Joël FOUILLERON, Le rapport à l’autre dans l’ancienne France. Croyances, cultures, identités collectives (XVIe-XIXe siècle), Montpellier : Presses Universitaires de la Méditerranée, 2014, 544 p.
Sont ici rassemblés quinze articles ou contributions à des colloques réalisés entre 1974 et 2005 par Joël Fouilleron, maître de conférences à l’université Paul-Valéry de Montpellier, directeur du Centre d’histoire des Réformes et du protestantisme à partir de 1999. Ces quinze études ont pour cadre le Pas-de-Calais, l’Auvergne et le Languedoc. La préface de Daniel Roche insiste sur la démarche de Joël Fouilleron qui met à l’épreuve sur les territoires étudiés des hypothèses globales. Trois directions sont envisagées : le rapport entre orthodoxies et déviances et la géographie des comportements religieux ; la famille ; l’enseignement, l’étude des mots et de la lecture.
La première des quatre parties est consacrée au « service de Dieu ». Joël Fouilleron analyse d’abord la distance entre la légende et l’histoire à propos des cloches des cathédrales de Mende (XVIe siècle) et de Saint-Flour (XVIIe-XVIIIe siècles) auxquelles la culture populaire de la fin du XIXe siècle attribue le même nom — Marie-Thérèse — et le même poids de 500 quintaux. Montrant le caractère erroné de ces informations à partir des sources, l’auteur s’interroge sur la place des événements et leur signification dans la psychologie collective. Si la grosse cloche de Mende fut brisée en 1580 lors de la prise de la cité par les protestants, celle de Saint-Flour le fut sous la Convention. À partir de ces actes iconoclastes, Joël Fouilleron dévoile le rapport des catholiques, des protestants et des révolutionnaires aux cloches. La relation mystique, voire magique, des catholiques à celles-ci irrite les protestants. Pour le capitaine huguenot Mathieu Merle, la destruction des cloches de Mende est à la fois un acte de destruction de l’idole, une nécessité — la fonte du bronze en canons — et une opportunité lucrative avec la vente du métal restant. Pourtant, le sort des cloches est différent selon que la ville est prise par les armes, comme à Mende, ou qu’elle passe unanimement à la Réforme. Dans ce cas, les cloches sont conservées pour le culte, tout en leur ôtant tout anthropomorphisme ou pouvoir thaumaturgique. Suivent deux articles sur la Réforme catholique en Languedoc avec l’application des décisions du concile de Trente par quatre évêques de la famille italienne des Bonsi à Béziers aux XVIe et XVIIe siècles et la formation du clergé dans le diocèse de Nîmes pendant les deux derniers siècles de l’Ancien Régime. Joël Fouilleron insiste sur deux points dans son étude des Bonsi : leur rôle dans la reconquête catholique et leur relation au roi de France. Issus du parti français en Italie, ils sont serviteurs de Dieu et du monarque. La double allégeance est parfois source de tensions. Si Béziers fait figure de bastion de la foi catholique dans le Languedoc du Grand Siècle, à Nîmes, l’épiscopat éprouve beaucoup de difficultés à mettre en place un séminaire. Le but est de lutter contre l’« hérésie » par une théologie populaire, claire et pratique. La piété occupe donc une grande place dans la formation des séminaristes. Dans un diocèse très touché par la Réforme, il s’agit d’édifier les fidèles par la dignité, la modestie et la sainteté.
La deuxième partie, intitulée « Les dissidences », s’ouvre sur deux chapitres qui permettent d’apercevoir la « force méconnue » du protestantisme auvergnat tant urbain que rural. Le premier article se concentre sur la présence protestante dans les montagnes de Haute-Auvergne. Le premier prédicateur luthérien est attesté dès 1534, l’Eglise d’Aurillac est dressée en 1561 et la cité prise par les réformés en 1569. Les nobles, entraînant leur clientèle, sont les premiers à se convertir, mais aussi à revenir à la religion du roi quand leurs intérêts sont en jeu. Pour ce protestantisme diffus et minoritaire, l’application de l’édit de Nantes se fait dans les conditions les plus sévères : à l’unique et bref culte seigneurial de Glénat, les protestants du bailliage d’Aurillac n’obtiennent qu’un seul lieu de culte supplémentaire au lieu de deux. Et quel lieu ! Loin des communautés urbaines, le hameau de La Gazelle est situé à 1100 mètres d’altitude et ne compte que trois maisons protestantes sur vingt. Cette communauté est l’objet d’étude du deuxième article. Les membres de l’Eglise sont à peine 300 en 1684 et répartis sur 14 villages et hameaux dans 8 paroisses. Faute de finances pour la construction d’un temple, c’est la maison d’un ancien qui fait office de lieu de culte. Les familles situées dans la vallée de l’Allier ne s’y rendent que les dimanches de Cène. Cette communauté reste la moitié du temps sans pasteur. L’éloignement rend le ministère ruineux. Pourtant, Joël Fouilleron montre comment cette « huguenoterie paysanne » sous-encadrée offre un exemple de longue patience à travers les épreuves. Car, malgré les abjurations de façade de 1685, cette communauté, habituée au repli et au culte domestique, résiste mieux que d’autres au choc de la Révocation. L’endogamie protège un temps la cohésion du groupe déjà privé de ses nobles et de ses bourgeois. La famille est le refuge des déviances religieuses mais aussi leur faiblesse : « partout, quand un premier maillon cède (le père, la mère), commence le détricotage de la maison, qui perd son unité et sa force de résistance. » La lassitude du double jeu amène les derniers réformés à abjurer en 1716. Une ou deux générations plus tard, les prêtres louent la conviction et la ferveur des descendants des nouveaux convertis. Dans « La mémoire des mots », Joël Fouilleron aborde ensuite la question du vocabulaire de l’exclusion religieuse à partir du néo-jansénisme et de la « Petite Eglise », opposée à la Constitution civile du clergé et au concordat. Il montre comment les noms polémiques, qui désignent de longue date le « schisme » et l’« hérésie », tels les surnoms appliqués aux vaudois, ont la grande utilité d’accabler les anticoncordataires sans plus ample démonstration. Cette deuxième partie s’achève par l’étude de la personnalité de l’abbé Dulaurens (1719-1793), membre de la Congrégation de la Très sainte Trinité, auteur d’un libelle anonyme contre « la réputation de plusieurs personnes de la ville » de Douai. Pour cet esprit vif, la lecture et l’écrit, où il pourfend la domination masculine et défend la bourgeoisie contre la noblesse, sont une source d’évasion.
Joël Fouilleron traite dans la troisième partie (« Passeurs de savoirs ») de l’enseignement et du livre. Après avoir analysé le rôle joué par les écoles et les collèges dans la rivalité entre oratoriens et jésuites dans le diocèse d’Arras au XVIIIe siècle, l’auteur consacre un deuxième article aux violences qui accompagnent l’expulsion des jésuites de Mauriac en 1762. Si la population, sous la pression du contexte national, se détache de la Compagnie de Jésus pour mieux préserver son collège, la vente des biens de l’établissement provoque une émeute. L’affaire laisse entrevoir la rivalité entre les élites de Mauriac et d’Aurillac autour des collèges mais aussi le problème de l’obéissance à un roi qui s’oppose à la religion véritable. Dans le troisième article, Joël Fouilleron s’interroge sur la pertinence du concept de déclin monastique à partir des inventaires révolutionnaires réalisés en Languedoc. Il questionne les affirmations d’« essoufflement » de Jean Delumeau, de « déprise » de Marc Venard voire de « déconfiture » de Pierre Chaunu. Si l’on peut tirer des enseignements des listes dressées, telles l’importance de la littérature tridentine et la faiblesse des ouvrages laïques, l’inventaire montre en définitive ce que les moines veulent bien laisser voir et ce que les commissaires, peu curieux, veulent bien voir. Mais rien ne nous permet de connaître les livres cachés car aimés ou de valeur. Cette partie s’achève par l’étude de l’Instruction de la jeunesse en la piété chrétienne (1655) de Charles Gobinet, ancien principal du collège du Plessis de l’université de Paris. Ce docteur de la Sorbonne veut développer une piété intérieure et individuelle, un art de lire les bons livres mais aussi de préserver la jeunesse des dangers du siècle. Gobinet ne réserve pas la lecture des ouvrages religieux aux seuls clercs, même si cet accès doit être très encadré. Il se méfie de la jeunesse, touchée par une « inclination […] plus grande pour le mal que pour le bien ». Joël Fouilleron analyse ensuite le succès et la postérité de l’œuvre, diffusée dans toute l’Europe, y compris dans des pays protestants comme la Suède, reprise et modernisée jusqu’à l’époque contemporaine.
Dans la quatrième et dernière partie (« Premiers et seconds rôles »), l’auteur s’intéresse à quelques figures auvergnates et languedociennes et à l’utilisation de leur mémoire. Celle de Gerbert d’Aurillac, « le plus grand intellectuel de l’an mil », est débattue non seulement par les catholiques, mais aussi par les protestants. Le parcours brillant de cet homme d’extraction modeste est vu comme la main de Dieu ou du diable selon les auteurs. L’image médiévale du mage et du magicien reprend de la vigueur au XVIe siècle chez les protestants luthériens et calvinistes. Philippe Duplessis-Mornay fait de Gerbert un nouveau Faust pactisant avec le diable, lorsqu’il reprend les fables médiévales afin de mieux atteindre la papauté. Pour autant, l’opposition de Gerbert à l’autorité romaine lors du concile de Saint-Basle-de-Verzy (991) attire la sympathie et fait de l Auvergnat « un pape un peu moins malfaisant que les autres ». Au XIXe et au début du XXe siècle, certains font de Gerbert un « proto-protestant ». Tel est le cas du comte de Résie, pour lequel « il y a peut-être du Luther dans cet esprit ardent et inquiet ». Du côté catholique, les gallicans font de Gerbert l’un des leurs, tandis que les ultramontains l’attaquent, tout en défendant Sylvestre II contre les accusations de Duplessis-Mornay. En Auvergne, la figure locale est reprise au XVIe siècle dans la lutte contre la Réforme. Au XIXe siècle, elle est utilisée cette fois dans la rivalité qui oppose Aurillac à Saint-Flour pour le statut de chef-lieu du Cantal. Joël Fouilleron s’intéresse, dans l’article suivant, à la fondation du prieuré de Saint- Flour par Odilon de Mercœur, cinquième abbé de Cluny, et à la mémoire qu’elle suscite. L’auteur retrace ensuite la carrière théâtrale itinérante du comédien et révolutionnaire Fabre d’Eglantine (1750-1794). Délaissant Limoux, Carcassonne et la carrière qui lui était promise, ce dernier se lance sur les routes pour jouer la comédie malgré le statut de marginal du comédien dans la France du XVIIIe siècle. C’est dans les personnages joués que vient la motivation de ce fils de marchand : « Il renie par le théâtre sa roture d’origine et entre dans une noblesse onirique ». Mais ses échecs répétés amènent Fabre à s’installer à Paris deux ans avant que n’éclate la Révolution. L’ouvrage s’achève sur la personnalité de l’abbé Jacques-Paul Migne (1800-1875), d’origine auvergnate, fondateur des « Ateliers catholiques » du Petit-Montrouge.
L’ouvrage comprend d’amples annexes avec une chronologie et une bibliographie de l’auteur. À cela s’ajoutent de nombreuse figures, cartes, tableaux ou encore généalogies. Ce travail d’un « historien de qualité » (Daniel Roche) nous permet de mieux saisir une société aujourd’hui disparue.
Steve DEBOOS