts pour comprendre l’attitude du duc pendant ces quatre années de tensions avec le roi de France. Plusieurs travaux ont permis d’envisager cette rébellion sous des angles différents. Parmi elles, Edmund H. Dickermann et Anita M. Walker ont analysé cette querelle au prisme de la défense de l’honneur masculin31. Selon cette étude, tandis que le roi de France tente d’affirmer son autorité dans ce bras de fer, Bouillon veut préserver à tout prix un honneur qu’il pense menacé par les mensonges de ses ennemis. Cette sauvegarde de l’honneur apparaît en effet dans cette et affaire et est bien traduite dans la correspondance entre Buzenval et Villeroy le 8 avril 1603. L’ambassadeur français tente de transcrire le sentiment du prince Palatin et de ses conseillers quant à la situation de Bouillon :

Ils jugent cette affaire extrêmement épineuse et ne voyen point de milieu en ces extremitez ; l’une, d’estre en droit selon le devoir du sujet à l’endroit du Souverain, ou bien d’avouer la faute et recourir à la clémence. Car qui ne voit le danger du premier si on s’en sent tant soit peu coupable, et de même l’infamie du dernier ? Si on le connoist dangereux passage, qui d’un costé a le péril, et de l’autre l’ignominie et la honte32.

L’honneur apparaît bien comme « principe actif de la politique se manifestant dans le duel et les révoltes nobiliaires33 ». Il est le moteur de l’entêtement du duc de Bouillon et de ces troubles fomentés par les nobles car s’il consent à la nécessité de retrouver les bonnes grâces du roi, Bouillon n’est pas prêt pour autant à sacrifier sa réputation. Mais ce conflit d’honneur n’explique pas tout, car de multiples enjeux se rejoignent dans cette affaire. L’aspect religieux de cette rébellion doit être pris en compte pour mesurer la nature polymorphe de ce conflit puisque Bouillon demande à être entendu par la chambre de l’Édit de Castres qui, depuis l’édit de Nantes, est compétente pour juger en dernier ressort les affaires impliquant des réformés34.

Une affaire religieuse ?

Convaincu de son innocence, le duc de Bouillon tente de rallier le parti protestant à sa cause. en effet, en refusant de rejoindre la cour et en se rendant à castres, il fait de son conflit avec le roi une affaire confessionnelle : il espère présenter le refus du souverain de faire appel à la chambre de castres comme une atteinte aux privilèges accordés aux réformés. c’est un risque auquel Henri IV ne peut s’exposer : le royaume retrouve tout juste une certaine stabilité, l’édit de Nantes garantissant une relative sûreté et la tolérance civile aux huguenots. Bien que le roi ait interdit à toute juridiction de recevoir le duc de Bouillon, celui-ci, en voyageant à travers le sud de la France, tente de plaider sa cause auprès de ses coreligionnaires. Le 19 décembre 1602, alors qu’il se trouve à Castres, il écrit à sa femme Élisabeth de Nassau : « ce qu’à produit mon sesjour an ce lieu et la satisfaction que je donnée à l’esprit des plus farousches pour croire mes acusateurs aussy ramplis de meschansté que moy de preudhommie. Je pars pour m’an aller an bas Languedoc d’où vous aurés de mes nouvelles, espérant que le Roy observera son esdit et par conséquant la justisse me sera ouverte35. »

Philippe Duplessis-Mornay, dans son Advis au Roy sur l’affaire de M. de Bouillon, conseille à son tour au souverain de laisser la chambre de Castres juger Bouillon36. En tant que chambre habilitée à juger les affaires impliquant des réformés, elle devrait être d’autant plus sévère envers le duc en cas de preuve de sa culpabilité. Mais cette dernière se déclare incompétente préférant ne pas s’opposer ouvertement au souverain. Les chambres mi-parties ne peuvent en effet se mêler à cette affaire car, en se substituant à la justice royale, elles risqueraient à leur tour de ne plus être reconnues, apparaissant comme rebelles à leur souverain. c’est ce que constate Henri IV :

Ladicte chambre de justice n’est pas ordonnée pour juger telles matieres. Il [le duc de Bouillon] est accusé d’avoir participé aux traités faits par ledict duc de Biron avec les Espagnols contre mon Estat. C’est un crime de lèse-majesté au premier chef, duquel la justice et cognoissance appartient, privativement à tout autre parlement de mon royaume (estant mesmes question de personne de sa qualité), à celuy de Paris, où il y a une chambre établie, comme ailleurs, pour rendre justice à mes subjects de la dicte religion37.

Ce refus de voir la chambre de Castres se saisir de cette affaire montre bien la volonté du roi d’en limiter la portée et de préserver de bonnes relations avec les huguenots. En effet, dès le début de son règne, Henri IV veut conserver la main sur les assemblées protestantes et refuse qu’un autre prince soit nommé comme protecteur de ses anciens coreligionnaires38. Il souhaite que cet « office » soit confondu avec sa dignité et voit d’un très mauvais œil la possible nomination d’un nouveau protecteur. En mêlant les Églises protestantes au conflit qui l’oppose à Bouillon, Henri IV risque de perdre son statut au sein du parti et il ne veut pas laisser le duc se présenter comme une victime de calomnies visant à nuire à ceux de la Religion. Cela reviendrait à ériger Bouillon en défenseur des intérêts protestants dans le royaume de France et donc en chef de parti. Ceci est notable lors de l’assemblée protestante de Châtellerault de 1605 lorsqu’Henri IV envoie Rosny auprès de ses coreligionnaires afin de surveiller les discussions. Rosny doit veiller à ce que l ’affaire du duc de Bouillon ne soit pas abordée, et doit manifester la volonté du roi de rester le protecteur des intérêts et privilèges huguenots : « Sur quoy vous avés tres bien faict de leur avoir déclaré que je n>approuverois jamais la continuation du sieur de St-Germain, non plus qu’il fust parlé en leur assemblée du dict duc de Bouillon, pour les raisons que vous leur avés dictes39. » Conscient de l ’influence du duc sur les protestants du royaume, Henri IV mène une offensive pour rétablir son autorité et empêcher de nouveaux troubles.

Dès lors, le lien avec le complot du duc de Biron n’est plus au cœur du conflit et n’apparaît plus dans la correspondance du souverain. Henri IV ne tient plus à remuer cette affaire, conscient que la mort de Biron a causé une grande émotion parmi les nobles. La sévérité du roi envers ce serviteur de la monarchie a été critiquée et elle entraîne des défections, à l ’image de Jacques Nompar de Caumont, marquis de La Force, qui quitte la cour suite à l’exécution de son beau-frère le duc de Biron40. Dévoiler l’étendue du conflit ne ferait qu’exciter davantage la noblesse provinciale, fidèle à Biron. Au regard de cette émotion, le roi ne peut s’engager dans un nouveau procès sans craindre des troubles dans le royaume. Désormais, le principal reproche fait au duc de Bouillon est son insoumission, son refus de venir se justifier auprès de son souverain, garant de la justice royale. Dans sa relation avec les Grands, Henri IV n’accepte pas d’intermédiaire et c’est en personne que Bouillon doit se rendre auprès de lui pour se justifier de sa conduite. Les interventions de son secrétaire Aubéry Du Maurier en sa faveur n’y font rien. Mais cette détermination royale à forcer le duc à se rendre à la cour peut paraître suspecte et pour Bouillon, ce serait risquer de tomber entre les mains de ses ennemis. Le duc prend alors le chemin inverse, il se rend à Genève puis rejoint les princes allemands à Heidelberg.

« Monsieur de Bouillon ne sçauroit tant avoir appris l’allemand qu’il en ait oublié le langage françois41 »

En se rendant à Heidelberg, le duc entend s’assurer des soutiens hors du royaume en faisant appel à ses beaux-frères, liés à la famille de Nassau. Henri IV reçoit alors les prières du Palatin Frédéric IV, lui présentant « le même déplaisir que j ’ai de voir que le malheur a tant voulu à Monsieur le duc de Bouillon mon cousin que d’être en votre mauvaise grâce42 ». Il en va de même pour le marquis des Deux-Ponts, le landgrave de Hesse ou même les cantons suisses qui prennent à leur tour le parti du duc43. En mai 1603, le prince Palatin envoie le comte de Solms et le sieur de Plessen pour demander à Henri IV la grâce de Bouillon et son retour sans condition dans le royaume44. La reine d’Angleterre, qui a rencontré le duc à plusieurs reprises lors de ses ambassades, ne reste pas indifférente au sort de ce seigneur huguenot45. Sceptique elle aussi quant à la culpabilité de Bouillon, elle conseille au roi de

bien regarder à l’importance à la suite et aux mouvements qui en pourraient survenir en son royaume et l’opinion que les étrangers en prendraient peut être bien différente de la vraie intention de Vostre Majesté […] aux grandes conspirations que l’on estimait répandues par tout un Etat et ou plusieurs personnes en diverses provinces se trouvaient mêlés, la dissimulation est le plus sure remède pour les divertir et ramener doucement avec le temps au lieu que le bruit et l ’éclat les fortifie et les unit ensemble pour leur commune conservation obligeant bien souvent tout le général d’un royaume d’entrer en cause pour la défense de quelques particuliers46.

L’attitude d’Henri IV face à cette rébellion est conforme aux conseils de la souveraine anglaise. Mais le risque est important car, en ralliant les princes protestants, Bouillon peut se présenter comme grand seigneur protecteur des réformés au-delà des frontières. innocenzo Del Bufalo, nonce en France, montre bien l’inquiétude de la cour face à cette querelle : « Le roi a su que le duc de Bouillon négociait pour intégrer Sedan à l’Empire, afin de pouvoir, le cas échéant, bénéficier de la protection de Rodolphe II47 ». Bouillon affirme ainsi son indépendance face au roi de France, reposant notamment sur sa souveraineté de sedan. s’il boude souvent la cour, c’est sans doute parce que celle-ci n’est plus à même de fournir la dose de prestige dont la noblesse a besoin. En effet, les habitués de la cour des derniers Valois reprochent souvent à Henri IV son manque de majesté et le peu d’intérêt qu’il accorde aux préséances. La cour n’a plus le même éclat et donc pas la même attractivité pour les Grands, c’est ailleurs qu’ils doivent chercher la gloire. Pour Bouillon, cela passe par l’affirmation de sa puissance sur les provinces du royaume. Pourtant, sa disgrâce semble lui peser puisqu’il retourne à Sedan en 1604 et envoie de nombreuses lettres à Henri IV pour demander son pardon48. Cette disgrâce est d’autant plus difficile à supporter que, de leur côté, les chefs protestants jouissent de faveurs à la cour et Bouillon risque de se faire damer le pion. En effet, Henri de Rohan bénéficie des bonnes grâces du roi : il est fait duc et pair et prête serment le 7 août 1603. De plus, il est lié au marquis de Rosny dont il épouse la fille, Marguerite de Béthune, en février 160549. Rosny est quant à lui nommé duc et pair de Sully en 1606, signe supplémentaire qui montre les bonnes dispositions du roi envers la noblesse protestante. Au mois d’avril 1605, une ambassade envoyée par les princes protestants d’Allemagne confirme le désir de Bouillon de retrouver les bonnes grâces du roi et se porte garante de son innocence50, puis le landgrave de Hesse envoie le sieur de Widemarckre pour proposer à Henri IV de faire un examen privé des charges qui pèsent sur Bouillon. Ces interventions vont dans le sens d’un apaisement des tensions, mais elles placent le roi dans une situation délicate. Philippe de Béthune, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, se fait l ’écho des rumeurs qui circulent au sujet de cette affaire :

Sire, ayant fait entendre au Pape en passant et comme par forme de nouvelle que le maréchal de Bouillon estoit de present au Palatinat […], Sa Sainteté me dit qu’il y en avoit qui disoient qu’il s’entendoient avec vous, cette sienne absence estant un artifice affin qu’il eut une ouverture ou d’aller en Flandres assister les Estats, ou bien le marquis de Brandebourg contre le cardinal de Lorraine 51.

Cette dispute prend des proportions qui dépassent totalement Henri IV et le duc de Bouillon et les rumeurs qui circulent dans les chancelleries finissent par donner à cette querelle la dimension d’un gigantesque complot.

Alors que le roi veut traiter cette rébellion en problème domestique dans un tête-à-tête avec Bouillon, la fuite de ce dernier la transforme en affaire d’État. La multiplication des interventions de princes étrangers met en cause la capacité du souverain à régler ses querelles avec ses sujets et au bout du compte remet en question son autorité. Henri IV ne semble plus maître en son royaume. Il est vrai que le cas de Bouillon est particulier en raison de son statut de prince souverain de Sedan, mais ses possessions dans le royaume ne font pas moins de lui un sujet du roi soumis à son autorité. Accepter les conseils des princes étrangers reviendrait pour Henri IV à reconnaître son impuissance à traiter les affaires du royaume. cet enjeu d’autorité accroît d’autant plus la méfiance du roi à l’égard du duc rebelle. Henri IV aurait pu pardonner ses incartades à l ’un de ses sujets, car c’est sur la clémence qu’il a bâti son règne, mais sa capacité à juger et régler ses affaires est désormais contestée52. L’intervention empressée des princes allemands érige Bouillon en victime de la tyrannie d’un prince qui plonge dans la disgrâce l ’un de ses plus fidèles capitaines. Elle organise une contre-propagande qui met en cause l’autorité du monarque. Capituler face aux demandes étrangères serait reconnaître son incapacité à régner et cette preuve de faiblesse pourrait être un appel à de nouveaux troubles, prêts à éclater.

La mise en marche de la machine punitive royale

L’année 1605 marque un tournant dans l’attitude d’Henri IV face à Bouillon car de nouvelles révélations viennent éclairer la conduite du duc. L’année 1605 est celle du retour à la cour de la reine Marguerite, et cet événement n’est pas anodin. Il est rendu notamment possible par les révélations de la dernière Valois sur des menées entreprises en Auvergne contre le roi53. Par diverses lettres, elle apprend à Henri IV que des rumeurs circulent, appelant les gentilshommes à se soulever contre lui. L’écuyer qui l’accompagne, La Rodelle, s’est retiré à temps de ces factions et tente de plaider sa cause et celles d’autres gentilshommes auprès du roi54. On trouve parmi eux Pierre de Rignac, commandant du château de Turenne, et Gédéon de Rassignac, tous deux fidèles du duc de Bouillon55. Henri IV perd patience car l’insoumission du duc prend peu à peu la forme d’une trahison et il décide d’intervenir devant la sédition qui menace son royaume. Les révélations de la reine Marguerite le conduisent à mener des enquêtes en Limousin, Périgord ou Quercy, où les réseaux de Bouillon sont encore très actifs. Selon les informations recueillies, le complot amorcé en mai devrait entrer dans sa phase décisive au mois de septembre, avec l’attaque des villes de Cahors, Sarlat, Villeneuve d’Agenais, Brive et Uzerche56. Henri IV envoie le duc d’Épernon avec dix compagnies du régiment des Gardes et quatre compagnies de cavalerie pour remettre les rebelles en son obéissance57. De son côté, le marquis de La Force se rend également en Limousin afin de rejoindre le roi, venu en personne se faire obéir de ses sujets. L’arrivée du souverain à Limoges en octobre 1605 permet de rétablir l’ordre, comme le souligne Villeroy :

[…] quant à nos brouillons du Limousin, ils sont entrés en telle apprehension sur le bruict de l’acheminement du Roy audit pays, suivy d’une chambre des grands jours que tous quasi excepté les gouverneurs des places de monsieur de Bouillon crient miséricorde, encore ceux la se laissent entendre qu’ils ouvriront au Roy, et à ceux qu’il envoyera, les autres desdites places, mais nous demandons qu’ils représentent eux mesme à Sa Majesté, et à la Justice par ce qu’ils sont accusés d’avoir solicité lesdicts gentilshommes au nom de Monsieur de Bouillon de se revolter, et de leur avoir distribué l’argent d’Espagne pour ce faire, avec un certain vallet de chambre ou secrétaire dudict duc, chose que Sa Majesté veult verifier et descouvrir jusques au fonds, bien vous puis je asseurer que ce rapport luy a esté faict moy present, par trois ou quatre presonnes, qui ont confessé avoir esté subornez de la part de Monsieur de Bouillon par les sieurs de Rignac, et de Vassignac58.

Le roi laisse donc un tribunal extraordinaire, conduit par le conseiller d’État Jean-Jacques de Mesme, sieur de Roissy, juger les accusés. Cette cour prononce onze condamnations à mort assorties du rasement des maisons, de la confiscation des biens et de la déchéance de leur descendance. Cinq chefs sont décapités : Jean de La Sudrie, sieur de Calveyrac, le capitaine Mathelin, les sieurs Chassein, Penygoudon et de Grispel. Quant au seigneur de La Chapelle-Byron, Jean-Guy de Beynac, sieur de Tayac, Jacques de Vezins de charry, sieur de Lygognac, Pierre de Reygnac, Gyversac et Gédéon de Vassignac, ils sont exécutés en effigie59. les gentilshommes en cause dans les troubles ont tenté de justifier leur comportement par le lien qu’ils entretenaient avec le duc. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure Bouillon contrôle leurs mouvements : ils le rendent en tous cas d’autant plus coupable aux yeux de son souverain. La situation est alors plus favorable pour le roi, car le duc de Bouillon a perdu certains de ses soutiens. C’est le cas de la reine Élisabeth d’Angleterre, persuadée de l’innocence du duc, qui meurt en mars 1603. Henri IV sonde son successeur par le biais de son ambassadeur en Angleterre qui lui confirme le peu d’affection que le roi Jacques porte au duc : « Il m’a fort blamé sa procédure et la mauvaise volonté qu’il faisait paraître à l’endroit de Vostre Majesté, et m’a déclaré fort librement qu’il n’avait aucun intérêt ni égard à la fortune ni aux actions dudit duc, sinon en tant qu’elle pouvoit déplaire ou préjudicier au repos de Vostre Majesté60. » L’année suivante, Claude de La Trémoille décède à son tour, alors qu’il était un fort soutien de Bouillon et un relais essentiel parmi les seigneurs protestants.

Fort de son action en Limousin, Henri IV est déterminé à aller en personne remettre Bouillon en son devoir, mais quelques incertitudes le retiennent. Si les « brouillons du Limousin » ont été réduits, il en va autrement d’un seigneur puissant comme le duc de Bouillon. On craint en outre les fossés et défenses de sedan qui la rendent prétendument imprenable. De plus, les libelles qui circulent à l’époque montrent la réticence des sujets à de nouvelles prises d’armes. Les désordres provoqués par les guerres civiles sont encore bien présents dans les mémoires, et on conjure alors le roi de ne pas s’exposer au danger61. Les négociations se poursuivent donc entre Villeroy et Du Maurier, secrétaire du duc62. Malgré l ’entremise d’odet de La Noue et de Louise de Coligny, Bouillon pense encore pouvoir gagner du temps. Après quelques tergiversations, Henri IV se lance finalement à la conquête de sedan à la tête de son armée, forçant Bouillon à se rendre. En effet, ce dernier n’a plus d’autre issue car il n’est pas en mesure de tenir un siège. Il a bénéficié de l ’aide des princes étrangers, mais ses charges à la cour et dans le royaume ne lui ont rien rapporté pendant quatre ans. Sa rébellion lui coûte cher car le roi a gelé toutes ses pensions. Le souverain commence par le priver de ressources, afin de limiter les occasions de prendre les armes et les lettres du duc à sa femme montrent combien l’argent est au cœur de ses préoccupations63. Élisabeth de Nassau gère comme elle le peut les domaines du duc en son absence, mais le manque de ressources est pesant. Tandis que le roi hésitait à assiéger sedan, sully, en bon gestionnaire, avait fait le calcul du coût d’un éventuel achat de la fidélité du duc :

Ce qui retient Mr de Bouillon et l’empêche de se remettre absolument en son devoir, sont les grandes despenses où un tel embarras d’affaires l’a constitué, et les grandes debtes et nécessité dont a cette occasion il se trouve accablé. Et sur ce m’a-t-il semblé qu’en luy baillant moyen de sortir d’icelle, toutes autres conditions luy seront supportables. Or ne scauriés vous faire si peu de despenses en vos levées et licenciemens, voyage, siege et retour, qu’elles ne montent à huit cent mil écus, desquels en offrant deux cens mil à Monsieur de Bouillon, ce sera toujours en epargné six cens mil s’il les accepte64.

Bouillon n’est pas en mesure de s’opposer par les armes à Henri IV et lorsque le roi approche de Sedan, il vient négocier sa soumission. Si la période est encore à la contestation et à la revendication, il n’est plus question de rallumer les troubles qui ont ruiné le royaume. Le duc ne se risque pas à un conflit armé avec le roi de France qui signerait sa chute définitive. Un traité est donc scellé, dans lequel il demande sa protection au roi de France et conserve ainsi ses titres et ses possessions65. En effet, la protection de Sedan accordée par Henri IV lors de son entrée en 1606 ne remet nullement en cause la souveraineté de la principauté. Cet acte comporte également une partie financière, une pension de 10 000 livres pour le fils de Bouillon. Celui-ci est d’ores et déjà inscrit dans ce contrat qui le lie avec le roi, Henri IV espérant ainsi créer une nouvelle génération dévouée au dauphin. Entre aussi dans la partie financière le paiement des troupes et de leur capitaine pour la défense de sedan, imposant un relai de l ’autorité royale dans la ville. Le sieur de Nettancourt, gentilhomme protestant de Champagne, est donc nommé à la tête de la garnison, accompagné de cinquante hommes66. Ces dispositions étaient prévues pour quatre ans mais la place est finalement rendue à Bouillon en 1608.

Suite à cet accord, le duc de Bouillon se rend au lever du roi le 6 avril 1606. Fidèle à sa politique de clémence, Henri IV l’accueille avec un fort bon visage. La soudaine soumission du duc est révélatrice des limites de la rébellion face au pouvoir royal. Pour bien le signifier et célébrer sa victoire, le roi avait convié ses nobles pour cet acte de pardon. Henri IV avait écrit à Bassompierre, ainsi qu’à charles de Guise et à Roger II de saint-Lary de Bellegarde pour leur annoncer la soumission du duc de Bouillon et les convier à venir à sedan pour son entrée. sur le chemin, ils rencontrent les ducs de Montpensier et d’Épernon, avec les duchesses de Guise et de Nevers et la princesse de Conti. Puis ils rejoignent le roi à Donchery, qui se prépare pour entrer le lendemain à Sedan67. Cette entrée symbolise la victoire d’Henri IV sur le duc et sera complétée par une seconde entrée du roi et de Bouillon à Paris68. Afin d’officialiser cette réconciliation, Henri IV veut que Bouillon marche immédiatement devant lui. Pierre de L’Estoile, en bon observateur, témoigne de cet événement le vendredi 28 avril :

Le roi revenant de son voyage de Sedan rentre à Paris par la porte Sainte Antoine accompagné de plusieurs princes et seigneurs et entr’autres M. le maréchal de Bouillon, qui était vêtu tout simplement d’un habillement tanné, monté sur un simple cheval sans aucune parade et portait un visage fort triste69.

Si Henri IV a finalement accordé son pardon à Bouillon, celui-ci s’inscrit dans un rituel d’humiliation puisque le duc doit physiquement et publiquement faire preuve de sa soumission. La correspondance du premier Bourbon après cette expédition de Sedan est révélatrice de sa volonté de signifier au monde qu’il a su se faire respecter. Tel César victorieux, il écrit à la princesse d’Orange :

Ma cousine, Je diray comme fit Cesar, Veni, vidi, vici ou comme la chanson ; Trois jours durèrent mes amours, Et se finirent en trois jours Tants j’estois amoureux… de Sedan70.

« Ses amours ne durèrent que trois jours » : à lire ces mots, la querelle semble bien insignifiante et le roi veut montrer que, par sa seule présence, il a su se faire respecter. Ici paraît un élément essentiel de la relation du roi à ses sujets : sa simplicité, sa trop grande familiarité à l’égard des nobles sont parfois critiquées. Dès les débuts de son règne, il se montre à la tête de ses troupes, certains lui reprochant de s’exposer au danger. Mais c’est ainsi qu’il compte affirmer sa légitimité. Contrairement à son prédécesseur qui avait tendance à institutionnaliser la cour et à élever des barrières entre lui et la noblesse, Henri IV instaure une relation personnelle avec elle. C’est d’ailleurs ce qui explique sa profonde déception et sa tristesse suite au désaveu de ses nobles lors du complot de Biron, que Villeroy atteste : « Vous sçaurez que ces brouilleries ont rendu le roy si chagrin et melancholique que sa santé s’en est ressentye, tellement que ses Medecins luy ont conseillé de faire une espece de diette […]71 ».

La réconciliation d’Henri IV avec le duc de Bouillon est à la vérité une nécessité politique. En rompant les relations, le roi aurait fait paraître au grand jour la fracture qui existe entre lui et sa noblesse. En se réconciliant avec le duc, il prouve au contraire qu’il est un roi de paix, prêt à ramener l’ordre dans son royaume. Par sa clémence, il démontre sa capacité à pardonner afin d’unir la noblesse autour de sa personne. Car bien que le partage du pouvoir ne soit plus de mise et que le rôle de conseiller ait été progressivement confié à des spécialistes des affaires, Henri IV a besoin de ses nobles. Ils sont le bras armé du souverain, celui qui lui permet de défendre le royaume contre les attaques des puissances étrangères, mais ils sont également le lustre de la royauté. Le premier Bourbon mesure les risques d’une telle rébellion pour son autorité. En se rapprochant des princes allemands, Bouillon a montré son pouvoir de basculer dans un autre système d’alliance, relâchant ainsi les liens qu’il avait avec la couronne de France. Or, la puissance du souverain reste très limitée s’il ne dispose plus de l’appui de la noblesse. On voit là les bornes de la concentration du pouvoir qu’Henri IV veut imposer car après la période des troubles civils, le souverain dépendait encore trop des seigneurs. Bien qu’il tende à faire de la cour le centre de distribution de la faveur royale, il ne peut empêcher de plier quelquefois devant ses nobles. La victoire d’Henri IV est donc somme toute relative et il n’est plus question des ralliements ligueurs célébrés du temps de la reconquête du royaume. Car cette rébellion trouve son origine dans une faille : celle du mécontentement de la noblesse face à un roi fort peu libéral et reconnaissant. Ces revendications nobiliaires rendent manifeste le changement dans la relation au pouvoir souverain apporté par les troubles de Religion. Avec la tolérance religieuse, le pouvoir royal rime avec raison d’État. Dans ce processus de « rationalisation », les nobles doivent trouver leur place, celle-ci se manifeste alors par la contestation du pouvoir et le rôle de modérateurs. Par la « promenade de Sedan », Henri IV parvient tout de même à mettre fin aux révoltes nobiliaires. Mais la guerre n’est pas gagnée : la rébellion du duc de Bouillon résonne encore dans les prises d’armes des princes sous la régence de Marie de Médicis.

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1. Copie d’une lettre escrite au roy par un gentilhomme françois sur les bruits qui courent que Sa Majesté veut aller assieger Sedan, 1606, p. 17.

2. José Luis CANO DE CARDOQUI, Tensiones hispanofrancesas en el siglo XVII. La Conspiracion de Biron 1602, Valladolid : Universidad de Valladolid, 1970.

3. Jean-Pierre BABELON, Henri IV, Paris : Fayard, 2009, p. 895.

4. Jacques MARSOLLIER, Histoire de Henry de La Tour d'Auvergne, duc de Bouillon : où l'on trouve ce qui s'est passé de plus remarquable sous les règnes de François II, Charles IX, Henry III, Henry IV, la minorité et les premières années du règne de Louis XIII, Paris ; François Barois, 1709, t. I, Avertissement au lecteur.

5. Henri ZUBER, Recherches sur l'activité politique et diplomatique de Henri de la Tour, vicomte de Turenne, puis due de Bouillon (1573-1623), École Nationale des Chartes, Positions de Thèses, 1982, p. 189-200. On retrouve un résumé de sa thèse dans l’article de Frank DELTEIL, « Henri de la Tour, duc de Bouillon : recherche récente et compléments », BSHPF 132 (1986), p. 79-89.

6. Romain MARCHAND, « Conciliation et réconciliation : un exemple politique, l’affaire Biron-Bouillon 1602-1606 », dans Franck COLLARD et Monique COTTRET (dir.), Conciliation, réconciliation aux temps médiévaux et modernes, Paris : Presses Universitaires de Paris Ouest, 2012, p. 141-160, développé dans sa thèse : Henri de La Tour (1555-1623) sous la direction de Jean Duma, soutenue le 27 novembre 2014, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

7. Nicola Mary SUTHERLAND, The Huguenot Struggle for Recognition, New Haven : Yale University Press, 1980, p. 287.

8. Arlette JOUANNA, Le devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l'Etat moderne, Paris : Fayard, 1989.

9. Simon HODSON, « Politics of The Frontier : Henri IV, The Marechal-Duc de Bouillon and the sovereignty of Sedan », French History, vol. 19, n° 4 (2005), p. 413-439.

10. Edmund H. DICKERMAN, Anita M. WALKER, « The Politics of Honour : Henri IV and the Duke of Bouillon, 1602-1606 », French History, vol.14 (4), 2000, p. 383-407.

11. Henri de la TOUR d’AUVERGNE duc de Bouillon, Mémoires de Henri de La Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, depuis Duc de Bouillon adressés à son fils le Prince de Sedan, in MICHAUD et POUJOULAT (éd.), Nouvelle collection des mémoires pour servir à l'histoire de France depuis le xiiie siècle jusqu'à la fin du xviiie siècle, Paris, 1838, t. XI, p. 1-54.

12. J. MARSOLLIER, Histoire de Henry de La Tour d'Auvergne, op. cit., t. II, Livre IV, p. 19.

13. F. DELTEIL, « Henri de la Tour, duc de Bouillon : recherche récente et compléments », art. cit., p. 79-89.

14. Fadi EL HAGE, « Les nominations de maréchaux de France protestants et l ’évolution de la monarchie française à l’époque moderne (xvie- xviie siècle) », BSHPF 158 (2012), p. 690.

15. Étienne BALUZE, Histoire généalogique de la maison d'Auvergne justifiée par chartes, titres, histoires anciennes et autres preuves authentiques, par monsieur Baluze, Paris : A. Dezailler, 1708, t. I, p. 440.

16. Romain MARCHAND, « Henri de la Tour et ses réseaux », in Jean DUMA (dir.), Histoires de nobles et de bourgeois. Individu, groupes, réseaux en France, xvie-xviiie siècle, Paris : Presses Universitaires de Paris Ouest, 2011, p. 79-96.

17. Nicolas LE ROUX, « La maison du roi sous les premiers Bourbons. Institution sociale et outil politique », in Chantal GRELL et Benoît PELLISTRANDI (dir.), Les cours d'Espagne et de France au xviie siècle, Madrid : Casa de Velazquez, 2007, p. 20.

18. Maximilien de BÉTHUNE, duc de Sully, Mémoires des sages et royales œconomies d'estat… de Henry le Grand, in MICHAUD et POUJOULAT (ed.), Nouvelle collection des mémoires pour servir à l'histoire de France, Paris : 1836-1839, série 2, t. 2, p. 161.

19. Olivia CARPI, Une république imaginaire. Amiens pendant les troubles de religion 1559-1597, Paris : Belin, 2005, p. 216-228.

20. Voir à ce sujet Hugues DAUSSY, « Gaspard de Schomberg, un médiateur au service de la paix », in Paul MIRONNEAU et Isabelle PEBAY-CLOTTES (dir.), Paix des armes, paix des âmes, Paris : Imprimerie nationale, 2000, p. 107.

21. Janine GARRISSON, « Les Grands du parti protestant et l’Edit de Nantes », in Michel GRANDJEAN et Bernard Roussel (dir.), Coexister dans l'intolérance. L’édit de Nantes, Genève : Labor et Fidès, 1998, p. 175.

22. SULLY, Mémoires, op. cit., p. 160.

23. Michel DE WAELE, « Henri IV, politicien monarchomaque ? Les contrats de fidélité entre le roi et les Français », in Jean-François LABOURDETTE, Jean-Pierre Poussou et Marie-Catherine VIGNAL (dir.), Le Traité de Vervins, Paris : Presses de l’Université de Paris Sorbonne, 2000, p. 117-134.

24. Henri ZUBER, « Sully et les protestants 1594-1610. Un serviteur d’Henri IV face à ses coreligionnaires », Dix-septième siècle 174 (1992), p. 43-52.

25. Philippe HAMON, « Sous Henri IV une reconstruction financière ? », in Michel DE WAELE (dir.), Lendemains de guerre civile. Réconciliations et restaurations en France sous Henri IV, Québec : Presses de l’université Laval, 2011, p. 127-162.

26. Laurent AVEZOU, Sully à travers l'histoire: les avatars d'un mythe politique, Paris : École des Chartes, 2001, p. 22.

27. BnF, Ms NAF 7161, fol. 20, (« Interrogatoire fait par lesdits sieurs commissaires le 28 septembre 1602, de Messire Charles batard de Valois comte d’Auvergne prisonnier contre ledit duc de Biron »).

28. BnF, Ms fr 3501, fol. 11 (lettre de Villeroy à Beaumont, 5 décembre 1602).

29. BnF, Ms fr 3500, fol. 287-290 (lettre de Bouillon au roi, Saint-Céré, 30 novembre 1602).

30. « Mémoire justificatif ou exposé de sa conduite dans l’affaire du duc de Bouillon adressée par François d’Aerssen aux Etats généraux, Paris 16 mars 1603 », in Georges Willem VREEDE (ed.), Lettres et Négociations de Paul Choart, seigneur de Buzanval, Ambassadeur ordinaire de Henri IV en Hollande et de .François d’Aerssen agent des Provinces-Unies en France, Leyde, 1846, p. 393.

31. E. H. DICKERMAN, A. M. WALKER, « The Politics of Honour », art. cit., p. 383-407.

32. G. W VREEDE, Lettres et négociations de Paul Choart seigneur de Buzenval, ambassadeur, op. cit., p. 426.

33. Hervé DREVILLON, « L’âme est à Dieu, l’honneur à nous. Honneur et distinction de soi dans la société d’Ancien Régime », Revue Historique 654 (2010), p. 362.

34. Stéphane CAPOT, La Chambre de l'Édit de Castres : 1579-1679. Justice et religion en Languedoc au temps de l'Édit de Nantes, Paris : École des Chartes, 1998.

35. AN, R2 53, Papiers des princes, Maison de Bouillon, fol. 265 (lettres originales du duc de Bouillon à sa femme, Castres, 19 décembre 1603).

36. Didier Poton, Duplessis-Mornay, 1549-1623. Le « Pape des Huguenots », Paris : Perrin, 2006, p. 180.

37. J. BERGER DE XIVREY, Lettres missives d’Henri IV, op. cit., t. V, p. 711 (Henri IV au landgrave de Hesse, Fontainebleau, 7 décembre 1602).

38. J. BERGER DE XIVREY, Lettres missives d'Henri IV, op. cit., t. III, p. 72 (Henri IV à Duplessis-Mor-nay, au camp d’Estampes, 7 novembre 1589).

39. Ibid. (lettre de Henri IV à M. de Rosny, Paris, 27 juillet 1605).

40. Jacques NOMPAR DE CAUMONT LA FORCE, Mémoires authentiques de Jacques Nompar de Caumont Duc de La Force, maréchal de France, Paris : Charpentier, 1843, p. 151.

41. SULLY, Mémoires, op. cit., p. 134 (Henri IV à Sully, janvier 1606).

42. BnF, Ms fr. 24168, fol. 263 (lettre de Frédéric électeur Palatin à Henri IV, Heidelberg, 8 février 1603).

43. BnF, Ms NAF 7161, fol. 151 (« Remontrances des Suisses au roi pour le fait de Mr de Bouillon », 26 avril 1605).

44. Léonce ANQUEZ, Henri IV et l'Allemagne, d'après les mémoires et la correspondance de Jacques Bongars, Paris : Hachette, 1887, p. 103.

45. La première eu lieu avec le connétable Montmorency, la seconde en 1591 afin de demander des renforts à la reine.

46. BnF, Ms fr. 3500, fol. 296 (lettre de Beaumont à Henri IV, 5 décembre 1602).

47. Bernard BARBICHE (éd.), Correspondance du nonce en France, Innocenzo Del Bufalo évêque de Camerino (1601-1604), Rome : Presses de l’Université Grégorienne, 1964, p. 671 (lettre de Del Bufalo à Aldobrandini, 23 février 1604).

48. Bnf, Ms fr. 23351, fol. 7 (lettre de Mr de Bouillon au roi en 1604).

49. Solange DEYON et Pierre DEYON, Henri de Rohan. Huguenot de plume et d'épée 1579-1638, Paris : Perrin, 2000.

50. L. ANQUEZ, op. cit., p. 106.

51. AN, 120 AP 51, archives privées Fonds Sully / Béthune, fol.303, (lettre de M. le comte de Béthune au roi, Rome, 10 mars 1603).

52. Michel de WAELE, « Image de force, perception de faiblesse. La clémence d’Henri IV », Renaissance and reformation 17, n°4 (1993), p. 51-60.

53. Eliane VIENNOT, « Marguerite de Valois et le comté d’Auvergne : stratégie pour la reconquête du pouvoir », in Kathleen WILSON-CHEVALIER et Eliane VIENNOT (dir.), Royaume de fémynie. Pouvoirs, contraintes, espaces de liberté des femmes, de la Renaissance à la Fronde, Paris : Champion, 1999, p. 91-102.

54. J. BERGER DE XIVREY, Lettres missives d'Henri IV, op. cit., t. VI, p. 475 (lettre de Henri IV au landgrave de Hesse, Monceaux, 13 juillet 1605).

55. Henri OUVRÉ, Documents inédits sur l'histoire du protestantisme en France et en Hol-lande.1566-1636: Aubéry Du Maurier, ministre de France à La Haye, Paris : Durand, 1853, p. 119.

56. BnF, Ms fr. 704, fol. 120 (procédures contre les complices du duc de Bouillon, 1605).

57. Guillaume GIRARD, Histoire de la vie du duc d'Epernon, Paris : Montalant et de Bure, 1730, t. II, p. 290.

58. BnF, Ms fr. 3513, fol. 88 (lettre de Villeroy à Beaumont, 12 septembre 1605).

59. Jacques NOMPAR CAUMONT DE LA FORCE, op. cit., p. 179.

60. BnF, Ms fr. 3513, fol. 153 (lettre de Beaumont à Henri IV, 26 octobre 1605).

61. François de CAÜVIGNY sieur de Colomby, Discours présenté au Roy avant son partement pour aller assiéger Sedan, Paris : Prevosteu, 1606, p. 4.

62. H. OUVRE, op. cit., p. 124.

63. AN, R 2 53, Papiers des princes, fol. 262-287 (lettres du duc de Bouillon à Elisabeth de Nassau, janvier 1603).

64. SULLY, Mémoires, op.cit., t. III, p. 12.

65. Archives Affaires étrangères, Correspondance diplomatique 15, Allemagne, Petites Principautés. Duché de Bouillon 1243-1790, fol. 19.

66. Laurent BOURQUIN, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux XVIe et XVIIe siècles, Paris : Publications de la Sorbonne, 1994, p. 126-127.

67. François de BASSOMPIERRE, Journal de ma vie, éd. marquis de Chantérac, Paris : Renouard, 1873, p. 175.

68. Pascal LARDELLIER, Les miroirs du paon. Rites et rhétoriques politiques dans la France d’Ancien Régime, Paris : Champion, 2003, p. 35.

69. Pierre de L’ESTOILE, Journal de l’Estoile pour le règne de Henri IV et le débutdu règne de Louis XIII (1589-1611), éd. L.-R. Lefèvre et A. Martin, Paris : Gallimard, 1958, t. II, p. 111.

70. BERGER DE XIVREY, Lettres missives, op. cit., t.VI, p. 596 (lettre de Henri IV à Louise de Coligny, Donchery, 2 avril 1606).

71. BnF, Ms fr. 3501, fol.12 (lettre de Villeroy au sieur de Beaumont, 5 décembre 1602).