Frank LESTRINGANT, Le Cannibale, grandeur et décadence, 2e édition revue et augmentée, Genève : Droz, « Titre courant », 2016. 328 p.
Publié il y a quelque vingt ans, ce livre constituait le premier volet d’un dyptique, dont le second volet et et le couronnement étaient Une sainte horreur ou le voyage en Eucharistie, déjà republié, sous une forme augmentée, dans la même collection1. Voici donc le Cannibale révisé, le Cannibale rassasié de ses compléments et repu de ses ajouts. Mais que dire encore du Cannibale ?
Tout d’abord le Cannibale présente un lien avec le protestantisme et avec la Réforme. Découvert ou plutôt « inventé » par Colomb, le Cannibale, qui est au départ le Carib des Petites Antilles, resurgit au temps des guerres de Religion. Plus acceptable évidemment que le féroce catholique, qui mange et avale cru son Dieu, et non seulement l’homme, le Dieu incarné, mais le Dieu ressuscité en Christ, le Cannibale est après tout fort tolérable.
Un chapitre du présent ouvrage est consacré à Jean de Léry, artisan cordonnier, devenu pasteur par le détour du Brésil, où il a séjourné un peu moins d’un an, lorsque Villegagnon, prétendant y fonder une France Antarctique, nourri de Luther et bientôt de Calvin, appelle à lui d’authentiques réformés. L’entreprise aboutit après quelques mois à un sanglant échec. Revenu à une stricte observance du catholicisme, Villegagnon finit par condamner et faire précipiter au fond de la baie de Rio de Janeiro, la baie de Guanabara des Indiens amis des Français, trois huguenots récalcitrants, qui refusent de reconnaître la présence réelle et corporelle du Christ dans l’hostie consacrée.
C’est cela l’obsession cannibale des calvinistes, prompts à tolérer le vrai anthropophage et prêts à vivre à ses côtés, à la réserve près de ses repas festifs, mais refusant catégoriquement de partager les rites réputés idolâtres qu’ils croient reconnaître dans la religion catholique.
Cette seconde édition mise à jour et complétée comporte un nouveau chapitre consacré au luthérien Hans Staden, un arquebusier hessois prisonnier pendant un an des féroces Tupinamba du Brésil, et vivant de l’intérieur, en tant que victime potentielle, les agapes cannibales. Nu et velu, Staden a rapporté de sa captivité, dont il a échappé par ses dons de thaumaturge, d’extraordinaires gravures sur bois, dessinées sans doute de mémoire mais combien expressives. Il se garde bien quant à lui d’établir un rapport d’identité entre catholiques et cannibales, mais voit dans son salut la manifestation de la grâce toute- puissante, qui l’a affranchi de la plus rude et de la plus périlleuse des captivités.
Le Cannibale garde aujourd’hui toute son actualité. Dans une enfilade de textes qui vont j usqu’aux Lumières, de l’abbé Prévost et Voltaire à Diderot et à Sade, sans oublier l’incontournable Defoe, l’image laïcisée du Cannibale se dégrade progressivement. Au temps de l’expansion européenne, le Cannibale ne représente plus qu’un appétit bestial. Figure odieuse, il suscite tour à tour l’ironie dévastatrice de Swift et les rêveries primitivistes d’un Sade ou d’un Flaubert, puis l’effroi d’un Jules Verne, sans parler de la fresque affolante de Goya, le Saturne de la Quinta del Sordo, qui avale, nu, échevelé, bouche béante, un adolescent étêté.
C’est sous cette couverture effrayante, peinte quelques années après la chute de Napoléon, que l’on est invité à lire et à relire cette fresque qui commence en joyeux vagabondage, du journal de Colomb aux Essais de Montaigne, et s’achève, après bien des détours, en méditation sur le pire.
Frank LESTRINGANT
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1. Frank Lestringant, Une sainte horreur ou le voyage en Eucharistie (XVIe-XVIIIe siècles), 2e édition revue et corrigée, Genève : Droz, « Titre courant », 2012.