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Saleté de guerre ! Marie-Louise et Jules Puech. Correspondance 1915-1916, présentée par Rémy Cazals, Ampelos, 2015.

Les lecteurs de Rémy Cazals connaissent l’existence du « trésor de Borieblanque », très riche fonds documentaire rassemblé au long d’une vie d’étude et de militantisme par un couple d’intellectuels socialistes, d’origine tarnaise et de culture protestante, Jules et Marie- Louise Puech. L’historien avait en effet reconstitué, dans une étude précédente, l’action courageuse et efficace déployée par Marie-Louise au cours de la Deuxième Guerre mondiale pour venir en aide à des étudiantes coupées de leur pays d’origine et à des universitaires fuyant la persécution nazie1. Le volume publié à l’automne 2015 par les éditions Ampelos éclaire une autre période de la vie du couple Puech, à travers la correspondance échangée entre mars 1915 et août 1916 — période qui correspond à l’expérience du front pour Jules. Le corpus proposé par Rémy Cazals se distingue par son abondance comme par sa densité : 468 lettres de Jules, 428 lettres de Marie-Louise ont été échangées au cours de ces dix-sept mois. La richesse de ces longues lettres, chargées de part et d’autre du sentiment de contribuer à la constitution d’archives du temps présent, autorise plusieurs lectures de ce recueil. L’historien de la Grande Guerre sera sensible à l’entrelacement des deux univers : celui du front expérimenté par Jules, celui d’un arrière riche de réseaux de sociabilité pratiqué par Marie-Louise. Engagé dans l’Infanterie au début de 1915, Jules fait ses classes en Provence, est affecté dans le secteur de Verdun où il est employé à des travaux de terrassement puis de bureau, avant d’être plongé, en juillet 1916, dans l’enfer de la bataille de la Somme. Conscient d’apparaître aux yeux de ses camarades comme « une sorte d’original », il se sent tenu, au gré de ses tribulations militaires, à un devoir d’exemplarité lié à son statut de bourgeois républicain. Naturellement bienveillant, il œuvre à entretenir le moral de ses camarades, à développer un « salon de lecture » susceptible de les distraire et de les instruire et à éduquer politiquement les plus réceptifs. Ses lettres révèlent une capacité maintenue à concevoir des projets intellectuels — établir par exemple un lexique des personnages historiques ou de fiction apparaissant dans les œuvres d’Anatole France que le couple place bien au-dessus de Romain Rolland à qui est reproché le caractère trop tardif de son engagement pacifiste. Elles témoignent de l’évolution d’une pensée. Le compromis patriotique qui considère qu’il faut abattre le militarisme prussien puis juger les coupables de guerre se charge, avec les expériences de l’année 1916, d’un rejet de plus en plus affirmé de la « saleté de guerre ». À Paris, Marie-Louise s’active sans relâche pour faire vivre la bibliothèque Frédéric Passy et la revue La Paix par le droit, installées depuis 1908 rue Pierre Curie grâce à la Dotation Carnegie. Elle participe à de nombreuses œuvres de bienfaisance à destination des mobilisés ou de l’enfance en détresse. Elle suit les conférences de Ferdinand Buisson et les cours de Charles Andler sur l’histoire de la culture germanique. Elle assiste à de nombreuses réunions organisées sous l’égide de la Ligue des droits de l’homme, de la ligue féministe de la rue Fondary, de la Société d’études documentaires et critiques sur la guerre. La possibilité de reconstituer à une fine échelle la géographie de ce secteur de l’opinion publique surveillé de près par les autorités — l’enquête diligentée contre les dames de la rue Fondary en témoigne — est un des apports principaux de cette correspondance quasi-quotidienne. Les débats mal connus qui traversent le milieu pacifiste d’avant-guerre apparaissent avec une grande netteté. Le refus du jusqu’auboutisme des nationalistes ne débouche pas automatiquement sur une même vision de la fin du conflit : paix immédiate, paix négociée avec le retour des provinces perdues — c’est là la position des Puech — revendications de la rive gauche du Rhin… La question de l’information en temps de guerre est centrale. On la retrouve dans une scène très vivante de dialogue tendu entre Marie-Louise et un responsable de la censure, dans les interrogations des contemporains sur la difficulté d’établir de façon fiable le niveau de pertes subies depuis le début du conflit, comme dans la volonté de la bibliothèque Passy de continuer à offrir à ses lecteurs l’accès à la presse allemande. L’historien des sensibilités trouvera également dans l’approche du couple à l’épreuve de la Grande Guerre que permet ce recueil un écho éclairant à la récente étude de Clémentine Vidal-Naquet2. Respectueux du vœu des auteurs de la correspondance, Rémy Cazals n’a pas retenu les passages les plus privés mais le corpus publié témoigne de façon éloquente de la force d’un lien fondé sur une grande communion intellectuelle, un souci permanent de l’autre et un respect de son autonomie. Le partage de l’essentiel des valeurs ne va pas en effet jusqu’à la fusion totale des goûts : Jules apprécie L’Immoraliste de Gide, Marie-Louise trouve le livre « répugnant ».

Le rapport à la culture protestante retiendra enfin l’historien du religieux. De nombreuses notations révèlent chez les Puech un sentiment d’appartenance à la minorité protestante et une défiance vivace à l’égard d’un cléricalisme catholique associé au milieu réactionnaire et antirépublicain. Marie-Louise évoque sa participation en famille à des offices protestants à Paris et rapporte plusieurs prédications du pasteur Viénot, notamment à Noël 1915. Elle ne cache pas pourtant pas son « manque de foi » et son scepticisme à l’égard du bilan du christianisme qui, en vingt siècles, n’est pas parvenu à pacifier les peuples qui s’en réclament. Jules, plus discret, signale qu’il a refusé de servir d’ordonnance au pasteur Gounelle, annoncé comme aumônier de son régiment. Un premier contact l’amène à présenter le pasteur comme un homme de bonne volonté, retenu dans sa parole par sa position officielle qui l’oblige à poser comme postulat le bon moral des troupes. Une prédication entendue le 19 décembre 1915 suscite par contre l’enthousiasme de Jules qui salue cette fois les paroles d’un « homme ardent » n’hésitant pas à faire bondir les pharisiens : « Il y a plus d’esprit de Christ dans un libre-penseur français que dans l’esprit des catholiques et des protestants allemandes asservis à leurs Kaiser et pénétrés d’orgueil. »

Jacques CANTIER

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1. Rémy CAZALS Lettres de réfugiées. Le réseau de Borieblanque. Des étrangères dans la France de Vichy Paris : Tallandier, 2003.

2. Clémentine VIDAL-NAQUET, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris : Les Belles Lettres, 2014.