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La réception de Luther
dans la théologie catholique romaine française
après le concile Vatican II

André BIRMELÉ

Doyen honoraire de la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg (EA 4378) – Institut d’études œcuméniques

Dans la théologie catholique française il y a eu, depuis cinq siècles, maintes mentions de Luther. Il a généralement été cité de manière négative, étant considéré comme l’hérétique responsable de la rupture de l’unité de l’Église occidentale. Il y eut certes quelques rares moments de réception plus positive, à l’image du courant janséniste de Port-Royal qui a repris certaines approches luthériennes sans pour autant réhabiliter le Réformateur. Ce n’est qu’après le concile Vatican II (1962-1965) que l’attitude de la théologie catholique française vis-à-vis de Luther s’est profondément modifiée, l’apport de ce dernier étant à présent considéré comme essentiel pour toute réflexion théologique.

La présente contribution voudrait illustrer cette évolution en évoquant les approches de deux théologiens qui sont des figures éminentes du catholicisme français de la seconde moitié du xxe siècle. Ils sont issus de deux écoles théologiques qui ont, après la Seconde Guerre mondiale, contribué à l’émergence de ce qui fut alors appelé « la nouvelle théologie », une démarche qui a profondément marqué le catholicisme mondial. Ces écoles, celle des dominicains d’une part et celle des jésuites de l’autre, ne prônaient pas une même orientation théologique et se sont souvent confrontées l’une à l’autre. Ces différences sont aussi traduites par des réceptions différentes de la personne et de l’œuvre de Luther. C’est la raison qui motive notre choix.

La première partie de cette contribution sera consacrée au dominicain Yves Congar. Il est indéniablement le théologien catholique français qui a le plus étudié Luther. Dans une seconde partie, un peu plus brève, sera abordée la réception de la sotériologie de Luther par le jésuite Bernard Sesboüé. Elle permettra de comprendre comment un théologien catholique français, qui n’est pas à proprement parler un « luthérologue », revisite certaines approches du Réformateur et leur donne sens en catholicisme.

Il est évident que bien d’autres auteurs catholiques français devraient être mentionnés. Leur évocation dépasserait le cadre de cette contribution qui se limite volontairement à ces deux théologiens de premier plan.

Yves Congar

On ne présente plus Yves Congar (1904-1995), l’un des plus éminents théologiens catholiques français du xxe siècle. Trois remarques permettent de le situer.

1. Le père Congar est en premier lieu un historien habité par le souci de l’unité de l’Église. Pour mieux comprendre les différentes Églises, il scrute les textes de référence des familles chrétiennes. L’étude de la relation entre l’Église occidentale et les Églises orthodoxes orientales ne saurait se faire sans une reprise minutieuse de l’héritage de la patristique, c’est-à-dire des textes des Pères de l’Église des premiers siècles. Il essaie de comprendre les raisons qui ont, dans l’histoire de toutes les Églises, conduit à des impasses et à des condamnations réciproques. On peut citer de nombreux travaux de sa plume, un exemple typique étant son ouvrage synthétique Diversités et communion1. Congar veut aller de l’avant sur le chemin de la reconstitution de l’unité. La question posée n’est pas celle de savoir qui a tort et qui a raison. Nous avons tous à nous redéfinir et à nous convertir en nous tournant ensemble vers l’Évangile. Seuls des dossiers historiques solides permettent de faire la part des choses et de reprendre les questions à frais nouveaux.

2. Yves Congar est moine dominicain, donc formé dans la tradition thomiste à laquelle il demeurera toujours très fidèle, tout comme il est fidèle à la tradition catholique occidentale, malgré une relation souvent critique et difficile qui conduira même à sa mise à l’écart suite à la publication de son ouvrage Vraie et fausse réforme dans l’Église2. Le pape Jean XXIII, que Congar avait connu à Paris lorsque ce dernier y était nonce apostolique, en fera un des conseillers majeurs du concile Vatican II. Bien des textes du concile portent la marque du dominicain parisien. Sa contribution y sera avant tout ecclésiologique, mais ses apports concernant la compréhension de l’Église intégreront bien des éléments que Congar reprend dans d’autres traditions chrétiennes et qui contribueront à l’ouverture significative dans l’auto-compréhension de la tradition catholique qui s’imposera après 1965.

3. La troisième remarque concerne l’évolution de Congar sur son chemin œcuménique. Plus que d’autres, il s’arrêtera par moments pour jeter un regard critique sur son propre parcours. Ainsi, l’évolution entre Chrétiens désunis (1937)3 et Diversité et communion (1982) est évidente4. Alors que le premier ouvrage était sous-titré Principes d’un « œcuménisme » catholique, les publications plus récentes traitent des « principes catholiques de l’œcuménisme ». Congar lui-même confessera, dans la préface de Chrétiens en dialogue (1964)5, que sa première approche avait été trop proche d’un « thomisme d’école » prônant la voie du retour des chrétiens non-catholiques au bercail romain, une attitude qu’il jugera par la suite comme relevant de l’intégrisme œcuménique. Il s’engagera dans la seconde partie de sa vie pour un œcuménisme où la communion inclut la diversité, une « unité de la foi et une unité-diversité de ses formulations6 ». Dans ses Entretiens d’automne (1987), il conclura ainsi son parcours : «J’ai commencé avec une formation thomiste bon teint, que je ne renierai pas d’ailleurs, car c’est une bonne formation de l’esprit, j’ai commencé avec des affirmations solides, c’était l’idée de catholicité qui à l’époque me paraissait englober les diversités, aujourd’hui je suis davantage sensible aux diversités […]. Je préconise une référence au tronc commun de nos origines7. »

Ces trois remarques permettent de mieux comprendre la lecture que Congar fait de la théologie de Luther.

Yves Congar, interprète de la sotériologie de Luther

Dès le début des années trente, Congar s’intéresse à la théologie du Réformateur. Il visite les sites historiques de la Réforme luthérienne et conclura ultérieurement : « Je sentais dès lors, bien que le connaissant encore mal, qu’il y avait quelque chose de très profond à comprendre et à trouver chez Luther8. » Pour mieux comprendre, il entreprend une étude détaillée des textes du luthéranisme. Il ne se contentera jamais de citations de seconde main. Il fouille dans l’œuvre de Luther, depuis les grands traités théologiques j usqu’aux simples propos de tables et aux lettres. Il complète ses recherches par l’étude des écrits symboliques du luthéranisme, les écrits qui ne sont pas tous de la plume du Réformateur. Son érudition fut telle qu’il fut à juste titre considéré dans les milieux protestants francophones comme un des meilleurs connaisseurs de la Réforme9. Sa curiosité le conduira même à étudier les relations entre les traditions luthériennes et réformées entre 1529 et 197110.

Dans une première phase, Congar applique à Luther une clé de lecture thomiste. Il ne peut que constater les divergences profondes. Luther demeure le responsable majeur de la fracture intervenue dans l’Église d’Occident. Vers la fin de sa vie, Congar conclura son parcours en constatant des convergences majeures. À l’occasion du 500e anniversaire de Luther, Congar publie en 1983 Martin Luther, sa foi, sa réforme. Il ouvre cet ouvrage en constatant que la réforme du xvie siècle est marquée par un changement total de paradigmes. Luther ne proclamerait-il pas le même Évangile avec un autre langage, avec un autre système de références anthropologiques et philosophiques ? Le thomisme ne serait-il pas lui-même une certaine manière de dire la foi à côté d’autres manières également possibles ? Congar se rapproche ainsi de la thèse défendue par d’autres auteurs catholiques et plus particulièrement par O. H. Pesch, qui a été, lui aussi, pendant un temps moine dominicain. Ce dernier démontre au début des années 1960 qu’une approche plus sapientiale (Thomas) est remplacée par une approche plus existentielle (Luther), mais que la réalité dernière demeure la même11. Congar se réfère souvent à O. H. Pesch, sans cependant se prononcer formellement quant à cette thèse.

Néanmoins, Congar intègre cette idée de changement de paradigmes. Il salue la démarche générale de Luther qui ne comprend l’humain qu’en relation, soit devant Dieu (coram deo) soit devant les hommes (coram hominibus). L’humain n’est pas en et par lui-même. La relation à Dieu a son contenu et est normée par le seul Évangile. « À nouvelle réalité, nouveau langage, nouvelle grammaire12. » Que cette relation nouvelle ait son fondement dans la révélation et l’œuvre de Dieu en Jésus-Christ, dans la croix et la résurrection tombe sous le sens. Congar approuve, tout en ajoutant que la scolastique n’interdisait pas pareille approche. Congar regrette d’autant plus que la nécessaire réforme de l’Église du xvie siècle se soit conclue par une rupture de l’unité de l’Église13.

Ce changement de paradigmes trouve sa traduction dans des approches qui, au xvie siècle, furent conflictuelles alors qu’elles ne l’auraient pas dû l’être. Congar l’illustre grâce à deux exemples :

— Luther affirme que le croyant est déclaré juste devant Dieu par la foi seule sola fide, une formule rejetée par le concile de Trente. Congar regrette ce malentendu. Si l’on reprend la compréhension médiévale de la foi comme acceptation d’un fait purement objectif et neutre, le sola fide ne fait pas sens. Si, au contraire, la foi est comprise dans un sens plus large — qui n’est autre que le sens paulinien repris par Luther —, elle ne saurait être réduite à un « tenir pour vrais des faits historiques ». Congar note que l’accent est à mettre sur le pro me : « C’est le pro me qui est essentiel à la foi luthérienne […] la foi à condition qu’elle soit, dans une certitude absolue et éprouvée, l’appropriation de ce qui, dans le Christ, est pour moi […]. À ce pro me répond une conception de la foi comme étant autre chose que l’adhésion de l’esprit, à savoir la transplantation en nous de la justice du Christ, il faut même dire du Christ lui-même14. »

— Il en résulte que le pécheur repentant, mis au bénéfice de la déclaration de justice de Dieu, est entièrement et radicalement transformé. Congar met un terme à l’accusation catholique traditionnelle selon laquelle la justification par la foi affirmée par la Réforme ne serait qu’apparente et superficielle. Congar insiste sur la notion du « joyeux échange ». Le croyant est une nouvelle créature qui vit la justice du Christ15.

Congar en conclut une réelle proximité entre la compréhension du salut prônée par la tradition thomiste et celle proposée par Luther. Si l’on tient compte du changement de paradigmes, on ne peut que dire la compréhension du salut proposée par la Réforme n’est pas hérétique et nouvelle, mais au contraire ancienne et légitime car héritière d’une tradition ecclésiale qui doit plus à saint Augustin qu’à saint Thomas.

Il n’en demeure pas moins que la rupture de l’unité de l’Église occidentale au xvie siècle ne relevait pas seulement d’un ensemble de malentendus explicables par un changement de paradigmes anthropologiques et théologiques. Le nouveau langage se traduit aussi des options théologiques autres, des options qui demandent vérification. À côté des questions ecclésiologiques, où le consensus n’est toujours pas donné, Congar décèle un différend dans la christologie. En 1950, il considère même que Luther choisit une option qui trahit les choix du concile de Chalcédoine16. Luther proposerait une christologie qui passe de la « Allwirksamkeit Gottes » à la « Alleinwirksamkeit Gottes ». Chez Luther, l’humanité du Christ serait négligée au profit de sa seule divinité : l’homme Jésus n’est plus placé en face de Dieu, la base « théandrique » de son agir sotériologique disparaît. L’homme-dieu Christ n’est plus que le don de Dieu aux hommes et non le médiateur qui se place tant du côté de l’homme que du côté de Dieu. Seul l’acte de Dieu en Christ nous sauve, au détriment de l’humanité de Jésus. Luther a certes repris du concile de Chalcédoine l’enseignement des deux natures du Christ, mais en lui donnant une « saveur monophysite », car seule la nature divine du Christ est sujet de l’œuvre du salut, la nature humaine devenant le lieu où Dieu seul agit le salut. Sans reprendre les critiques habituellement adressées au monophysisme de Luther, Congar parle de « monoénergisme » ou de « monopraxie ». Cette option de Luther a selon lui des conséquences graves sur toute la théologie et plus particulièrement sur la compréhension de l’Église. La question posée par Congar est celle du rôle de l’humanité du Christ et de sa Passion, le rôle qui, après la Pentecôte, sera confié à l’Église appelée à continuer Xhumanum de Jésus-Christ. Suite à une réaction de Wolfhart Pannenberg, Congar ajoute à sa première version quelques remarques complémentaires17. Il accepte l’interpellation tout en demandant une « valorisation d’une coopération de la créature au salut », puis ajoute qu’il vient de réétudier saint Augustin. Les options de Luther ayant leur origine chez ce Père de l’Église, Congar continue ses recherches et parvient à d’autres conclusions en 198218. Il pense avoir dans une première phase « trop apprécié la christologie [de Luther] à l’aune non seulement du dogme de Chalcédoine mais de la grande Scolastique19 ». Il constate à présent que Luther n’est pas intéressé, comme la scolastique, par l’ontologie du Christ mais par ce qu’il est pour nous dans le plan de salut de Dieu. Sa christologie est finalement des plus classiques, vu qu’elle est une reprise de l’augustinisme. Il constate certes certaines différences significatives entre Luther et Augustin, mais donne acte à Luther de son inscription dans cette tradition. Ceci ne l’empêche pas d’ajouter qu’il souhaiterait que la théologie distingue davantage « l’apport de l’homme Jésus dans l’œuvre salutaire20 ».

Il n’en demeure pas moins que Congar ne pourra pas accepter les conséquences ecclésiologiques qui seront celles de Luther et des traditions qui se réclament de la Réforme.

Yves Congar, interprète de l’ecclésiologie de Luther

Congar regrette que l’idée même que l’Église réalise aujourd’hui ce que faisait le Christ lui-même à travers sa nature humaine ne fasse pas partie du répertoire luthérien traditionnel. Elle en est même bannie : «C’est là où, en reconnaissant la grandeur et le bien-fondé de l’intention de Luther, nous ne pouvons pas le suivre dans l’exercice qu’il en fait. L’intention était d’établir comme principe de réforme la souveraineté de la Parole de Dieu. L’application a été faite dans le sens d’une scriptura sola que nous croyons devoir récuser […]. L’Église comme sacrement du Christ, sacrement du salut, est faite de dons, de moyens de grâce institués, qui ont été posés comme tels, sans que leur institution soit nécessairement attestée scripturairement21. »

Congar se réjouit que le concile Vatican II, et en particulier la Constitution sur la liturgie, donne sa vraie place au corpus, l’Église, dans sa relation au caput, la tête, Christ : « Souvent le terme caput avait absorbé le terme corpus. Peut-être a-t-on commencé de surmonter cet abus séculaire22. » Comparant la Constitution sur la liturgie à l’encyclique Mediator dei de 1947, il se réjouit que «l’Église, fidèle au mandat reçu de son fondateur, continue donc la fonction sacerdotale de Jésus-Christ23 ». Il est indéniable que l’ecclésiologie de Luther et celle souhaitée par Congar divergent.

Il n’en demeure pas moins que Congar adopte, aussi dans ses choix ecclésiologiques, des orientations qu’il emprunte à Luther. Par son influence au concile Vatican II, il fait ainsi progresser à travers son étude de Luther divers dossiers au sein du catholicisme. Pareille interprétation pourrait être comprise comme étant le pieux désir d’un théologien luthérien. Il n’en est rien. Car Congar lui-même ne s’en cache pas et mentionne dans la troisième partie de son ouvrage Diversités et communion les dimensions ecclésiologiques où il est redevable de Luther24. Il ne se fait pas pour autant l’avocat des positions ecclésiologiques du Réformateur, qu’il jugera toujours insuffisantes. Il aura cependant l’intelligence de reprendre certaines intuitions qu’il juge fondamentales pour toutes les Églises.

La meilleure illustration est sa réflexion sur la Tradition, un thème cher à Congar, qui lui a consacré en 1963 deux volumes25. Il y développe une compréhension de la Tradition interdisant de donner le même poids aux traditions fixées par l’Église et au message de l’Écriture. Congar se place en amont du concept habituel de tradition et comprend la Tradition comme étant la relation de foi, la communion à Dieu. Cette foi fondée sur le baptême doit être transmise. La tradition comme histoire et développement n’obtient son sens que sur l’arrière-fond de cette définition première de la Tradition. Cette thèse est celle de Luther, qui distingue Évangile et Écriture. Il la remet en valeur en considérant que le Réformateur est mal interprété lorsqu’on le comprend comme absolutisant l’Écriture en opposition à la tradition. Pareille conception est un développement tardif de ce qu’il appelle la « scolastique protestante26 ». La constitution Dei verbum du concile Vatican II reprend cette orientation en affirmant que l’Écriture et la tradition postapostolique « jaillissent d’une source divine et identique27 ». Il revient aux historiens du concile de voir dans quelle mesure Congar aura influencé cette réorientation conciliaire.

Directement liée à cette redéfinition du concept de Tradition, est celle d’une conviction fondamentale qui commanderait à tous les autres thèmes théologiques et non en dernier lieu ecclésiologique. En ouverture de la seconde partie des Articles de Smalkalde, Luther précisait que le Christ, mort et ressuscité pour nous est l’« article capital », la clé herméneutique qui donne sens à tout discours théologique28.

Congar a été le premier théologien catholique à utiliser la notion de « hiérarchie » des vérités lors d’une conférence de 194629, puis dans un article de dictionnaire en 194830. Il a été l’un des théologiens consultés par l’archevêque Pangrazio qui a, en étroite coopération avec le cardinal Koenig, proposé au concile d’introduire l’expression « hiérarchie des vérités31 ». Congar est probablement l’auteur du paragraphe 11 du décret sur l’œcuménisme, qui introduit cette expression dans les textes magistériels romains32.

Comme à son habitude, Congar choisit le chemin de l’histoire pour montrer que cette idée est fondée bibliquement et que de nombreuses références de la tradition l’attestent. À ses yeux, l’herméneutique biblique de Luther insistant sur le « was Christum treibet (ce qui promeut le Christ) » comme clé de lecture des Écritures s’inscrit parfaitement dans la tradition de l’Église. « Au plan de la foi salutaire, la perception était juste et l’on pourrait l’illustrer même par des textes de Thomas d’Aquin. Même l’idée, de nouveau débattue aujourd’hui, d’un canon dans le canon, ne manque ni de valeur ni d’intérêt. Le principe en est l’Evangile, au sens prégnant que Luther donne à ce terme. On parle aussi, aujourd’hui, de “milieu” (ou centre) de l’Évangile. C’est le fait pascal comme fait central de l’histoire du salut33. » La liste des exemples que nous fournit l’histoire est longue. Ils mettent en avant « l e grand œuvre qui réconcilie l’homme avec Dieu34 ». Congar précise une chose : il ne s’agit pas d’élaborer un critère qui permettrait de juger de l’appartenance d’un enseignement au corps des vérités chrétiennes. La finalité de l’idée d’une « hiérarchie des vérités » est de remplacer une approche quantitative et additive des différentes formulations de la foi par une démarche plus qualitative. La « hiérarchie des vérités » est un « principe herméneutique » qui permet l’interprétation de l’histoire de la doctrine chrétienne et qui fait simultanément apparaître la doctrine catholique comme organisée « un peu comme un arbre dont de plus petites branches sont reliées au tronc par d’autres35 ».

Dans Diversités et communion, Congar évoque la possibilité d’une reconnaissance par l’Église catholique que la Confession d’Augsbourg, texte de référence majeur du luthéranisme, est un exposé légitime de la foi. Il cite les diverses interventions de Jean Paul II en ce sens. Il conclut ainsi : « […] l’expression luthérienne de la foi commune représenterait un courant répondant à un charisme particulier. Elle manifesterait le message du salut par pure grâce, de la liberté chrétienne dans la foi, de la souveraineté de la Parole de Dieu, enfin d’une théologie de la croix. Ce serait une école non seulement reconnue comme telle, mais gardant ses structures de paroisses et d’organisation désormais réconciliées et unies. Est-ce possible36 ? »

Par son appréciation de la Confession d’Augsbourg, Congar permet au mouvement œcuménique de faire un pas décisif : la diversité est partie intégrante de l’unité de l’église. l’unité de l’église ne tolère pas les différences parce qu’elle y serait contrainte, ne pouvant faire autrement. La proposition de Congar est autre : l’unité ne saurait être uniformité, la diversité est « une valeur interne de l’unité ». Il ne s’agit donc pas, dans le dialogue, de dépasser les différences en tant que telles, mais de surmonter le caractère séparateur des différences afin que ces dernières trouvent leur juste place et expriment la richesse interne de l’Église37. Cette attitude sera reprise par l’Église romaine dans la démarche qui conduira à la signature de la Déclaration commune à propos de la doctrine de la justification entre l’Église catholique et les Églises luthériennes à Augsbourg en 1999. Si Congar avait encore pu vivre ce moment, il s’en serait probablement félicité. Comme toujours, il fonde sa démonstration sur des études historiques. Il montre que toute tendance d’uniformisation contredit l’histoire et est spirituellement fausse. Il se réfère à l’histoire et montre que cette articulation entre unité et diversité est fondamentale en théologie luthérienne. En effet, l’article 7 de la Confession d’Augsbourg exige une pleine communion dans la célébration de la parole et des sacrements. Lorsque celle-ci est donnée, il n’y a plus lieu de vouloir uniformiser les accents théologiques, les modes de piété et les pratiques spécifiques des différentes Églises locales et régionales. L’unité consiste en une communion d’Églises ayant chacune une « confession redéfinie… c’est-à-dire ayant revu ses principes confessionnels à la lumière à la fois critique et positive, des Écritures expliquées et vécues dans le christianisme des Pères et de l’Église indivise. [Chaque famille] représenterait ses valeurs propres mais guéries de ce qu’elles ont porté de contradiction, par la communion avec les autres valeurs. Ce serait assez exactement la consommation des résultats de nos dialogues, car c’est bien en ce sens qu’ils vont et que, déjà, ils constituent de substantielles avancées. Bien sûr toutes les Églises ont à faire un chemin de ce type38. » Cette démarche doit d’abord être spirituelle, avec une référence pneumatologique autant que christologique qui se traduira aussi de façon institutionnelle.

Dans le bilan théologique qu’il propose de l’œcuménisme en 1981, Congar est conscient que le problème majeur qui demeure est celui « des diversités que peut admettre une authentique unité organique39 ».

Dans ses derniers écrits, Congar n’identifiera plus l’Église du Christ et l’Église catholique romaine comme il a pu le faire à ses débuts40. Mais de là à considérer qu’il serait envisageable qu’une autre conception ecclésiologique puisse être reçue par Rome comme légitime, il y a un pas que Congar ne franchira pas. C’est cependant cette question qui apparaît aujourd’hui comme la question ultime au terme de cinquante années de dialogue œcuménique.

Bernard Sesboüé

Né en 1929, Bernard Sesboüé entra au noviciat jésuite dès 1948. Après une première formation théologique à Paris et son ordination sacerdotale en 1960, il étudia à Rome, où il vécut les débuts du concile Vatican II. Dès 1964, il devint professeur à la Faculté jésuite de Lyon Fourvière et à partir de 1974 au Centre Sèvres, la Faculté que le même ordre entretient à Paris.

Ces quelques données biographiques suffisent pour comprendre I’enracinement de ce théologien dans la grande tradition jésuite. La Faculté de Lyon Fourvière a été profondément marquée par les travaux historiques de Jacques Paul Migne (1800-1875), éditeur connu des textes des Pères de l’Église tant grecs que latins. Ce travail fut poursuivi au xxe siècle. Il a cependant été complété par un accent plus systématique. Ainsi, à titre d’exemple, Henri de Lubac (1896-1991) propose une ecclésiologie qui ne comprend pas comme les dominicains parisiens de la Faculté du Saulchoir — à laquelle appartient Y. Congar — l’Église comme lieu de réalisation du salut. Le salut une fois pour toutes opéré en Christ doit toujours être la seule clé permettant une parole authentique à propos de l’Église. On peut aussi citer Jean Daniélou (1905-1974), pour lequel seule l’étude de l’Écriture Sainte et des sources historiques permet de dépasser le dogmatisme thomiste pour entrer en dialogue avec le monde contemporain.

Une dernière donnée doit être mentionnée pour bien comprendre Sesboüé. II a étudié auprès de Louis Bouyer (1913-2004). Ce professeur de l’Institut catholique de Paris a été, avant sa conversion au catholicisme, étudiant à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg. Reprochant à la tradition protestante son déficit en ecclésiologie, il a rejoint l’Église catholique. Il demeurait cependant toujours un fervent défenseur du sola gratia du luthéranisme et considérait que la sotériologie de Luther était parfaitement compatible avec les décrets sur la justification énoncés par le concile de Trente.

Bernard Sesboüé s’inscrit pleinement dans la tradition jésuite. L’étude des textes bibliques et historiques — en particulier les textes patristiques — sera le point de départ de tous ses travaux. Comme de Lubac et Daniélou, il fera ses recherches avec une intention aussi systématique. La bibliographie de Sesboüé est impressionnante, et elle comporte plus de 400 titres41. Il aborde de nombreux thèmes théologiques qui ne traitent pas tous du salut en Christ. mais sa recherche se concentre sur la doctrine du salut, la réconciliation en Christ. L’ecclésiologie n’est pas délaissée, mais elle est toujours soumise à la christologie et à la sotériologie. Au fil des ans, Sesboüé est devenu un maître incontesté dans ce champ théologique. Il n’est pas pour autant un spécialiste de la pensée de Luther. Le Réformateur n’apparaît que ponctuellement dans ses travaux, et il ne proposera qu’en 2009 une étude plus détaillée de la pensée du Réformateur42.

Le thème de l’histoire du salut sera couronné par deux ouvrages majeurs de cet auteur, Jésus-Christ l’unique médiateur. Essai sur la rédemption et le salut (1988) et Jésus-Christ l’unique médiateur. Les récits du salut (1991)43.

Sesboüé introduit le premier tome par un constat qui retient l’attention : le magistère romain ne s’est guère exprimé quant à la compréhension du salut. Le cadre dogmatique de la compréhension de la Trinité et de la christologie a été donné par les premiers conciles de l’histoire de l’Église. À propos du salut, nous ne disposons que des décisions du synode d’Orange, qui, en 529, a condamné les pélagiens, et des décrets à propos de la justification formulés par le concile de Trente en 1547 en réponse à la Réforme qui sont, selon Sesboüé, compatibles avec les options réformatrices.

Le silence du magistère ne signifie en rien que la rédemption est secondaire. Ce silence exprime au contraire que la compréhension du salut fait partie des domaines où existe un large consensus. Il n’y avait donc aucune raison majeure pour que le magistère s’exprime à ce propos44. L’absence de prise de position du magistère est donc volontaire car ce dernier souhaite ainsi ouvrir un espace de liberté à la réflexion théologique. En effet, la compréhension de la rédemption demande à être constamment reformulée à frais nouveaux afin qu’elle puisse toucher les croyants de toutes les époques. Sesboüé utilise cet espace de liberté et propose son interprétation de la rédemption.

La démarche mise en œuvre dans le premier tome de cette œuvre est originale. Sesboüé lit l’histoire des dogmes d’une manière systématique et expose dix manières dont la rédemption a été formulée dans l’histoire de l’Église. Cinq relèvent d’une manière descendante : le Christ illuminateur ou le salut par révélation, le Christ vainqueur ou la rédemption, le Christ libérateur, le Christ divinisateur et le Christ justice de Dieu. Quatre approches relèvent d’une manière ascendante : le sacrifice du Christ, l’expiation souffrante- propitiation, la satisfaction et de la substitution à la solidarité. L’ensemble est récapitulé dans un dixième modèle, la réconciliation, modèle qui a la préférence de l’auteur et qu’il développera dans le second volume de cette œuvre. Il n’y a pas lieu d’entrer ici dans chacune de ces approches que Sesboüé présente toujours selon une même structure (le témoignage de l’Écriture, le témoignage de la tradition et l’actualité de l’approche dans et pour la théologie contemporaine).

Sesboüé comprend toutes ces approches comme étant des manières de dire la rédemption à des moments précis de l’histoire. Chacune a sa place et peut se justifier, aucune ne peut prétendre à l’exclusivité. Certains ont à tort été absolutisés et leur réception aussi dans la piété populaire. Un exemple est la notion anselmienne de la satisfaction, dont l’usage fait ultérieurement dans l’Église trahit souvent la pensée de son auteur45. Un autre exemple est l’interprétation de la compréhension du sacrifice proposée par le concile de Trente, qui a été mal interprétée et qui a finalement conduit à une confusion entre le sacrifice unique du Christ et le sacrifice offert par l’Église. Pareille confusion n’est pas conforme aux intentions des grands théologiens comme Augustin ou Thomas d’Aquin, et elle n’est pas non plus, selon Sesboüé, celle du concile de Trente46.

Sesboüé évite toute polémique. Il veut exposer les différentes manières de dire la rédemption qui traduisent des manières de penser différentes mais dont les contenus derniers sont parfaitement compatibles. Son but dernier est de permettre au lecteur de comprendre les tenants et les aboutissants afin que ce dernier puisse se forger sa propre opinion.

C’est dans cette démarche qu’il est évidemment question de Luther et de son interprétation de la rédemption. Sesboüé le considère comme un témoin majeur dont l’approche est fondamentale pour tout exposé de la sotériologie. Il ne le comprend à aucun moment comme un hérétique. Ainsi, sa théologie est fréquemment citée, tout comme l’est celle d’Augustin ou de Thomas d’Aquin.

Luther se place dans la tradition de l’Église qui comprend le Christ comme objet de la colère de Dieu. Sesboüé cite le commentaire de l’Épître aux Galates proposé par le Réformateur, où Luther souligne que le Christ porte le péché du monde : « Le Christ est à la fois innocent et pécheur ; à travers la Passion se joue l’échange de notre péché et de sa justice47. » Sesboüé ajoute que, contrairement à la théologie catholique des siècles ultérieurs, Luther ne dramatise pas la croix comme expression d’un châtiment divin mais la comprend positivement comme lieu du salut. Christ accepte de prendre la place de l’humain, mais pareille substitution est pour Luther non une dimension de vengeance de la part de Dieu mais l’expression même de son amour48. La croix est pour Luther la mise en évidence du seul véritable sacrement, le Christ lui-même49. Pour Sesboüé, pareille affirmation est conforme à la tradition de l’Église, et, dans son approche personnelle, qu’il propose dans le second tome, il ne manque pas de demander à la théologie de ne pas confondre les différents usages du mot sacrement, le Christ sacrement étant à distinguer des sacrements célébrés en Église et aussi de la compréhension de l’Église comme étant elle-même quasi sacramentum, une affirmation du concile Vatican II50.

Une seconde mention importante de Luther intervient dans la présentation de l’approche centrée sur le Christ libérateur. Sesboüé y reprend le traité de Luther sur La liberté chrétienne (1520) ainsi que celui sur Le serf arbitre (1525)51. Cette manière de comprendre la rédemption est décisive car elle confère à cette dernière son actualité. L’Évangile est et doit être une parole libératrice et non une contrainte incapable de mettre un terme aux angoisses des contemporains.

Pour la réception de Luther, les pages les plus significatives sont celles que Sesboüé consacre à la cinquième manière descendante de comprendre la rédemption, celle du Christ, justice de Dieu. Sesboüé y aborde l’approche centrale caractérisant la théologie de Luther. Dans la partie biblique, l’accent est mis sur la théologie paulinienne. L’évocation du témoignage de la tradition est centrée sur Augustin. Suit une section sur le sola gratia et le sola fide de Luther. Le fameux rajout par Luther du seule dans sa traduction de Romains 1, 17 (« Le juste vivra par la foi seule »), qui a provoqué tant de polémiques, est pour Sesboüé « juste quant à son sens52 » car il permet de souligner le caractère forensique de la justification. Il donne aussi son sens au double simul, le croyant demeurant à la fois juste et pécheur. L’état de péché est dépassé par l’état offert dans le baptême, mais le croyant demeure pécheur et la justification ne lui confère pas une nouvelle moralité qui lui permettrait de devenir juste devant Dieu par ses œuvres. Sesboüé expose la théologie de Luther qui est « en phase avec la sensibilité spirituelle de son époque, pleine de vitalité, de recherche et d’expérience53 ». Il n’y a pas lieu de répéter ici les affirmations centrales de Luther. Sesboüé les expose de manière très objective. Suivent des pages sur la réponse du concile de Trente dans lesquelles Sesboüé s’efforce de montrer que ce concile est consonant avec les positions du Réformateur, car « les expressions condamnées par le concile ne correspondent pas à la doctrine de ce dernier54 ». Il en conclut que « le catholique peut et même doit adhérer au principe du sola gratia55 ».

Demeure cependant un point où notre auteur sera plus critique. « Le catholique sera toujours gêné par l’affirmation que dans la justification tout revient à Dieu et rien à l’homme, et par la réticence protestante devant la capacité de l’homme à coopérer à la grâce par le fait de la grâce. Cette difficulté est sans doute la source de ce qui nous sépare encore en ecclésiologie56. » Selon Sesboüé, la rupture du xvie siècle ne saurait être expliquée par la compréhension de la rédemption. Elle est intervenue lorsque Luther a remis en cause les autorités de l’Église romaine ainsi que la compréhension des ministères au sein de l’Église.

Dans ce premier tome, Sesboüé expose les différentes conceptions de la rédemption qui sont toutes légitimes en tant que reprises de données fondamentales de la grande tradition de l’Église.

Dans le second tome, Sesboüé propose sa propre compréhension de la rédemption. Celle-ci est centrée sur la croix et la résurrection de Jésus-Christ. La croix n’est pas tant la punition pour le péché des humains que le dépassement du péché et de la mort. Par amour, Dieu délivre l’humain de l’absence de relation provoquée par le péché et conduisant à la mort. Il lui propose une vie dans la vérité, la justice et l’amour. La croix est le lieu de la réconciliation et le matin de Pâques ouvre à cette vie nouvelle. Christ est le premier né d’une toute nouvelle création57. Ainsi, la croix est le sacrement de Dieu, le lieu de la rencontre décisive de Dieu et de l’humanité. La médiation du salut est toujours sacramentum. Elle intervient aujourd’hui dans la proclamation de la parole de Dieu et les célébrations sacramentelles de l’Église. L’Église peut être comprise comme sacrement vu qu’elle établit le lien entre le divin et l’humain. Elle ne l’est cependant que de manière analogique. En elle, Christ s’offre aux siens. L’Église ne prend pas la place du Christ et n’est pas l’auteur du salut. Elle ne fait que donner ce qu’elle a elle-même reçu. Elle est ainsi signe du Royaume.

Dans cet exposé, Sesboüé n’évoque jamais Luther58. Et pourtant, les options théologiques de Luther sont bien présentes. La trame générale de l’ouvrage que nous venons de résumer en est la preuve, et le théologien luthérien contemporain n’aura aucune difficulté à se déclarer en consonance avec les options de Sesboüé. Il ne s’agit évidemment pas de voir en Sesboüé un luthérien qui s’ignore. Sa présentation est celle d’un théologien qui est et qui se comprend comme un théologien catholique.

Le fait que Luther ne soit pas cité peut s’expliquer par la démarche générale des deux tomes. Dans le premier, Sesboüé avait analysé les sources historiques. Il n’y avait pas lieu d’y revenir dans l’exposé du second tome. Augustin et Thomas d’Aquin ne sont d’ailleurs, eux aussi, cités qu’à de très rares reprises. Plus important est un autre constat : Luther est compris comme un auteur de la grande tradition de l’Église dont les intentions sont légitimes et nullement déviantes. Sa réception relève de l’évidence. Elle est tout simplement normale. C’est cette « normalité » de la réception du Réformateur qui caractérise le travail de Sesboüé tout comme elle caractérise aussi d’autres auteurs catholiques contemporains. La voie empruntée par Luther est tout simplement considérée comme catholique.

Ce n’est que vingt ans plus tard, en 2009, que Sesboüé proposera une étude plus détaillée de la théologie du Réformateur59. Dans cet ouvrage de plus de 300 pages, Sesboüé compare la théologie du Réformateur aux décrets sur la justification du concile de Trente. Il avait auparavant, nous l’avons déjà mentionné, insisté sur la compatibilité des deux approches, une option qui avait déjà été celle de son enseignant Louis Bouyer60.

La première partie de l’ouvrage a pour titre La confrontation. Le premier chapitre expose la théologie de Luther et Sesboüé conclut : « La question demeure la suivante : comment se fait-il qu’une doctrine qui se veut un retour à l’Évangile et qui s’appuie sur un enseignement aussi clair de saint Paul ait été l’occasion d’une rupture avec l’Église catholique ? Mon intention n’est pas de porter un jugement mais de comprendre les faits. Il faut évidemment reconnaître à Luther la légitimité fondamentale de sa doctrine de la justification par la foi. Cette doctrine paulinienne est fondamentalement chrétienne. L’appel de Luther à Augustin montre qu’il se sentait appuyé par la tradition la plus ancienne de l’Église. Cette doctrine était aussi celle de saint Thomas et nous verrons qu’elle est aussi celle du concile de Trente. Luther se trompe donc quand il accuse l’Église catholique d’y avoir renoncé pour passer à une doctrine de la justification par les œuvres. Il y a là un malentendu fondamental. Mais l’Église catholique a beaucoup fait pour donner d’elle-même cette image, en raison des abus de la prédication des indulgences, et plus profondément par une prédication insistant trop sur les pratiques au détriment de l’éducation du sens de la foi61. »

Sesboüé voit deux raisons à ce malentendu fondamental. Il l’explique en premier lieu par une nouvelle manière de penser la rédemption qui fait rupture avec celle de l’Église de l’époque. Luther pense d’une manière christocentrique. « Le mouvement va de la personne du Christ à l’existence chrétienne des justifiés et de là à l’assemblée des croyants justifiés62. » L’Église de l’époque, y compris le concile de Trente, argumente de manière anthropocentrique. L’accent est mis sur la transformation de l’humain qui, justifié, est en mesure de faire des œuvres bonnes. Il ne s’agit pas d’un simple malentendu, mais bien d’une option majeure qui a pour conséquence une compréhension différente des conséquences de la justification pour les croyants et pour l’Église63. Sesboüé parvient à cette conclusion après une étude détaillée des textes de référence du luthéranisme et des décrets tridentins. Cette approche exclusivement christocentrique a pour conséquence une sous-estimation de la nécessaire coopération du croyant justifié et de l’Église à l’œuvre rédemptrice de Dieu64. Il n’en demeure pas moins qu’un accord fondamental est donné : la réconciliation est l’œuvre exclusive de Dieu. Le croyant ne peut que la recevoir. Elle a pour conséquence un être nouveau appelé à la sanctification et à l’amour65.

La seconde explication est plus historique. Pour Sesboüé, le conflit du xvie siècle ne portait pas sur la compréhension du salut, mais relevait d’un conflit plus politique dont l’enjeu était le pouvoir dans l’Église. Luther a remis en question l’autorité du pape et des évêques. Il serait cependant faux de tout limiter à une question de pouvoir politique. L’enjeu est aussi théologique et porte sur la compréhension même de l’Église. Le refus de Luther de comprendre l’autorité du pape et des évêques comme étant d’origine divine a d’importantes conséquences ecclésiologiques. En pensant reprendre la distinction augustinienne entre Église visible et Église invisible, il fait une fausse distinction entre «l’intérieur et l’extérieur ». L’Église visible est certes une communion spirituelle vivant de la parole et des sacrements, mais « pour le reste l’Église est une organisation de droit humain66 ». Son action est ainsi extérieure à l’œuvre du salut. Pareille approche a des conséquences évidentes pour la compréhension des ministères et ne confère à l’Église aucune dimension sacramentelle. C’est là la raison majeure de la rupture du xvie siècle. Cette thèse mérite discussion, et il faudra demander à son auteur s’il ne reprend pas trop vite à son compte une caricature de l’ecclésiologie de Luther qui a souvent eu cours dans certains milieux catholiques.

La seconde partie de l’ouvrage Sauvés par grâce a pour titre Vers la réconciliation. Sesboüé y étudie en détail la Déclaration commune à propos de la doctrine de la justification signée en 1999 entre le Vatican et la Fédération Luthérienne Mondiale. Cette déclaration affirme le consensus et montre que les condamnations de l’histoire ne s’appliquent plus aujourd’hui aux deux Églises. Pour Sesboüé, ce pas s’imposait. Il rend enfin justice à la compréhension du salut qui était celle de Luther, une compréhension qui a toute sa place dans la grande tradition catholique de l’Église.

Conclusion

Nous avons choisi de nous limiter à deux auteurs pour montrer la réception de Luther dans le catholicisme francophone après le concile Vatican II. Le premier, Yves Congar, a été un éminent spécialiste de la pensée du Réformateur, à laquelle il a consacré de nombreux écrits. Il a étudié dans le détail les convergences et les divergences. Le second, Bernard Sesboüé, n’a jamais prétendu être un spécialiste de la pensée de Luther, mais sa théologie en a néanmoins été profondément marquée. Elle est l’exemple type de la réception de la pensée de Luther sans que ce dernier soit constamment cité. Les deux auteurs soulignent la pertinence de la sotériologie du Réformateur. Tous deux critiquent son ecclésiologie pour des raisons certes différentes mais qui aboutissent à un même constat. Le défi non encore relevé est celui de la compréhension de l’Église proposée par Luther, une approche qui explique les divergences qui subsistent encore entre les deux traditions ecclésiales.

Nous ne saurions conclure cette étude sans mentionner le travail de Daniel Olivier (1927-2005). Ce moine assomptionniste, donc moine des augustins de l’assomption, appartenait à un ordre très proche de l’ordre dont relevait Luther. Ce lien n’est pas étranger à la véritable passion qu’olivier avait pour le Réformateur. Sans être universitaire au même titre que les auteurs que nous venons d’étudier, Daniel Olivier aura, par ses travaux de vulgarisation67, ouvert la voie à une relecture de la pensée luthérienne dans le catholicisme français. Il a fait ses études à Mayence, chez Joseph Lortz (dont il a traduit certains écrits). Cette école de Mayence est caractérisée par une approche très positive de Luther… et par une vive critique du luthéranisme ultérieur qui aurait souvent trahi le Réformateur. Les travaux d’Olivier en portent la marque. On peut critiquer cette approche. Il n’en demeure pas moins que les biographies de Luther écrites par Olivier ont beaucoup contribué à la connaissance de Luther dans le monde francophone et à l’appréciation largement positive de la pensée de Luther dans le monde catholique français contemporain.

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1. Yves CONGAR, Diversités et communion, Paris, Cerf, 1982 (Cogitatio fidei 112).

2. Yves CONGAR, Vraie et fausse réforme dans l’Église, Paris, Cerf, 1950 (Unam sanctam 20). Seconde édition, « Unam Sanctam » 72, 1969.

3. Yves CONGAR, Chrétiens désunis, Paris, Cerf, 1937. Volume avec lequel s’ouvre la collection « Unam Sanctam ».

4. On se référera pour cerner cette évolution à l’étude de Jean Pierre JOSSUA, « L’œuvre œcuménique du Père Congar », Études, 1982, p. 543-555.

5. Yves CONGAR, Chrétiens en dialogue. Contributions catholiques à l’œcuménisme, Paris, Cerf, 1964 (Unam sanctam 50).

6. Yves CONGAR, Diversités et communion op. cit., p. 244s.

7. Yves CONGAR, Entretiens d’automne, Paris, Cerf, 1987, p. 104. À côté des nombreuses données autobiographiques de la plume de Congar, on se référera aussi au dernier article de Jared WICKS, « Yves Congar’s Doctrinal Service of the people of God », Gregorianum 84 (2003), p. 499-550.

8. « Appels et cheminements 1929-1963 », p. XV. Préface à Chrétiens en dialogue, op. cit. (1964). On consultera aussi les recensions que CONGAR fit en 1935 (RSPT24, p. 379-384) des ouvrages de A. HAMEL (Der junge Luther und Augustin) et de Paul VIGNAUX (Luther commentateur des sentences).

9. On se référera par exemple à Diversités et communion, op.cit., p. 155-177.

10. Yves CONGAR, « De Marbourg 1529 à Leuenberg 1971. Luthériens et Réformés au temps de l’opposition et sur la voie de l’union », Istina 30 (1985), p. 45-65.

11. Otto Hermann PESCH, Theologie der Rechtfertigung bei Martin Luther und Thomas von Aquin. Versuch eines systematisch theologischen Dialogs, Mayence, 1967.

12. Yves CONGAR, Martin Luther, sa foi, sa réforme. Paris, Cerf, 1983 (Cogitatio fidei 119), p. 41.

13. Ibid., p. 68s.

14. Ibid., p. 29s. Cette compréhension a été soulignée par le cardinal Willebrands lors de l’assemblée générale de la Fédération Luthérienne Mondiale qui s’est tenue à Évian en 1970, Positions luthériennes 18 (1970), p. 329s.

15. Yves CONGAR, Martin Luther, sa foi, sa réforme, op. cit., p. 31.

16. Étude écrite en 1950 et d’abord publiée en allemand en 1954, puis reprise avec un rajout dans Chrétiens en dialogue en 1964, p. 453-489. Le texte allemand avait paru dans Das Konzil von Chalkedon. Geschichte und Gegenwart (éd., A. GRILLMEIER et H. BACHT), Würzburg, tome III, 1954, p. 457-486

17. Yves CONGAR, Chrétiens en dialogue, op. cit., p. 486s.

18. Yves CONGAR, « Nouveaux regards sur la christologie de Luther », Revue des Sciences philosophiques et théologiques 62 (1982), p. 180-197. Repris dans Martin Luther, sa foi, sa réforme, p. 105-133.

19. Yves CONGAR, Martin Luther, sa foi, sa réforme, p. 42.

20. Ibid., p. 130.

21. Ibid., p. 75.

22. « L’ecclesia ou communauté chrétienne, sujet intégral de l’action liturgique» in: La Liturgie après Vatican II (éd. J.-P. JossuA et Y. CONGAR), Paris, Cerf (Unam Sanctam 66), 1967, p. 276 (239-282).

23. Ibid., p. 270. Cf. p. 272s.

24. Diversités et communion, op. cit., p. 155-234.

25. Yves CONGAR, La Tradition et les traditions, vol. I, Essai historique, Paris, Fayard, 1960 ; vol. II, Essai théologique, Paris, Fayard,1963.

26. Yves CONGAR, La tradition et les traditions, op. cit., vol. I, p. 196s.

27. DV 9.

28. Les articles de Smalkalde, in : La foi des Églises luthériennes. Confessions de foi et catéchismes (éd. André BIRMELé et Marc LIENHARD), Paris, Cerf — Genève, Labor et Fides, 20123, § 370.

29. Yves CONGAR, « On the “Hierarchia Véritatum” », in : The Heritage of the Early Church. Mélanges G. Florovsky, Rome, 1973, p. 409-420. Congar lui-même précise dans sa bibliographie (Diversité et communion, op. cit., p. 184) qu’il s’agit d’une conférence de 1946 rédigée en 1969 et inédite en français.

30. Congar parle « d’étagement ou de hiérarchie dans la révélation » dans son article : « Articles fondamentaux » in : Catholicisme I, Paris 1948, p. 882ss.

31. La présentation de l’archevêque Pangrazio est à lier au modus 49 du cardinal Koenig, qui proposa au Concile l’introduction de la notion de « hiérarchie des vérités ». Ces propositions furent perçues par les pères conciliaires plus conservateurs comme une remise en question de l’enseignement traditionnel remis en valeur par Pie XI. Le cardinal Koenig soulignait que les vérités de la foi ne s’additionnent pas de façon quantitative, mais qu’il existe entre elles un ordre qualitatif selon leur relation respective au centre ou au fondement de la foi chrétienne. Il souhaitait que les vérités de la foi fassent l’objet d’une évaluation et non d’une énumération.

32. C’est là l’opinion de VALESKE (Hierarchia Veritatum, Munich, 1968, p. 30, qui mentionne aussi Dumont, Rahner et Schmaus) de HENN (TheHierarchy of Truth, Accordingto Yves Congar. Rome, « Analecta Gregoriana », 1987, p. 241) et de H. SCHüTZEICHEL, « Das hierarchische Denken in der Theologie », Catholica 25 (1971), p. 90s. (90-111).

33. Yves CONGAR, Diversités et communion, op. cit., p. 189.

34. Ibid., p. 188.

35. Ibid.

36. Ibid., p. 214-220. Citation, p. 220.

37. Cf. la première partie de Diversités et communion.

38. Yves CONGAR, Diversités et communion, p. 225.

39. Yves CONGAR, « Détresse et promesses de l’œcuménisme », in : Essais œcuméniques. Les hommes, le mouvement, les problèmes, Paris, Centurion, 1984, p. 109 (97-110).

40. Ce point est mis en évidence dans l’article déjà cité de Jean-Pierre JOSSUA qui compare Chrétiens désunis (1937) et Diversités et communion (1982), p. 553s.

41. Ibid. [ ? ?], p. 289-308.

42. Bernard SESBOüé, Sauvés par la grâce. Les débats sur la justification du XVIe siècle à nos jours. Paris, Éditions Facultés jésuites, 2009, chapitres 1 et 2.

43. Bernard SESBOüé, Jésus-Christ l’unique médiateur. Essai sur la rédemption et le salut, tome 1, Paris, Desclée, 1988 (seconde édition légèrement augmentée en 2003) et Jésus-Christ l’unique médiateur Les récits du salut, tome 2, Paris, Desclée, 1991.

44. Bernard SESBOüé, Jésus-Christ l’unique médiateur. Essai sur la rédemption et le salut, t. 1, p. 52ss.

45. Ibid., p. 329-350

46. Ibid., p. 270-291 et 350ss.

47. Ibid., p. 67ss.

48. Ibid., p. 360s.

49. Ibid., p. 100.

50. Bernard SESBOüé, Jésus-Christ l’unique médiateur. Essai sur la rédemption et le salut, t. 2, p. 353-366.

51. Bernard SESBOüé, Jésus-Christ l’unique médiateur. Essai sur la rédemption et le salut, t. 1, p. 190ss.

52. Ibid., p. 239.

53. Ibid., p. 240.

54. Ibid., p. 247.

55. Ibid., p. 247.

56. Ibid., p. 250.

57. Bernard SESBOüé, Jésus-Christ lunique médiateur. Essai sur la rédemption et le salut, t. 2, p. 186-249.

58. Luther est cité p. 361, mais SESBOüé présente dans ces pages les options du théologien luthérien contemporain Eberhard Jüngel.

59. L’ouvrage déjà cité ci-dessus : Sauvés par la grâce. Les débats sur la justification du XVIe siècle à nos jours. Paris, Éditions Facultés Jésuites, 2009.

60. SESBOüé avait déjà antérieurement consacré divers écrits au Concile de Trente, cf. Le mystère de la justification. Essai d’interprétation actuelle de la doctrine du Concile de Trente. Paris, Mediasèvres, 19882.

61. Bernard SESBOüé, Sauvés par la grâce, p. 45

62. Ibid., p. 44

63. Ibid., p. 140.

64. Cf. supra, note 56.

65. Bernard SESBOüé, Sauvés par la grâce, p. 187.

66. Ibid., p. 44.

67. En particulier : Le procès de Luther Paris, Fayard, 1971 et La foi de Luther, la cause de l’Évangile dans l’Église, Paris, Beauchesne, 1978.