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Quand un fragment d’histoire devient poésie : d’Aubigné, Sancerre et le jeu des sources

Bruna Conconi

Université de Bologne

Il existe un épisode mineur de la saison de la saint-Barthélemy, dont on trouve l’écho dans l’œuvre d’Agrippa d’Aubigné historien et poète, et qui a déjà attiré l’attention de la critique par le passé, mais sur lequel il vaut néanmoins la peine de revenir.

Voici comment il est relaté dans le sixième livre de l’Histoire universelle et évoqué aux vers 483-562 de Misères :

alors ils virent bien quelle sorte de guerre on leur vouloit faire, asçavoir par la famine : [...] car dès la fin de Mars, ils avoyent mangé les asnes, et puis après les mulets, les chevaux, les chats et rats, les taupes ; et la chair des chiens se vendoit au marché. Ils permirent à ceux qui se pourroyent sauver de la ville de le faire, et à ceux qui demeurerent ordonnerent au commencement demi livre de pain, et puis vindrent à un quart : [...] On leur dressa devant la porte vieille un nouveau fort : mais ils ne daignoyent le regarder, n’ayans plus à craindre que la faim. Que m’amuserai-je à vous dire que la chair de cheval se vendoit deux testons la livre : une teste huict livres ; un foye cinq escus : quand il n’y eut plus de tout cela mesme à vendre, on faisoit boüillir les cuirs, les peaux de cheval et de chiens : tout ce qui avoit passé par les tanneries et les mains des conroyeurs : les peaux des selles, les estrivieres, les cuirs des soufflets, les ongles et cornes de bœufs, de chevaux et de chiens jettez de long temps et demi pourris dans les fumiers : Il ne demeura aux maisons aucuns titres en parchemin. Il n’y eut point d’herbes qui ne fussent arrachées : quoi qu’elles donnassent la mort, pourveu qu’elles peussent remplir : En fin le suif n’estant plus que pour les plus riches, ils firent du pain de paille haschee et d’ardoize, y meslant du fumier de chevaux : et tout ce qu’ils pensoyent avoir quelque suc : Je dirai pour le dernier, une fille de trois ans morte de faim et mise en terre, fut desterree par sa mere, et mangee par le pere et elle : Et ces deux estans descouverts, bruslez par la Justice.

En fin plusieurs se jetterent dans les vignes, pour cercher des limats et les racines, tendans l’estomach aux arquebusades que les soldats leur tiroyent, apprehendans le seul languir, et ayans la mort pour soulas2.

Pourquoi, chiens, auriez-vous en cette âpre saison

(Nés sans raison) gardé aux hommes la raison,

Quand Nature sans loi, folle, se dénature,

Quand Nature mourant dépouille sa figure,

Quand les humains privés de tous autres moyens,

Assiégés, ont mangé leurs plus fidèles chiens,

Quand sur les chevaux morts on donne des batailles

A partir le butin des puantes entrailles ?

Même aux chevaux péris de farcin et de faim

On a vu labourer les ongles de l’humain

Pour chercher dans les os et la peau consumée

Ce qu’oubliait la faim et la mort affamée.

Cette horreur que tout œil en lisant a douté,

Dont nos sens démentaient la vraie antiquité,

Cette rage s’est vue, et les mères non-mères

Nous ont de leurs forfaits pour témoins oculaires.

C’est en ces sièges lents, ces sièges sans pitié,

Que des seins plus aimants s’envole l’amitié.

La mère du berceau son cher enfant délie ;

L’enfant qu’on débandait autrefois pour sa vie

Se développe ici par les barbares doigts

Qui s’en vont détacher de nature les lois.

La mère défaisant, pitoyable et farouche,

Les liens de pitié avec ceux de sa couche,

Les entrailles d’amour, les filets de son flanc,

Les intenstins brûlant par les tressauts du sang,

Le sens, l’humanité, le cœur ému qui tremble,

Tout cela se détord et se démêle ensemble.

L’enfant, qui pense encore aller tirer en vain

Les peaux de la mamelle, a les yeux sur la main

Qui défait les cimois : cette bouche affamée,

Triste, sourit aux tours de la main bien aimée

Cette main s’employait pour la vie autrefois ;

Maintenant à la mort elle emploie ses doigts,

La mort qui d’un côté se présente, effroyable,

La faim de l’autre bout bourrelle impitoyable.

La mère ayant longtemps combattu dans son cœur

Le feu de la pitié, de la faim la fureur,

Convoite dans son sein la créature aimée

Et dit à son enfant (moins mère qu’affamée) :

« Rends misérable, rends le corps que je t’ai fait ;

Ton sang retournera où tu as pris le lait,

Au sein qui t’allaitait rentre contre nature ;

Ce sein qui t’a nourri sera ta sépulture  ».

La main tremble en tirant le funeste couteau,

Quand, pour sacrifier de son ventre l’agneau,

Des pouces elle étreint la gorge, qui gazouille

Quelques mots sans accents, croyant qu’on la chatouille :

Sur l’effroyable coup le cœur se refroidit.

Deux fois le fer échappe à la main qui roidit.

Tout est troublé, confus, en l’âme qui se trouve

N’avoir plus rien de mère, et avoir tout de louve.

De sa lèvre ternie il sort des feux ardents,

Elle n’apprête plus les lèvres, mais les dents,

Et des baisers changés en avides morsures.

La faim achève tout de trois rudes blessures,

Elle ouvre le passage au sang et aux esprits ;

L’enfant change visage et ses ris en ses cris ;

Il pousse trois fumeaux, et n’ayant plus de mère,

Mourant, cherche des yeux les yeux de sa meurtrière.

On dit que le manger de Thyeste pareil

Fit noircir et fuir et cacher le soleil.

Suivrons-nous plus avant ? voulons-nous voir le reste

De ce banquet d’horreur, pire que de Thyeste ?

Les membres de ce fils sont connus au repas,

Et l’autre étant déçu ne les connaissait pas.

Qui pourra voir le plat où la bête farouche

Prend les petits doigts cuits, les jouets de sa bouche ?

Les yeux éteints, auxquels il y a peu de jours

Que de regards mignons embrasaient ses amours !

Le sein douillet, les bras qui son col plus n’accollent,

Morceaux qui soûlent peu et qui beaucoup désolent ?

Le visage pareil encore se fait voir,

Un portrait reprochant, miroir de son miroir,

Dont la réflexion de coupable semblance

Perce à travers les yeux l’ardente conscience.

Les ongles brisent tout, la faim et la raison

Donnent pâture au corps et à l’âme poison.

Le soleil ne put voir l’autre table fumante :

Tirons sur cette-ci le rideau de Thimante3.

Le siège de Sancerre — tel est le nom de la citadelle berrichonne bloquée par les troupes royales du gouverneur La Châtre entre janvier et août 1573 — avait tout pour retenir l’intérêt de d’Aubigné. Sa prédilection pour « la petite guerre  » est bien connue4. Entendons par là ces petits événements qui, davantage que les grands, pouvaient être l’expression de la décadence du présent, d’une dégénérescence qui n’avait pas épargné le peuple élu. Aussitôt après avoir abandonné le feu du martyre au profit du fer — « Nos péchés ont chassé tant de braves courages, / On ne veut plus mourir pour les saints témoignages  » (IV, 745-746)5 —, celui-ci avait fini par utiliser en effet la violence contre des victimes innocentes de la même manière que ne l’avaient fait les troupes des soldats catholiques. De petits événements se prêtant mieux en outre à illustrer le cadre interprétatif à la base de son épopée entière, prévoyant inévitablement la chute entre l’élection et la résurrection, et qui, pour cette raison, comme l’a montré André Thierry, avaient conquis le devant de la scène, quitte à ne pas respecter la hiérarchie réelle des faits6.

Or, selon Madeleine Lazard, d’Aubigné était venu à connaissance des circonstances dramatiques dans lesquelles s’était trouvée la citadelle berrichonne par le biais de témoignages directs : « Agrippa avait souffert du martyre de Sancerre dont l’information était parvenue par les assiégeants, qui allaient et venaient. Il y avait expédié quarante hommes de sa compagnie7  ». En tous cas, toute l’affaire était arrivée aux oreilles des gens de l’époque : un ouvrage — l’Histoire memorable du pasteur Jean de Léry (s.l., s.n., 1574) — bientôt traduit dans plusieurs langues, adapté, repris ensuite littéralement par des chroniqueurs et des historiens renommés, avait en effet déjà assuré sa résonance européenne.

Sans définir avec précision le rôle joué par les intermédiaires, Géralde Nakam, au début des années 1970, fixait toutefois la dette contractée par d’Aubigné par rapport à l’Histoire memorable : « [La Popelinière, Bèze, Crespin, Goulart] utilisent directement les données de Léry, que d’Aubigné reprendra dans l’Histoire universelle et, d’abord, dans les Tragiques8  ». Et dans ces quelques pages, qui ont constitué un point de référence incontournable pour la critique pendant des décennies, la seiziémiste établissait, au-delà d’affirmations d’ordre général — « le document de l’Histoire memorable de la ville de Sancerre est de ceux qui fournissent à d’Aubigné un inventaire de faits et un répertoire d’images9  » — des renvois textuels précis. L’un de ceux-ci aurait bénéficié d’un crédit certain chez les spécialistes : c’est la section intitulée Famine et désolation, qui mettait en relation le dixième chapitre de l’Histoire memorable de Léry et les vers 311-612 de Misères reportés ci-dessus, là où selon Géralde Nakam « D’Aubigné condense, bouscule, élargit10  ».

Il est rare, en effet, que les seiziémistes qui ont suivi ses traces aient exprimé une quelconque forme de précaution envers des attestations si nettes11 ; et, quand ils l’ont fait — par exemple Frank Lestringant dans une note de son édition des Tragiques : « il pouvait avoir lu [...] l’Histoire memorable de la ville de Sancerre12  » — ils n’ont pour ainsi dire pas vraiment cherché de sentiers alternatifs par la suite. Pourtant, un examen philologiquement un peu plus aguerri aurait pu démontrer que d’Aubigné s’était effectivement inspiré de Léry, mais qu’une telle filiation n’était pas directe et comptait plus d’un passage intermédiaire. Pour le comprendre, c’était toutefois de l’Histoire universelle et non pas des Tragiques qu’il fallait partir.

La comparaison entre l’extrait de l’Histoire universelle reporté ci-dessus et le passage correspondant de l’Historia sui temporis de Jacques-Auguste de Thou montre clairement le rôle exercé auprès du poète huguenot par cet « auteur excellent  » dont, comme on le sait, d’Aubigné lui-même avoue avoir « tiré beaucoup de choses  », quoiqu’en réalité il n’indique pas toujours explicitement sa source13. Même si, en vérité, c’est à partir de la comparaison des passages de ces deux auteurs avec les différentes versions de la chronique de Léry qu’émerge l’information la plus intéressante, c’est-à-dire la preuve que le texte qui parvient à d’Aubigné par le biais de Thou n’est pas exactement l’Histoire memorable, mais son adaptation latine, soit le fruit d’une intervention de médiation bien plus complexe qu’une simple traduction14. Ce qui montrerait par conséquent que S’opération attribuée par Géralde Nakam à S’auteur des Tragiques — « D’Aubigné condense, bouscule, élargit  » — avait en réalité déjà été menée à terme au cours des deux passages précédents, comme cela apparaît d’ailleurs de façon évidente à partir du simple rapprochement des toutes premières lignes des trois textes :

Ex eo tempore invalescebat fames durissima in oppido, et obsessos plurimum infirmabat. Nam mense Martio primum asinus ad cibum cæsus est : postea muli, equi, feles, mures, talpe, canes publice in foro venditi ex autoritate Senatus, ut omnibus æque, quoad ej fieri posset, conleret. Postea Iunio mense volentibus ex oppido excedere facultas data : consistentibus singulis attributa primum felibra panis, post octiduum quadrans libræ in dies singulos: tandem per hebdomadas quasque singulæ libræ viritim datæ15.

Iam enim penuria magna rerum invaluerat, et carnibus deficientibus Martio mense elapso primum asini ad esum cæsi fuerant ; postea muli, equi, feles, mures, talpæ, ac postremo canes, ac leporarii præcipue, quod pane fere alantur, in macello ex concilii auctoritate propalam venditi. Tum volentibus urbes excedere facultas data ; iis, qui remanserunt, primum selibra panis, post octiduum quadrans libræ tantum in singulos dies viritim attributus16.

alors ils virent bien quelle sorte de guerre on leur vouloit faire, asçavoir par la famine : [...] car dès la fin de Mars, ils avoyent mangé les asnes, et puis après les mulets, les chevaux, les chats et rats, les taupes ; et la chair des chiens se vendoit au marché. Ils permirent à ceux qui se pourroyent sauver de la ville de le faire, et à ceux qui demeurerent ordonnerent au commencement demi livre de pain, et puis vindrent à un quart 17.

Dans la part importante de texte consacrée à la famine — un chapitre entier composé de plus de trente-six pages dans l’Histoire memorable, un dixième dans l’adaptation latine, dans les Historiæ sui temporis et dans l’Histoire universelle — attardons-nous toutefois un moment sur le point culminant du climax qui voit la dégradation humaine arriver à l’acte d’anthropophagie. La comparaison entre les trois extraits montre de façon encore plus évidente le rapport différent qui lie de Thou et d’Aubigné à la chronique de Léry :

ne plura, puella triennis ex fame confecta et jam elata, de consilio vetulæ refossa parentibus fuit cibo. His calamitatibus et inopia rerum, alii expirare, alii efferri, alii elatos prosequi et præeuntibus cadaveribus invidere, ad trigenos quotidie fame occidere, alii sese extra oppidum conferre, ab hostibus repulsi aut vulnerati claviculis vitium, limacibus, herbis sylvestribus ægre vitam tolerare, inedia languere, in fossa oppidi misere emori, omnes flebiliter tantis ærumnis ingemere18.

et, ne quid ad extremæ necessitatis exemplum deesset, puella triennis ex fame mortua et jam elata, de consilio vetulæ refossa ipsis parentibus cibo fuit, qui tamen re comperta magistratus sententia ad ignem damnati sunt ; ut hæc obsidio Samaritanæ famis in sacris libris memoratæ, Hierosolimitanæ a Flavio Iosepho descriptæ, et Numantinæ historijs Romanis celebratæ, quæ vix a multis creditur, fidem astruat. [I]n hac tristi rerum facie cottidie videre erat alios per vicos expirare, alios afferri, alios funus prosequi, et præeuntibus cadaveribus invidere ; patres vero, cum filios efferrent, superstibus eandem sortem cum lacrimis brevi denuntiare. [I]ta in dies ad XXX fere fames perimebantur, Extra oppidum se proripientes ab hostibus repulsi ac vulnerati spreta vulnerum cura in fossa claviculis vitium, limacibus, herbis silvestribus ægre vitam tolerabant, et languentes inter eiulatus ac lamenta emoriebantur, mora quam morte ipsa magis cruciati19.

Je dirai pour le dernier, une fille de trois ans morte de faim et mise en terre, fut desterree par sa mere, et mangee par le pere et elle : Et ces deux estans descouverts, bruslez par la Justice.

En fin plusieurs se jetterent dans les vignes, pour cercher des limats et les racines, tendans l’estomach aux arquebusades que les soldats leur tiroyent, apprehendans le seul languir, et ayans la mort pour soulas20.

On trouve au moins une donnée et un renvoi textuel, absents dans l’adaptation latine de l’Histoire memorable, prouvant que de Thou, tout en choisissant de suivre cette dernière, avait eu entre les mains (ainsi que dans ses étagères comme l’indique le catalogue de sa bibliothèque 21 ) la version originale française : nous nous référons à la condamnation au bûcher des époux Potard et à l’idée de l’histoire présente comme confirmation des plus incroyables événements du passé, absente dans l’Histoire universelle22, mais que d’Aubigné reprendra évidemment de De Thou aux vers 495-498 de Misères : « Cette horreur que tout œil en lisant a douté, / Dont nos sens démentaient la vraie antiquité, / Cette rage s’est vue, et le mères non-mères / Nous ont de leurs forfaits pour témoins oculaires.  » On ne pourrait déduire rien de semblable à propos du passage de l’Histoire universelle, dans lequel, adhérant de façon extrêmement fidèle à la version de De Thou, d’Aubigné affirme ouvertement sa dette envers l’historien le plus neutre de l’époque (affirmant par là même de manière stratégique sa neutralité), bien que ce dernier eût à son tour fondé sa reconstruction des faits à partir du témoignage d’un pasteur protestant !

Les lignes qui suivent le bref renvoi à l’épisode d’anthropophagie dans les Historiæ de De Thou et dans l’Histoire universelle laissent entrevoir un autre point de contact important entre les deux auteurs, un point de contact indépendant du témoignage de Léry. En effet, si, pendant un instant, nous posons notre regard ailleurs que sur ce petit corps exhumé, où il est fixé naturellement, nous remarquons que de Thou reprend de l’adaptation latine une considération absente dans la version originale, en la développant encore davantage. Pour ces pauvres survivants exténués, à la limite de l’épuisement, la mort devient quelque chose d’enviable — « alii elatosprosequi etpraeeuntibus cadaveribus invidere  » — et la lenteur de son accomplissement — voici ce que de Thou ajoute — est à leurs yeux quelque chose de terriblement plus épouvantable que la mort elle-même : « mora quam morte ipsa magis cruciati  » ; « moins tourmentez par la mort que par le retardement de la mort23  », ou, de façon plus efficace dans la traduction du xviiie siècle, « moins effrayés de la mort même que de sa lenteur24  ». Une idée que l’historien-poète sait rendre encore plus puissante dans l’Histoire universelle, au moyen de l’image de ces malheureux et de leurs corps penchés vers les tireurs au lieu d’essayer d’esquiver leurs balles, « apprehendans le seul languir, et ayans la mort pour soulas  ».

« Ces sièges lents, ces sièges sans pitié  » (I, 499), l’auteur des Tragiques les évoquera, bien sûr, justement dans les vers de Misères traditionnellement interprétés comme l’écho de l’histoire de Sancerre et au vers 286 de Jugement il sera d’ailleurs à nouveau question d’un « siège languissant  ». Mais ce n’est pas tout. L’image du passage lent de la vie à trépas prend en effet l’allure d’une sorte de poétique tout au long de l’œuvre de d’Aubigné : « Agonia come poesia : tragico d’Aubigné  », pour reprendre l’heureuse formule de Daniela Boccassini25 reproposant, il y a une trentaine d’années, le parallèle classique entre l’un des sonnets les plus célèbres de l’Hécatombe à Diane, le XIV, et quelques vers tout aussi connus du grand poème épique :

Je vis un jour un soldat terrassé,

Blessé à mort de la main ennemie,

Avecq’ le sang l’ame rouge ravie

Se debattoit dans le sein transpercé.

De mille mortz ce perissant pressé

Grinçoit les dentz en l’extreme agonie,

Nous prioit tous de luy haster la vie :

Mort et non mort, vif non vif fust laissé.

Ha, di-je allors, pareille est ma blessure,

Ainsi qu’à luy ma mort est toute seure,

Et la beauté qui me contraint mourir

Voit bien comment je languy à sa veue,

Ne voulant pas tuer ceux qu’elle tue,

Ny par la mort un mourant secourir26.

J’ois d’un gosier mourant une voix demi-vive :

Le cri me sert de guide, et fait voir à l’instant

D’un homme demi-mort le chef se débattant,

Qui sur le seuil d’un huis dissipait sa cervelle.

Ce demi-vif la mort à son secours appelle

De sa mourante voix, cet esprit demi-mort

Disait en son patois (langue de Périgord) :

« Si vous êtes Français, Français, je vous adjure,

Donnez secours de mort, c’est l’aide la plus sûre

Que j’espère de vous, le moyen de guérir ;

Faites-moi d’un bon coup et promptement mourir (I, 382-392)27.

Paradoxalement donc, le fruit le plus fécond de ce dixième chapitre de l’Histoire memorable auquel, dans la lignée de Géralde Nakam, la critique a indissociablement lié les Tragiques, ne provient pas de Léry. Au contraire, si ce n’était à cause de l ’énumération d’aliments de plus en plus répugnants qui anticipe l’épilogue tragique — inventaire qui vient de loin, avant même la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe toujours évoquée, comme nous avons déjà eu l’occasion de le rappeler28, — si nous nous limitions seulement à l’épisode d’anthropophagie, Léry n’aurait presque rien à voir avec cela, puisqu’il s’agit d’ailleurs dans son texte, contrairement aux Tragiques, d’un acte perpétré sur le corps d’une fillette déjà morte et déterrée ensuite.

Par ailleurs, il faut noter que, dans le poème de d’Aubigné, le début de la lente dégradation physique et morale, corollaire de l’absence de nourriture, est précédente à cette énumération et pourrait remonter au moins aux événements de Montmoreau29, distants de Sancerre aussi bien au niveau temporel que spatial dans la réalité historique, mais tout à fait proches dans la fiction littéraire30. En effet, tout débute par la faim qui pousse les chevaliers allemands alliés à Coligny, les « perfides parfaits  » (I, 431), à massacrer une famille entière incapable de satisfaire leurs besoins de nourriture — « Les reîtres m’ont tué par faute de viande  » (I, 393) — et tout s’achève par l’acte d’anthropophagie qui voit le peuple élu au centre de l’accomplissement de la menace divine, qui ne récite pas uniquement, de façon générique, « Et tu mangeras le fruit de ton sein, la chair de tes fils et de tes filles, que le Seigneur ton Dieu t’as donnés — pendant le siège, dans la misère où t’auront mis tes ennemis  », mais, poursuit le Deutéronome :

L’homme le plus délicat et le plus raffiné de chez toi jettera un regard mauvais sur ses frères, sur la femme qu’il a serrée contre son cœur et sur ceux de ses fils qu’il aura conservés, de peur d’avoir à donner à l’un d’eux une part de la chair de ses fils qu’il mangera sans en laisser rien du tout — pendant le siège, dans la misère où t’auront mis tes ennemis, dans toutes tes villes. La femme la plus délicate et la plus raffinée de chez toi, celle qui ne songe même pas à poser par terre la plante du pied tant elle est raffinée et délicate, jettera un regard mauvais sur l’homme qu’elle a serré contre son cœur, sur son fils et sa fille, sur son rejeton qui est sorti d’entre ses jambes, sur les enfants qu’elle a mis au monde ; car, dans la privation de toute chose, elle les mangera en cachette — pendant le siège, dans la misère où t’auront mis tes ennemis, dans tes villes (XXVIII, 53-57).

Tout comme cela arrivera aux faux vainqueurs d’aujourd’hui — illustrent les vers 312 à 320 de Jugement — une fois que l’ordre sera finalement rétabli :

L’œil have et affamé des femmes enragées

Regardera la chair de leurs maris aimés ;

Les maris forcenés lanceront affamés

Les regards allouvis sur les femmes aimées,

Et les déchireront de leurs dents affamées.

Quoi plus ? celles qui lors en deuil enfanteront

Les enfants demi-nés du ventre arracheront,

Et du ventre à la bouche, afin qu’elles survivent,

Porteront l’avorton et les peaux qui le suivent.

Or, si nous jetons un regard en arrière sur le chemin parcouru, de De Thou à l’adaptation latine, jusqu’à la version originale française de l’Histoire memorable, nous ne trouvons aucune trace ni de la dégénérescence qui, après l’ennemi, touche l’allié pour arriver au peuple élu, ni de l’acte d’anthropophagie perpétré non plus seulement sur des cadavres mais, du moins en pensée et dans l’intention, sur des corps vivants ; même si dans l’Histoire memorable la possibilité d’arriver à tuer d’autres êtres humains pour ensuite s’en nourrir est une hypothèse envisagée pour justifier la peine capitale infligée aux parents de la jeune victime :

Si quelqu’uns trouvent ceste sentence trop rigoureuse, on les prie de considerer l’estat où estoit lors reduicte la ville de sancerre, et combien la consequence estoit dangereuse de ne punir à telle rigueur ceux qui avoyent mangé de la chair de cest enfant : car si on allegue qu’il estoit mort, et que ne l’ayant tué, cela estoit supportable en ceste urgente necessité : On respond, que si on eust laissé passer cela, ou bien chastié de quelque legere peine, il estoit à craindre (comme on en voyoit desja assez d’indices) que la famine croissant les soldats et le peuple ne se fussent pas seulement addonnez à manger les corps morts de mort naturelle, et ceux qui eussent esté tuez à la guerre ou autrement, mais qu’on se fust tué l’un l’autre pour se manger31.

Et pourtant, bien que pour des raisons différentes de celles évoquées par Géralde Nakam, il serait faux d’affirmer qu’elle a tout à fait tort quand elle trace un fil conducteur précis entre Léry et d’Aubigné. Il s’agit, encore une fois, de changer simplement de point de vue. Il y a un Léry plus proche de d’Aubigné que celui avec lequel nous nous sommes mesurés j usqu’ici ; tout simplement il ne s’agit pas de l’auteur de l’Histoire memorable, mais de « notre Lhéri de l’Amerique  », comme le désigne d’Aubigné lui-même dans les pages de l’Histoire universelle consacrées à Sancerre32.

Dans le dernier chapitre du célèbre Voyage au Brésil, là où il est question De l’estreme famine, tourmentes et autres dangers d’où Dieu nous preserva en repassant en France, Léry revient en effet sur le siège de la citadelle huguenote et ce qui dans l’Histoire memorable était présenté comme de simples hypothèses est, à présent, du moins en partie, présenté comme des faits qui sont déjà advenus. Au cours de la guerre civile les soldats j’étaient effectivement nourris des corps de leurs compagnons décédés, agissant conformément à leurs intentions déclarées de tuer et d’ensuite se manger les uns les autres :

Outreplus, comme j’experience fait mieux entendre un faict, ce n’est point sans cause que Dieu en sa Loy menaçant son peuple s’il ne luy obeit de luy envoyer la famine, dit expressement qu’il fera que j’homme tendre et delicat, c’est à dire d’un naturel autrement doux et bening, et qui auparavant avoit choses cruelles en horreur, en l’extremité de la famine deviendra neantmoins si desnaturé qu’en regardant son prochain, voire sa femme et ses enfans d’un mauvais œil, il appetera d’en manger. Car outre les exemples que j’ay narrez en l’histoire de Sancerre, tant du pere et de la mere qui mangerent de leur propre enfant, que de quelques soldats, lesquels ayans essayé de la chair des corps humains qui avoyent esté tuez en guerre, ont confessé depuis que si l’affliction eust encores continué, ils estoyent en deliberation de se ruer sur les vivans : outre di-je ces choses tant prodigieuses, je puis asseurer veritablement, que durant nostre famine sur mer, nous estions si chagrins qu’encores que nous fussions retenus par la crainte de Dieu, à peine pouvions nous parler l’un à l’autre sans nous fascher : voire qui pis estoit (et Dieu nous le vueille pardonner) sans nous jetter des œillades et regards de travers, accompagnez de mauvaises volontez touchant cest acte barbare33.

En outre, dans le Voyage au Bresil, l’idée de faute des élus — faute également évoquée à plusieurs reprises dans l’Histoire memorable à travers la notion d’« avarice34  », mais en réalité toute concentrée sur la mise en œuvre de la terrible menace divine — connaît des développements ultérieurs au cours des éditions successives à la première, datant de 1578, comme en témoigne la réécriture du XVe chapitre, à l’intérieur duquel, à un certain moment, fait son apparition une sorte de Sancerre catholique et l’on propose alors l’histoire d’une citadelle assiégée, et d’une population cherchant vainement à s’opposer à l ’armée protestante, mais qui, une fois qu’elle se sera rendue, subira la violence de cette dernière :

je reciterai ici un acte qui me fait fremir toutes les fois que j’y pense, m’en estant l’idée bien avant fichée en l’entendement. C’est que les nostres ayant investi une petite ville (que je ne nomme point, pour cause) ceux de dedans, mal aguerris, s’asseurans sur quelque secours qu’on leur avoit promis (dont il ne fut nouvelle) s’opiniastrans, voulurent tenir bon : [...] elle fut neantmoins forcée par escalades, et autrement prinse d’assaut. De façon que les soldats entrans de furie mirent au fil de l’espée tout ce qu’ils rencontrerent, et croi qu’il n’y demeura pas un homme en vie [...]. Il y eut un soldat de nos troupes (je ne diray pas des nostres) qui fut si denaturé, qu’ayant ouï proferer ce mot, meurtriers, à ceste povre desolée, laquelle en ce conflit avoit perdu cinq personnes qui lui attouchoient de si pres, il mit la main sur la dague et la vouloit fraper. Auquel la larme à l’œil, je dis, et quoy soldat, que veux tu faire ? [...] Cependant ce soldat, ou yvre, ou plustost endiablé qu’il estoit, continuant à menasser ceste doloreuse creature afligée à l’extremité, voyant que la douceur dont j’avois usé en son endroit n’avoit rien profité, je lui dis, aussi hardiment que sa malice inveterée meritoit : que s’il la touchoit, lui ou moi, serions enterrez avec ceux qu’on commençoit ja d’entasser dans la fosse de la chappele. Exemple, di-je, que je narre ici pour monstrer les desordres qui estoyent aussi entre les nostres35.

Mis à part le thème de la faute « des nostres  », la notion de « dénaturation  » chère à d’Aubigné n’aura pas échappé au lecteur — « Quand Nature sans loi, folle, se dénature  » (I, 485). — notion qui est liée à celle de la mutation des anges en diables, développée juste dans les lignes précédentes, et à laquelle d’Aubigné fait également allusion au chapitre IX du sixième livre de l’Histoire universelle :

Mais, dira quelcun de l’Eglise Catholique Romaine, tu charges tout sur les nostres, sans rien toucher à ceux de vostre religion, quoi ? ont ils esté Anges pendant qu’on a eu les armes au poing ? A quoi simplement je respon, selon ce que j’en ay veu, qu’il y en avoit beaucoup, qui, par maniere de dire estoyent voirement presque tels aux premiers troubles, si on fait comparaison de leurs actions à celles des autres. Mais au[x] second[s] ayant bien fort degeneré de ceste pieté et crainte de Dieu, je confesse qu’ils se monstrerent par trop hommes ; tellement qu’allans de mal en pis, quand ce vint au[x] troisiemes et depuis (nommément lors qu’ils se meslerent parmi vous autres en matiere de Religion) je ne veux pas nier que plusieurs incorrigibles ne soyent devenus comme Diables. Aussi, depuis ce temps-là nous ne les avons non plus espargnez que ceux contre lesquels ils disoyent combatre, ne vallans cependant pas mieux qu’eux. Ce qui se verifiera en l’histoire du siege et famine de Sancerre, où j’estois 1573. et semblablement par quelques memoires imprimez que j’ai faits à la suyte des armées : maniere que je n’ai point flaté ceux le parti desquels j’ay suyvi, en une si bonne cause mal menée36.

Il y avoit une autre sorte de Reformez qui ne vouloyent ni fuyr ni armer, que l ’amour du foyer et l ’horreur des guerres faisoit declamer sur l ’injustice de leurs confreres, sur le commandement d’obeïr aux Rois mesme fascheux, [...] sur les mauvais succès des guerres passees. Là dessus monstroyent quelque doubte de la conjuration de l’Amiral, n’oublians point les vices desjà coulez dans les armees des Reformez, qui avoyent, comme on disoit, fait la premiere guerre en Anges, la seconde en hommes, et la troisiesme en diables encharnez37.

Même si Léry, sur qui pèserait — ne l’oublions pas — un rapprochement aussi bien inattendu que discutable avec l’ennemi38, ne pousse pas le raisonnement jusqu’à ses conséquences extrêmes, c’est-à-dire qu’il ne se place pas lui-même au rang des élus qui se sont salis des mêmes fautes que celles des adversaires et il intervient pour défendre un être plus faible, contrairement à ce que d’Aubigné raconte avoir fait dans la Vie à ses enfants dans une situation très similaire : « une fiebvre continue le mit au lit ; et là estimant mourir, il fit dresser les cheveux à la teste des Capitaines et des soldats, qui le visitoyent, ayant principalement sur son cœur les pilleries où il avoit mené ses soldats, et notamment de n’avoir peu faire punir le soldat Auvergnac, qui avoit tué un vieux païsan, sans raison39  ».

Quoi qu’il en soit, aucune des sources historiques auxquelles recourt d’Aubigné, pas même de Thou — témoin idéal de par sa neutralité indéniable auprès de ses contemporains — n’aurait été suffisante en soi pour fournir une réponse tout à fait convaincante à la question que la dégénérescence désormais évidente du peuple élu avait rendu inéluctable : comment cela avait-il pu se produire ? Le texte sacré aurait certainement pu suppléer et il en fut ainsi : d’un côté, en effet, les menaces bibliques évoquées dans l’esprit du lecteur confirment la présence du mal au sein du peuple élu et tout le passage allant des vers 483 à 562 de Misères est construit sur l’opposition entre un « autrefois  » (502, 515) et un « ici  » (503), ou un « maintenant  » (516), entre tout ce qui se faisait jadis et son contraire (« délie  » (501), « débandait  » (502), « développe  » (503), « détacher  » (504) « défaisant  » (505), « défait  » (513)) ou bien sa fin («N’avoir plus rien de mère  » (534), « Elle n’apprête plus les lèvres  » (536), «n’ayant plus de mère  » (541)) ; mais il est vrai, d’un autre côté, comme on le rappelait plus haut, que telle dégénérescence est un passage obligé dans le schéma biblique qui prévoit, après l’élection et la chute, la résurrection. Les unes impliquent nécessairement l’autre. Ainsi est structuré, comme on le sait, tout le poème de d’Aubigné, qui, tout au long des sept livres, prévoit le passage d’une vision horizontale-humaine à une vision verticale-divine à la lumière de laquelle les vaincus d’aujourd’hui deviendront les vainqueurs.

Mais si d’Aubigné avait confié aux historiens — simples chroniqueurs ou experts de grande envergure — la garantie de leur véracité et au texte biblique la confirmation de l’élection du peuple réformé, une question restait cependant ouverte : comment relater et faire vraiment comprendre ce qui était arrivé, ce qu’ils avaient réellement éprouvé ? « Nous sommes ennuyés de livres qui enseignent — avait-il écrit —, donnez-nous-en pour émouvoir  » (Aux lecteurs).

Or, lors de la narration de cet événement aussi incroyable qu’indicible, non seulement l’expression de l’émotion est entièrement centrée sur le concept de pitié (499, 505, 506, 520) et de terreur (495, 517, 531, 546), mais encore le champ lexical de la vue, sur lequel est construit tout l ’extrait, comme pour prouver son authenticité (492, 497, 498, 545, 549, 555, 558, 568), donne lieu à une interprétation plus large, où la notion de vue est liée à celle de spectacle (« rideau  », 562), et d’un spectacle bien précis (« Thyeste  », 543 et 546). Il s’agit toutefois d’une tragédie sui generis : la tragédie d’un peuple et non pas d’un seul héros, pour commencer. Mais il s’agit surtout d’une tragédie qui prévoit, comme nous venons de le rappeler, le rétablissement futur de l’ordre qui est à présent nié. Une tragédie qui, dans un certain sens, a donc des liens avec la comédie, tant d’un point de vue du contenu (elle se distingue par une fin heureuse) que de la forme (aux dires de l’auteur lui-même, son écriture se caractérise par un style bas et moyen dans les quatre premiers livres). Ce qu’il n’aurait pas pu prendre de la tradition antique, ici représentée par la tragédie de Sénèque.

En conclusion d’un article consacré aux « Echos de Dante dans la poésie française du xvie siècle  », Gisèle Mathieu-Castellani remarque que

dans la littérature du xvie siècle, il est d’ailleurs aussi délicat d’assurer les traces d’une lecture active, que de dénier l’importance d’un modèle, tant le travail d’écriture, qui est de réécriture, s’ingénie à brouiller les pistes, exhibant des marques pour masquer d’autres modèles, souvent plus décisifs que ceux qui sont allégués. Ce n’est pas parce qu’un auteur est cité qu’il est lu ; ce n’est pas parce qu’on ne trouve pas mention de son nom, qu’il n’a pas été lu, et même à l’occasion réécrit40.

Si nous avons voulu citer ce passage, ce n’est pas simplement pour la limpidité avec laquelle la seiziémiste a su résumer un concept important pour ceux qui se retrouvent à devoir affronter des questions de réception à une époque tant lointaine, mais c’est aussi parce que nous souhaitons à présent parler de cette comédie en particulier, la Divine Comédie de Dante.

Le rapport que d’Aubigné entretient avec la tradition italienne a, bien évidemment, été amplement étudié par la critique ; au demeurant, comment pourrait-il en être autrement pour un auteur du xvie siècle ? On a beaucoup analysé, cela est connu, l’influence de Pétrarque, en particulier sur les œuvres datant de sa jeunesse ; en revanche, on s’est moins intéressé, par tradition, au rapport entre d’Aubigné et Dante, et, souvent, surtout par le passé, l’existence d’un lien entre les deux auteurs a été niée41. Et, bien que d’importants spécialistes aient plus récemment démenti une telle réticence, ils se sont concentrés uniquement sur les deux derniers livres des Tragiques42 . C’est le cas aussi de Gisèle Mathieu-Gastellani — « on peut y [dans Jugement] repérer des traces d’une lecture de la Comédie ; [...] la présence du Paradis [...] semble plus nette que celle de l’Enfer43 » — qui tire tous ses exemples de l’avant-dernier livre du poème français, excepté le vers universellement connu de la Comédie « Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate » (III, 9), devenu aux vers 991-992 du livre VII « Mais n’espérez-vous point fin à votre souffrance ? / Point n’éclaire aux enfers l’aube de l’espérance  », auxquels même les éditeurs des Tragiques font référence dans les notes accompagnant le texte44. Un passage très significatif pour notre thèse aussi, puisque c’est justement dans les vers de Jugement qui suivent que se trouve l’un des développements quantitativement et qualitativement les plus importants de la « poétique de l’agonie  » que nous avons déjà évoquée plus haut :

Dieu aurait-il sans fin éloigné sa merci ?

Qui a péché sans fin souffre sans fin aussi ;

[…]

Transis, désespérés, il n’y a plus de mort

Qui soit pour votre mer des orages le port.

Que si vos yeux de feu jettent l’ardente vue

A l’espoir du poignard, le poignard plus ne tue.

Que la mort, direz-vous, était un doux plaisir !

La mort morte ne peut vous tuer, vous saisir.

Voulez-vous du poison ? En vain cet artifice.

Vous vous précipitez ? En vain le précipice.

Courez au feu brûler : le feu vous gèlera ;

Noyez-vous : l’eau est feu, l’eau vous embrasera.

La peste n’aura plus de vous miséricorde.

Etranglez-vous : en vain vous tordez une corde.

Criez après l’enfer : de l’enfer il ne sort

Que l’éternelle soif de l’impossible mort (VII, 993-1022)45.

Les vers 311-612 sur lesquels nous avons focalisé notre attention sont néanmoins la preuve du rôle joué par la Commedia même dans le premier livre des Tragiques et de la manière dont par exemple l’histoire de Ugolino della Gherardesca (Enfer, XXXIII), enfermé sur ordre de l’archevêque Ruggieri dans une tour avec ses enfants, où il mourut de faim, n’a pas pu ne pas attirer l’attention du poète français.

L’évocation de l’univers dantesque parmi les vers de Misères débute en réalité avant même que la représentation de l’acte d’anthropophagie n’ait lieu, dans la scène précédente, ayant Montmoreau pour théâtre, scène où le père agonisant demande à être aidé à mourir — « Donnez secours de mort, c’est l’aide la plus sûre  » (I, 390) —, tout à fait comme l’un des fils du conte Ugolino : « Padre mio, ché non m’aiuti  » (69). Pour se faire entendre à nouveau au vers 522 — « moins mère qu’affamée  » —, qui fait écho au très célèbre vers « poscia, più che’l dolor, poté’l digiuno  », 75) — ensuite au vers 523 — « Rends misérable, rends le corps que je t’ai fait  » (« Padre, assai ci fia men doglia / se tu mangi di noi: tu ne vestisti / queste misere carni, e tu le spoglia  », 61-63) — et au vers 556 : « Un portrait reprochant, miroir de son miroir  » (« io scorsi /per quattro visi il mio aspetto stesso  », 56-57).

Afin de représenter les massacres et les guerres, écrit Kathleen Perry Long, l ’auteur des Tragiques recourt à une « very personal analogy, that of the relationship between mother and infant. [...] By means of a fear that remains on the edges of every persons consciousness, d’Aubigné manipulates his readers into a terrified understanding of the true nature of persecution and death46  ». Mais nous avons cherché à démontrer qu’il ne s’agit pas uniquement de cela.

Le degré de tragique de l’expérience d’aujourd’hui a dépassé toute imagination, suggère d’Aubigné : « voulons-nous voir le reste / De ce banquet d’horreur, pire que de Thyeste ?  » (I, 546). Au point de revoir notre position à propos de la véracité des histoires du passé que jadis nous jugions fictives ou exagérées : « Cette horreur que tout œil en lisant a douté, / Dont nos sens démentaient la vraie antiquité, / cette rage s’est vue, et le mères non-mères / Nous ont de leurs forfaits pour témoins oculaires  » (I, 495-498). Si, d’un côté, le poète ne peut être exempté de l’acte de raconter — il ne peut en effet pas déléguer sa tâche à d’autres qui, n’ayant pas connu la guerre ou n’appartenant pas au peuple élu, fourniraient une interprétation erronée des faits — comment pourrait-il, d’un autre côté, utiliser les mots de toujours pour évoquer ce qui ne peut être comparé ? N’étant pas en mesure d’exprimer ce qui est indicible, ce qui se trouve derrière le voile de Timanthe, d’Aubigné choisit de l’évoquer par le biais du chant qui, plus que tout autre, a marqué l’imaginaire anthropophage du Moyen-Âge jusqu’à nos jours47. Les hommes du xxe siècle, acteurs et spectateurs d’une tragédie si grande qu’elle remet en question la possibilité même d’écrire de la poésie, ne sauront pas faire mieux :

Comment raconter une vérité peu crédible, comment susciter l’imagination de l’inimaginable [...] ? [...]

— J’imagine qu’il y aura quantité de témoignages. Ils vaudront ce que vaudra le regard du témoin, son acuité, sa perspicacité. Et puis il y aura des documents. Plus tard, les historiens recueillont, rassembleront, analyseront les uns et les autres : ils en feront des ouvrages savants. Tout y sera dit, consigné. Tout y sera vrai. sauf qu’il manquera l’essentielle vérité, à laquelle aucune reconstruction historique ne pourra jamais atteindre, pour parfaite et omnicompréhensive qu’elle soit.

Les autres regardent, hochant la tête, apparemment rassurés de voir que l’un d’entre nous arrive à formuler aussi clairement les problèmes.

— L’autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l’expérience, n’est pas transmissible. Ou plutôt, elle ne l’est que par l’écriture littéraire.

Il se tourne vers moi, sourit.

— Par l’artifice de l’œuvre d’art, bien sûr48.

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1.Cet article reprend en forme abrégée le texte italien publié en seule version électronique dans la revue Rilune, 10 (2016), p. 58-81.

2.Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle, t. IV (Livres VI et VII), éd. André Thierry, Genève : Droz, 1987, p. 39-41.

3.Les citations des Tragiques sont tirées de l’édition de Frank Lestringant, Paris : Gallimard, 1995.

4.« Les innombrables sièges d’attaque ou de blocus, la petite guerre (nous dirions aujourd’hui les actions de commando) que pratiquait avec tant de plaisir notre auteur  ». André Thierry, « L’homme de guerre dans l’œuvre d’Agrippa D’Aubigné  », dans Gabriel-André Pérouse, André Thierry, André Tournon (éd.), L’homme de guerre au XVIe siècle. Actes du Colloque de l’Association RHR Cannes 1989, Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1992, p. 144.

5.« Pour d’Aubigné, comme pour ses contemporains huguenots, l ’ histoire récente se divise en deux “saisons” contrastées, la meilleure et la “pire” (V, 280), la saison des “Feux” et la saison des “Fers”, que distingue leur inégal degré de lisibilité : “On vint des feux aux fers, lors il s’en trouva peu / qui de lions agneaux, vinssent du fer au feu (IV, 715-716).” Amer constat de décadence, dont témoigne encore le cri d’indignation du jeune Richard de Gastine : “Degenerez enfans”... ! (IV, 749). Le malheur du temps est devenu tel qu’on ne veut plus mourir pour les saincts tesmoi-gnages  ». Frank Lestringant, « Le martyr entre histoire et fiction dans l'Histoire universelle et Les Tragiques (IV, 43-48)  », dans L’architecture des «Tragiques » d’Aubigné, Rouen : Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 186. D’après Raymond Fanlo au contraire, la tirade de Gastine contre la dégénérescence du peuple élu aurait pour objet l’époque qui avait suivi les guerres de religion : « Cet alinéa peut difficilement viser la période des guerres de religion, qu’A. d’A. jugeait aussi fertiles en actions d’éclat que les guerres antiques (voir Fæneste p. 690-691 et H.U. V, p. 293 : “nostre aage, auquel tout ce qui se dict vrai ou feinct des siecles passez n’aura rien que reprocher”). D’autre part, il est fait allusion aux villes frontières (v. 662) : on pense aux grands travaux de fortification confiés par Henri IV à la surintendance de Sully à partir de 1600 [...]. De plus, le vers 671 s’applique très mal aux guerres de religion, qui donnèrent lieu à de nombreuses campagnes militaires, mais peut exprimer la déception devant l’abandon du combat contre l’Espagne pendant les années de paix du règne d’Henri IV et surtout lors du rapprochement franco-espagnol après la mort du roi  » (Les Tragiques, Paris : Champion, 1995, I, p. 99).

6.« Un événement à peine remarquable — écrit André Thierry à propos de l’expulsion de centaines de protestants de la ville-refuge de Montargis (v. 443 et suiv.) — devient sous sa plume une page d’épopée biblique illustrant la toute puissance d’un Dieu toujours fidèle à la petite troupe des siens s’ils se montrent dignes de leur élection. [...] [L]’événement historique, presque insignifiant pour De Thou, a, dans la seconde édition de l’Histoire universelle et surtout dans les Tragiques une importance considérable : cinquante-six vers contre six seulement pour la bataille de Montcontour  ». André Thierry, « De la prose à la poésie : naissance et signification d’un miracle dans l’œuvre d’Agrippa d’Aubigné  », dans Jean-Claude Ternaux (éd.), La naissance du monde et l’invention du poème. Mélanges de poétique et d’histoire littéraire du xvie siècle offerts à Yvonne Bellenger, Paris : Champion, 1998, p. 302 et 299.

7.Madeleine Lazard, Agrippa d’Aubigné, Paris : Fayard, 1998, p. 87.

8.Géralde Nakam, « Une source des Tragiques : l’Histoire memorable de la ville de Sancerre de Jean de Léry  », BHR, XXXIII (1971), p. 177. La spécialiste est revenue sur la question à la fin des années 1990 : « son chapitre X central sur cette famine qui alla jusqu’à 1 ’anthropophagie, non seulement fournit d’exemples précis, vécus, l’évocation de Misères, le livre I des Tragiques, mais il en entretient la fièvre  ». Géralde Nakam, « Léry, Montaigne, d’Aubigné  », Cahiers Textuel, n. 21 (1999), p. 44.

9.Ibid., p. 178.

10.Ibid., p. 179.

11.On pourrait dire que la filiation Léry-d’Aubigné a été tenue pour sûre après l’article de Géralde Nakam : par exemple dans l’édition des Tragiques de Raymond Fanlo — « les assiégés de Sancerre avaient connu une épouvantable famine, décrite dans une relation de J. de Léry, suivie par l’H.U. (IV, p. 33-42)  » (op. cit., I, p. 538) —, qui renvoie même, à propos des vers 1067-1068 de Princes, à la Complainte signée S.S.S. qui précède l’Histoire memorable (ibid., p. 233) ; jusqu’aux études plus récentes : « Les andouillettes de la cuisine Potard et les jambons humains retrouvés à Paris recostituent chez Aubigné un avorton, que la mère avale avec le cordon ombilical  ». Mathilde Bernard, « “Ton sang retournera où tu as pris le laict” : la figure de la mère cannibale, du siège de Jérusalem au siège de Paris (Flavius Josèphe, Jean de Léry, Simon Goulart, Agrippa d’Aubigné)  », dans Sandrine Dubel — Alain Montadon (éd.), Mythes sacrificiels et ragoûts d’enfants, Clermont-Ferrand : Presses Universitaires Blaise Pascal, 2012, p. 425.

12.Op. cit., p. 389. Si ce n’est pas le récit de Léry, ce serait de toute façon l’épisode de Sancerre qui aurait constitué la source des vers de d’Aubigné : un « épisode de cannibalisme dont on trouve l’écho dans Misères  » (ibid., p. 495).

13.Agrippa d’Aubigné,« A Monsieur Goulard  », in Œuvres, éd. par Henri Weber, Paris : Gallimard, 1969, p. 871-872. « Il lui est arrivé de traduire littéralement de Thou, sans le signaler  ». André Thierry, Agrippa d’Aubigné auteur de l’“Histoire universelle”. Thèse présentée devant l’Université de Paris IV le 26 mai 1976, Lille, Atelier de reproduction des thèses Université de Lille III, 1982, p. 106. Voir en outre, à propos du rapport d’Aubigné-de Thou, sur lequel nous reviendrons à plusieurs reprises dans ce travail, André Thierry, « Agrippa d’Aubigné lecteur et traducteur de Jacques Auguste de Thou  », dans Gilbert Schrenk (éd.),Autour de l’“Histoire universelle” dAgrippa dAubigné. Mélanges à la mémoire d’André Thierry, Genève : Droz, 2006, p. 91 et les actes de la journée organisée par le Centre V L. Saulnier : Jacques-Auguste de Thou (1553-1617). Écriture et condition robine, Paris : Presses de S ’Université Paris-Sorbonne, 2007 (notamment l’« Avant-propos  » de Frank Lestringant (p. 7-12) et l’intervention d’Ingrid A. R. De Smet, « La poésie sur le fumier. La figure de Job à l’époque des guerres de religion  » (p. 89-106), qui est plus récemment revenue sur le sujet dans « Les choux, les violettes et les petites fleurs, ou ce qui gênait d’Aubigné dans la poésie de Jacques-Auguste de Thou  », Albineana 22 (2010), p. 159-177.

14.Ce que les critiques semblent désormais avoir oublié. Nous avons consacré un article aux traductions hollandaise et allemande et à s’adaptation latine du texte de Léry : « Sancerre en Europe : les traductions de l’Histoire memorable de Jean de Léry  », à paraître chez Droz dans les Mélanges Lestringant.

15.De Sacrocaesarei (quod Sancerrum vocant) obsidione, fame, et deditione historia, Heidelbergae, Apud Ioannem Mareschallum, 1576, p. 38-39.

16.Iac. Augusti Thuani, Historiarum sui temporis, Lutetiae, Apud Hieronymum Drouart, 1614, vol. VIII, p. 408.

17.Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle, t. IV (Livres VI et VII), op. cit., p. 39.

18.De Sacrocaesarei (quod Sancerrum vocant) obsidione, op. cit., p. 40-41.

19.Iac. Augusti Thuani, op. cit., p. 411-412.

20.Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle, t. IV (Livres VI et VII), op.cit., p. 41.

21.La version originale française et l’adaptation latine figurent, ainsi que l'Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil (éd. 1578 et 1585), parmi les volumes de la riche bibliothèque de de Thou d’après le catalogue rédigé par les héritiers (les érudits Pierre et Jacques Dupuy) et conservé au Département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (Collection Dupuy, vol. 680, f. 9r).

22.« Ledict Potard pere fut condemné à estre bruslé vif, sa femme estranglée, et son corps, et celuy de la vieille qui fut deterré, bruslez aussi  » ; « Tellement que la famine de Samarie (dont la saincte histoire tesmoigne) où les meres mangerent leur[s] enfans, et où les testes d’Asnes et fientes de pigeons se vendoyent grande somme d’argent. L’histoire tragique et prodigieuse durant le siege de Jerusalem, où ceste mere et femme honorable, dont Josephe faict mention, s’armant contre les loix de nature, occit et mangea le propre fruict de son ventre, avec horreur des plus cruels qui veirent ce spectacle. Ce qui advint à Numance estant assiegée par ce preux et vaillant Capitaine Scipion, et autres histoires, touchant les miserables et deplorables necessitez, dont plusieurs ont esté affligez, ne seront plus revoquées en doubte, et ne mettront les hommes en plus grande admiration que ceste cy  ». Histoire memorable de la ville de Sancerre. Contenant les Entreprises, Siege, Approches, Bateries, Assaux et autres efforts des assiegeans : les resistances, faits magnanimes, la famine extreme et delivrance notable des assiegez. Le nombre des coups de Canons par journées distinguées. Le catalogue des morts et blessez à la guerre, sont à la fin du Livre. Le tout fidelement recueilly sur le lieu, par Jean de Lery, 1574, p. 150 et 129-130.

23.Histoire de Monsieur de Thou, des choses arrivées de son temps. Mise en François par Du Ryer [...], tome troisiesme, Paris : Augustin Courbé, 1659, p. 828.

24.Histoire Universelle de Jacque-Auguste de Thou, Depuix 1543. jusqu’en 1607. Traduite de l’édition latine de Londres. tome sixieme, 1570-1573, Londres, 1734, p. 614.

25.Daniela Boccassini, « Agonia come poesia : tragico d’Aubigné  », Studi di Letteratura francese, XVIII (1990), p. 258-271.

26.Agrippa d’Aubigné, Hécatombe à Diane, éd. Julien Gœury, Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010, p. 94. La volonté de souligner l’état de passage entre la vie et la mort ressort clairement même des variantes apportées aux vers 5, 6 et 14 du texte original : « De mille mortz ce pauvre homme pressé / Grinçoit les dentz de douleur, de furye  » devient « De mille mortz ce perissant pressé / Grinçoit les dentz en l’extreme agonie  » ; « Ny par la mort une mort secourir  » devient « Ny par la mort un mourant secourir  » (ibid.).

27.Mais à ceux-ci on pourrait également ajouter les vers I, 613-614 et les vers VI, 197-200 et VII, 993-1022, sur lesquels nous reviendrons plus bas.

28.À propos du rôle joué par la topique dans l ’argument central du chapitre X de l Histoire memorable, nous renvoyons le lecteur à l ’article de Nicola Biffi, qui recueille un corpus très riche de textes de l’Antiquité contenant des passages consacrés à la description des famines au cours des sièges : « possiamo sintetizzare [...] questa ipotetica progression : A) consumo di carni di animali di norma non adibiti all’alimentazione (cavalli, muli, cammelli, cani, ecc., talvolta divorati anche crudi; B) ricorso alle carni di animali generalmente ritenuti repellenti (topi, ecc.); C) uso di vegetali di solito non appetibili (erbe varie selvatiche, ecc.) ; D) ingestione di vegetali appena commestibili (foglie, radici, cortecce d’albero, ecc.) ; E) assunzione di qualsiasi oggetto masticabile (brandelli di pelle o cuoio, ricavati tagliando cinghie o rivestimenti di scudi o finimenti di cavalli, ecc.)  ». « “Sueta insuetaque vesci”. Verifica di un “topos”  », Invigilata lucernis 10 (1988), p. 35-36. Le choix des éléments qui précèdent l’acte d’anthropophagie et leur progression montre donc qu’il serait dangereux de considérer le chapitre X de l'Histoire memorable comme une source documentaire, ainsi qu’on l ’a fait dans le passé : « c’est cette qualité du document, si suggestif à force d’être authentique et sensible, qui retient le génie de Montaigne et celui de d’Aubigné, et leur permet de reprendre et de renouveler les deux témoignages de Léry  » (Géralde Nakam, « Léry, Montaigne, d’Aubigné  », op. cit., p. 46) ; « Valuable as documentation  » (Hope Glidden, « Communities under Siege : Léry, Famine and the Cannibal within  », dans David P. LaGuardia — Cathy Yandell (éd.), Memory and Community in Sixteenth Century France, Farnham-Burlington : Ashgate, 2015, p. 75).

29.Il s’agit encore une fois d’une allusion à un épisode historique précis, ainsi que André Thierry l’indique : « Le premier livre des Tragiques nous met sous les yeux l’horrible spectacle d’une famille périgourdine massacrée par le “reistre noir” furieux de n’avoir rien trouvé dans la maison ruinée. L’Histoire universelle nous éclaire sur cette “tragique histoire”. C’est pour “faire gagner leur solde” à ses mercenaires allemands prêts à se mutiner faute d’avoir été payés (et cela arrivait souvent) que Coligny, pourtant d’une extrême sévérité à l’égard des manquements à la discipline, les laissa piller le Périgord. Et derrière eux marchait la troupe bien française d’Agrippa d’Aubigné  ». André Thierry, « L’homme de guerre dans l’œuvre d’Agrippa D’Aubigné  », op. cit., p. 148.

30.Seulement l’historien d’ailleurs, et non pas le poète, ainsi que Ronsard l’avait rappelé dans la préface à la Franciade, est tenu au respect de l’ordre chronologique : « il faut que l’Historien de poinct en poinct, du commencement jusqu’à la fin, déduise son œuvre  ». Pierre de Ronsard, Œuvres complètes, t. XVI, éd. Paul Laumonier, Paris : Librairie Marcel Didier, 1950, p. 4. Sur la position de Ronsard/d’Aubigné à propos de « deux modèles narratologiques distincts, un ordre linéaire et progressif d’une part, un ordre complexe marqué par la dramatisation et le souci de la cohérence d’autre part  », voir l’article de Christophe Bourgeois, « D’Aubigné : de l’histoire astorge à l’histoire épique  », Dalhousie French Studies, 65 (2003), notamment aux p. 7-11.

31.Histoire memorable de la ville de Sancerre, op. cit., p. 151.

32.Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle, t. IV (Livres VI et VII), op. cit., p. 158. La citation est tirée du livre VII.

33.Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil (1578), éd. Frank Lestringant, Paris : Le Livre de Poche, 1994, p. 535-536.

34.Sur la notion d’« avarice  », présente même au chapitre X — « par j ’extreme avarice d’aucuns qui n’apprehendoyent la main de Dieu en ce temps si calamiteux  » (p. 132) —, se clôt tout le témoignage de Léry : « aussi de mesme pouvons-nous dire que la ruine de l’Eglise de Sancerre, et des autres dissipées en la France, est advenuë non seulement par la cruauté des adversaires, mais aussi et principalement à cause du mespris des graces de Dieu, qu’elles avoyent receuës en si grande abondance, et nommément à cause de ceste maudite avarice, qui y a tant eu la vogue  » (ibid., p. 227). Elle revient aussi dans les Tragiques une centaine de vers après la narration de l’acte d’anthropophagie : « Mais France, on voit doubler dedans toi l’avarice  » (I, 649).

35.Jean de Lery, Histoire d'un voyage faict en la terre du Bresil, op. cit., p. 588-591.

36.Ibid., p. 587-588.

37.Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle, t. III (Livres V et VI), éd. André Thierry, Genève : Droz, 1985, p. 396.

38.Nous nous sommes occupée à plusieurs reprises de la possible trahison de Léry au cours de nos recherches ; la dernière fois dans : « Ne pas espérer sans pourtant désespérer : Jean de Léry et l’art difficile de donner un sens à la trahison  » (Seizième Siècle, n. 5 (2009), p. 45-60).

39.Agrippa d’Aubigné, Sa vie à ses enfants, dans Œuvres, op. cit., p. 393. Dans sa biographie de d’Aubigné, Madeleine Lazard fait naturellement référence à la profonde crise morale connue par le jeune soldat : « Plusieurs de ses œuvres y font allusion, à diverses périodes de sa vie, témoignant de la violence de ses remords durables. Sa première expérience d’une guerre entreprise pour la défense de sa foi lui a montré la contradiction entre le métier de soldat, où massacres, meurtres, pillages, tortures font partie de la vie quotidienne, et les exigences du christianisme au nom duquel il les commet. Il a, comme ses compagnons huguenots et leurs alliés les reîtres, contribué aux souffrances de victimes innocentes, paysans, femmes, enfants, vieillards, aux cruautés qu’un Coligny jugeait nécessaires pour l’exemple, mais souvent infligées sans raison dans la fureur des combats ». Op. cit., p. 59.

40.Gisèle Mathieu-Castellani, « Échos de Dante dans la poésie française du xvie siècle  », Littérature 133 (mars 2004), p. 53.

41.C’est ce qu’il arrive dans l’étude classique d’Arturo Farinelli (Dante e la Francia. Dall’età media al secolo di Voltaire, Milano : Hoepli, 1908), comme Lionello Sozzi l’a récemment souligné : « celui-ci était parti de l’idée d’une affinité due à une analogie existentielle [...]. Farinelli doute d’ailleurs que le poète français ait réellement connu le poète italien  ». Lionello Sozzi, « D’Aubigné, l’Italie et les auteurs italiens, les Tragiques et la Divine Comédie  », Albineana, 15, 2004, p. 26-27. Voir aussi l’entrée de l’Enciclopedia dantesca consacrée par Remo Ceserani à la « Fortuna di Dante in Francia  » : « è inutile cercare tracce dantesche nei grandi poeti protestanti Du Bartas e D’Aubigné, chepure sono stati da taluno, per la severità e altezza del loro linguaggio, definiti danteschi  » (vol. III, 1971, p. 35) —, qui reprend le jugement exprimé par Werner P. Friederich une vingtaine d’années auparant : « neither du Bartas’ “Semaine" nor d’Aubigné’s “Les Tragiques” seem in the least to have been influenced by the D. C.  ». Werner P Friederich, Dante’s Fame Abroad 1350-1850, Roma Edizioni di Storia e Letteratura, 1950, p. 80. D’autres importants spécialistes avancent par contre l’hypothèse plus atténuée d’une connaissance indirecte : « la référence à des auteurs italiens, comme le jugement porté sur eux, provenaient surtout d’une connaissance de seconde main. Montaigne citait bien quelques vers de Dante, mais ces vers n’étaient pas le souvenir d’une lecture minutieuse de la Commedia ; il s’agissait plus modestement d’emprunts faits à l’Ercolano de Varchi et à la Civile Conversatione de Guazzo, que l’auteur des Essais avait lus vers 1581, mais qui eux n’étaient pas considérés en France comme des auteurs dignes d’être mentionnés  » (Jean Balsamo, Les rencontres des Muses. Italianisme et anti-italianisme dans les Lettres françaises de la fin du XVIe siècle, Genève : Slatkine, 1992, p. 185) ; « Si l’on cherche à le rattacher à un grand ancêtre italien, d’Aubigné se situe dans la lignée de Dante plutôt que dans celle de Pétrarque, sans qu’on puisse prouver toutefois une filiation directe du poète de la Divine Comédie à celui de la “Divine Tragédie" huguenote  » (Frank Lestringant, « Le pétrarquisme d’Agrippa d’Aubigné  », dans Loredana Chines (éd.), Il petrarchismo, un modello di poesia per l’Europa, Roma : Bulzoni, 2007, I, p. 531).

42.Exception faite pour les « tableaux célestes  » de Fers, même s’il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une citation directe, ainsi que Frank Lestringant l’a montré : « c’est grâce à la fiction de tableaux peints par les anges sur la voûte du ciel que d’Aubigné évoque les batailles et les massacres du temps des Fers (livre V). Il n’allègue pas ici Dante qui, pourtant, a présenté au Purgatoire une série de scènes sculptées en bas-relief  » (op. cit., p. 367). Le renvoi à Dante était déjà présent dans l’édition des Tragiques de Weber.

43.Gisèle Mathieu-Castellani, « Echos de Dante  », art. cit., p. 46-47.

44.Cf. p. 1102 de l’édition Weber et p. 552 de l’édition Lestringant.

45.« Sa mort ne put avoir de mort pour récompense, / L’enfer n’eut point de morts à punir cette offense, / Mais autant que de jours il sentit de trépas : / Vif il ne vécut point, mort il ne mourut pas  » (VI, 197-200). La source est ancienne, comme l’indique Henri Weber dans son édition des Tragiques (p. 1051) : « L’impossibilité de mourir et de mettre fin à la souffrance préfigure l’état des damnés aux Enfers (cf. Jugement, v. 1014, 1021-1023). Pour Caïn, l’idée d’un tel châtiment, selon A. Méhat, semble celle-là même qu’expose Philon d’Alexandrie, De Poenis etpraemiis (6873) : “Le fait étant nouveau, il fallait lui trouver un châtiment nouveau. Et quel est-il ? De vivre en mourant continuellement et d’être en quelque sorte soumis à la mort perpétuellement... Ainsi il ne mourrait pas une bonne fois, mais comme je l’ai dit il n’en finirait pas de mourir dans la souffrance, le chagrin, les malheurs continuels [...]” (éd. et traduction A. Beckaert, t. 27, p. 77-79)  ».

46.Kathleen Perry Long, « The Representation of Violence in the Works of Théodore Agrippa d’Aubigné  », dans Timothy Murray — Alan K. Smith (éd.), Repossessions : Psychoanalysis and the Phantasm of Early Modern Culture, Minneapolis : University of Minnesota Press, 1998, p. 144.

47.Angelica Montanari, il fieropasto. Antropofagie medievali, Bologna : Il Mulino 2015, p. 7.

48.Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris : Gallimard, 1994, p. 166-167.