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« Pour comprendre Martin Luther »

Une conférence de Lucien Febvre à Mayence en 1924

Présentation et notes par Pascale GRUSON

Le texte qui suit est la transcription d’un manuscrit inédit de Lucien Febvre, support d’une conférence qu’il avait été invité à donner en 1924 au Centre d’Etudes Germaniques de Mayence (Mainz)1. Ce centre avait été créé en 1921 par le président de la Commission interalliée d’occupation des territoires rhénans, Paul Tirard, aux fins de former les jeunes officiers français de l’armée d’occupation à des activités de renseignements. L’histoire de l’Allemagne et de sa civilisation en était un enseignement important. La direction académique du Centre avait été confiée à un germaniste détaché de l’Université de Strasbourg, Jean-Edouard Spenlé. Celui-ci invitait régulièrement ses collègues historiens ou germanistes (en particulier Edmond Vermeil) à y donner des conférences. Lucien Febvre en avait déjà donné une en janvier 1923. Elle portait sur les particularités politiques de l’Allemagne au temps de la Réforme.

On peut sans doute considérer ce texte comme un préalable au livre que Lucien Febvre publie en 1928, Un destin, Martin Luther, chez Rieder. Cet ouvrage a en effet été une commande de Paul-Louis Couchoud, lequel était un intellectuel féru de l’étude des courants mystiques. Or l’une des hypothèses de cette conférence est que Luther n’a jamais pensé à adopter la posture d’un réformateur, étant d’abord un « homme de Dieu » et plutôt un quiétiste. La réforme se rapporte surtout à la réception enthousiaste que ses idées, développées dans ses activités d’universitaire et surtout de remarquable prédicateur, ont suscitées. Cette hypothèse est en tout cas largement développée dans le livre.

En tout état de cause, ce texte est très révélateur de l’intérêt que Lucien Febvre n’a jamais cessé de développer — depuis ses études à l’École Normale Supérieure, ses discussions avec Gabriel Monod, son enthousiasme pour Michelet — pour la figure de Luther, pour les diverses réformes protestantes en Europe occidentale, avec tous les tours et détours des chemins que ses recherches lui ont fait emprunter. Il a admiré chez Luther comme chez Rabelais leurs qualités de forgeurs de langue.

D’une manière générale, et en particulier dans ce texte, Febvre porte un regard sur Luther que peu d’universitaires de sa génération ont eu. Pourtant, au gré des programmes de licence et d’agrégation, ses collègues historiens et germanistes ont beaucoup écrit sur le sujet. Mais ceux-ci ont plutôt cherché à se convaincre que l’œuvre du Réformateur permet d’expliquer toutes les faiblesses politiques de l’Allemagne qui leur était contemporaine. Ils se plaisaient à souligner l’attachement du Réformateur à la doctrine des Deux Règnes, comprise littéralement comme la nécessaire soumission de chacun, sur terre, à l’autorité de l’État. Était-ce vraiment le cas ?

Certes, ce thème est souvent évoqué par Febvre. Il ne manque pas de déplorer certains conseils de Luther au moment de la guerre des Paysans, ou du soulèvement des seigneurs contre Charles Quint ; mais, lui, connaît de beaucoup plus près son œuvre théologique (la justification par la foi et le salut par la grâce). La conférence sait le mettre en valeur. Et ce point étant fondamental, le reste n’est important que si on le rapporte aux nombreux problèmes politiques du moment, mais n’est pas tout à fait de même nature.

L’approche de Lucien Febvre a souvent fait l’objet de critiques de la part de ses collègues germanistes, Edmond Vermeil2 notamment. Mais elle a reçu un accueil très attentif dans les milieux protestants3.

Cette approche a aussi permis à Lucien Febvre d’être très tôt attentif à l’œuvre de Max Weber sur l’éthique protestante. Ce fut l’occasion, parmi plusieurs publications sur ce sujet d’un article dans la revue Foi et Vie, lorsque celle-ci était dirigée par Pierre Maury4.

Pour comprendre Martin Luther5

Martin Luther » en deux heures, c’est une gageure, mais précisément parce c’est une gageure, je vais essayer de la tenir avec quelque plaisir. Il est agréable de jouer avec la difficulté.

La bibliographie du sujet est quelque chose d’énorme. On ferait un volume de 600 pages bien serrées rien qu’avec les titres des ouvrages qui ont été consacrés à Luther depuis l’origine j usqu’à nos jours, et plus on va, plus ils se multiplient, sorte de crises périodiques qui déterminent chaque fois une avalanche nouvelle de production et d’articles.

Pour ceux que cela intéresse, [je signale les livres et articles suivants] :

Georges Pariset, L’Allemagne et la Réforme jusqu’à la Paix d’Augsbourg . Revue de Synthèse historique, III. 308. 1902.

Lucien Febvre, Martin Luther, notes bibliographiques sur les auteurs des programmes du certificat d’histoire moderne et de l’agrégation d’allemand. Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, mars 1923, p 211-216. Elle continue les indications anciennes de Pariset et les amène jusqu’en 1923.

La dernière crise a été provoquée en 1904 avec le travail retentissant du père Denifle op6 :

Henri Suzo Denifle, Luther vs Luthertum, t. I Mayence 1904, t. II (posthume), Mayence 1909. Traduction française par l’abbé Paquier, Luther et le luthéranisme, Picard (t. I. 1910, t. IV 1916).

Le propos [du dominicain] est double :

1) Il attribue la Révolte de Luther aux mauvais penchants d’un être grossier, menteur, ivrogne,

2) La Réforme ne marque pas le point de départ d’un monde nouveau. Dans une large mesure, les prétendues nouveautés de Luther n’étant que du vieux neuf.

La première thèse est violente, passionnée, fausse — et son intérêt historique, [ c’est d’être] un vrai fer rouge7… On la combattit d’autant plus que la deuxième est très forte.

Le quatrième centenaire de 1517, célébré pendant la guerre en 1917, permet des mises au point. La plus remarquable, inachevée, est celle d’Otto Scheel, Vom Katholizismus zur Reformation, Martin Luther, auf der Schule und Universität, tome I, 1916. Im Kloster, tome II, 1917. — Quatre volumes parus8.

Je vous renvoie pour indication complémentaire sommaire à ma bibliographie [citée plus haut].

Donc, la bibliographie est un Océan. Or il est impossible de la négliger [et ce] pour deux raisons :

— Chaque époque s’est fait son Luther. Un Luther à son image. Il est très curieux de se donner à soi-même le spectacle de cette succession tout à fait instructive de « Luthers ».

— L’œuvre historique de Luther, c’est bien réellement l’œuvre d’un homme, Martin Luther.

A rebours de tant d’œuvres historiques qui sont œuvres anonymes d’une collectivité ou d’une époque, sur laquelle on a ensuite piqué l’étiquette d’un nom propre.

Ici, rien de tel, il est impossible de séparer l’étude de l’homme de l’étude de l’œuvre. L’œuvre sort de l’homme — directement. Sans doute, cette œuvre a dépassé cet homme. Elle l’a débordé souvent, elle l’a déçu, elle l’a parfois contredit. Mais pour l’essentiel, elle est de lui. Et sa personnalité l’a marquée de traits durables. Il semble donc que pour bien connaître l’œuvre, il suffise de connaître l’homme. Et c’est vrai, mais ce n’est pas si simple.

Un homme n’est jamais simple à comprendre. Tout homme est un monde, un monde plein de mystère, de coins secrets, d’ombres. Luther, en plus, c’est un homme extrêmement complexe. Un tissu de contradictions. Et ce n’est pas seulement cela, mais Luther est un homme de combat, un homme de lutte, un créateur d’église — combattant avec un acharnement sauvage.

Il est nécessaire, pour le connaître, de laver la crasse de trois siècles. Il faut débarrasser cette figure de Luther des immondices, des boues que les ennemis ont portées sur elle.

Débarrassons aussi cette figure des couches de fard et de cosmétique que ses pieuses relations ont passées sur elle, pour l’embellir à leur façon.

Débarrassons cette figure enfin des faux nez en carton que tant de gens bien intentionnés ont essayé de lui fixer — afin de moderniser Luther, de le tirer à eux.

[Ceci étant], au milieu des catholiques qui salissent, des luthériens qui enjolivent, des rationalistes qui déforment, retrouver la vraie figure de Martin Luther n’est pas une petite affaire.

Quand je dis : la vraie figure, vous m’entendez. Je veux dire la figure de Martin Luther, telle qu’elle peut apparaître à l’heure de 1924 19409, qui, purgée de tous préjugés, de tous systèmes et de tout parti-pris, n’ayant en lui qu’un immense désir de comprendre, en toute sincérité et bonne foi — je mets bien en face des documents les plus authentiques et les plus sincères que nous ayons — et cherche à en faire surgir l’image cohérente.

Autrefois [la tradition historique]

Cet homme, cet « impartial » en face d’une histoire traditionnelle — qu’on se passe de père en fils après des générations, c’est le Luther des manuels scolaires — le Luther qu’on nous a enseigné à tous, jadis… Le voici en deux mots :

Luther, né en 1483 probablement, fils de petites gens, ayant des débuts assez rudes, mais des succès relatifs en classe, fut destiné par un père, ambitieux de s’élever dans la personne de son fils, à la carrière du droit. Il suivit des cours à Erfurt. Brusquement, le 17 juillet 1505, il renonce à ses études. Contre la volonté de son père, dont il brise les espoirs, il entre au couvent des Augustins. Il se fait moine, à la suite d’événements mal connus.

Bon moine, moine irréprochable, très pieux, très dévoué à son ordre. Prenant ses vœux tout à fait à cœur. Plutôt trop pieux que pas assez, scrupuleux, torturé de bonne heure par des idées de perfection inaccessible, de sainteté. Or vers 1510, il est envoyé à Rome. Il voit le spectacle de la Cour romaine. Il revient, écœuré, indigné, profondément ému. Il se tait cependant pendant plusieurs années, reprend sa vie de méditation, de prière et d’enseignement au couvent. Mais brusquement, en 1517, un nouveau scandale éclate, devant lui, en Allemagne. C’est la prédication d’indulgences scandaleuses, octroyées par le pape à Albert de Brandebourg, 23 ans, et qui en moins de deux ans, est successivement archevêque de Magdebourg, évêque de Halberstadt, enfin archevêque de Mayence, donc électeur et président du Collège électoral. Luther éclate, crie son indignation. Et cette chrétienté depuis des années excédée des abus, cette chrétienté réclame une réforme « in capute et membris». La parole d’un pauvre moine allemand trouve soudain un écho immense, formidable dans toute l’Allemagne. En quelques jours, en quelques semaines, Luther devient une puissance. Le monde entier le regarde. En vain Rome, en vain l’empereur, essaient de l’intimider. A la Diète de Worms, il est debout, face à l’Empereur, face à toutes les puissances du vieux monde, coalisées, dressées contre lui.

A cette minute décisive, véritable point de départ de l’ère moderne, il incarne magnifiquement l’homme moderne, fort de sa conscience et qui ne veut pas plier devant ce qui est contre sa conscience. Ce n’est pas seulement la Réforme qu’il crée, ce jour, mais c’est le libéral modéré qui proclame à la face du Moyen Âge expirant, les droits imprescriptibles de la conscience humaine.

Voilà le Luther qu’on m’a appris — qu’on vous a appris. Voilà le Luther de tous nos contemporains qui se piquent de formuler sur lui une opinion juste, moyenne, modérée.

Je ne vais pas reprendre ce récit moment après moment. Il n’est pas un de ces moments qui n’ait fait naître une littérature formidable ; pas un qui n’ait été épluché, discuté, critiqué mille fois.

Or de cet amas formidable de discussions à l’allemande, [se dégagent] bien des choses inutiles, des disputes sans intérêts. Que le père de Luther ait été un peu plus riche ou un peu moins, qu’importe. Il y a bien des choses conjecturales d’autre part, que nous sommes réduits à imaginer et à reconstituer à notre fantaisie, par exemple ; les véritables motifs de l’échec de Luther au couvent, la psychologie exacte de Luther à ce moment, ce qui expliquerait réellement cette décision.

Dieu sait si ! nous ne le savons pas. Disons : nous ne savons pas10.

Mais par contre, il y a des traits absolument faux, et singulièrement dangereux. Car si on n’est pas en garde, toute conception que l’on se fera de Luther sera faussée ; toute conception des actions de Luther sur l’Allemagne ; toute conception sur la vie intérieure allemande pendant quatre siècles, [qui voudrait souligner qu’un] si puissant génie, Luther, a marqué vraiment l’Allemagne de son empreinte, pour des siècles. N’en retenons que deux, mais d’importance décisive :

Ce qu’il faut ne pas croire, c’est d’abord que Luther a été dans son principe un réformateur et un révolutionnaire conscient, mû par l’horreur des abus, par l’amour de l’ordre, par le désir de substituer au chaos et à l’injustice, la régularité, la moralité, la justice.

Ce qu’il ne faut pas croire (les deux thèses sont liées) — c’est que Luther dans son fond était un libéral ; que ce fut un libéralisme à la moderne, à la française qui l’engagea dans sa lutte contre Rome et le dressa, face à l’Eglise, puissance d’autorité ; que c’est alors une revendication acharnée de la conscience libre et de la pensée libre.

Ces conceptions sont fausses. Ces conceptions francisent et modernisent Luther, dangereusement.

Luther et le luthéranisme sont des conceptions qui déguisent la véritable figure du Réformateur, qui masquent le véritable caractère de son œuvre.

Démontrons le.

[De Rome à l’affaire des indulgences]

Pendant longtemps, on a représenté Luther comme mû par la haine des abus. Toute la Réforme serait sortie d’une protestation contre les abus. L’Eglise était pleine d’abus… Tout le monde le savait… Personne ne bougeait… Malgré les gémissements de la chrétienté, les princes de l’Eglise sont indifférents. Alors, un homme se dressa, un simple moine issu du peuple. Un moine allemand. Et du fond de son cœur de germain, il osa, lui, ce que personne n’osait. Il cria sa haine des abus. Il jeta par terre le vieil édifice vermoulu et il fit la Réforme.

C’est très beau. Je ne dis pas que ce soit faux. Mais je dis que, dans le principe, c’est une caricature.

On s’appuie sur deux faits : il y a le voyage à Rome ; il y a l’affaire des indulgences.

Le voyage à Rome

En ce qui concerne ce voyage, c’est patent, c’est flagrant. Luther n’est pas du tout dégoûté à son retour. Il est resté un mois là-bas. Il s’est comporté en bon pèlerin, visitant les églises, les catacombes, n’ayant point d’yeux pour autre chose.

Sans doute en sa qualité d’Allemand, et d’Allemand très peuple, il peut, il doit être choqué par les manières italiennes. Mais probablement il a peu vécu de la vie italienne. Il ne faut pas oublier qu’il y a de très fortes colonies de « nordiques » à Rome, et en particulier d’Allemands.

Et puis, en 1514, dans une lettre à Spalatin, il vante la science des cardinaux romains. En 1516, un sermon porte sur l’autorité que le Pape a reçue du Christ, etc.

Les indulgences

D’autre part, il y a l’affaire des indulgences, l’offensive de Luther contre les indulgences. Que dénonce-t-il dans ces thèses ? Met-il en cause l’Eglise, son organisation, le cumul des évêchés sur la tête d’Albert de Brandebourg ? Non, nullement.

Luther, quand il combat les indulgences, n’est pas un moine en révolte contre l’Eglise ; un moine qui dénonce les abus et les voue à l’indignation publique. Luther est un croyant d’une foi ardente, inquiète et tourmentée, qui a trouvé la paix et le calme grâce à une certaine doctrine qui le satisfait pleinement11. Or l’institution même des indulgences se révèle à lui, brusquement, incompatible avec cette doctrine.

Nous connaissons aujourd’hui fort bien les œuvres théologiques de Luther avant l’affaire des indulgences, grâce à la découverte capitale, par Ficker, à Rome, en 1899, du manuscrit d’un cours de Luther sur l’Epître aux Romains12, cours professé à l’université de Wittenberg en 1515-1516. Le document publié seulement en 1908 par Ficker, était connu dès 1899 par plusieurs savants, dont Denifle. Or, c’est dans l’Epître aux Romains que l’on trouve la fameuse formule : « Arbritamur justificari hominem per fidem, sine operibus legis13 ». Elle amène nécessairement Luther à approfondir la redoutable question de la grâce et de la liberté. « Opera legis, quid?» Dans l’interprétation traditionnelle, c’est la pratique externe. Erreur, dit Luther. Pour lui, « opera legis », c’est tout ce qui vient de l’homme, tout ce qui sort de l’homme, tout ce qui tente l’homme, quoi qu’il tente, et quelle que soit la considération qu’il accorde à ce qu’il tente. C’est que pour Luther, l’homme est tout entier sous le coup du péché originel. Le péché l’enveloppe tout entier, perpétuellement. Il est impossible à l’homme de s’en dépouiller, à moins de dépouiller sa chair. Cela, quoi qu’il fasse, quoi qu’il tente. Il essaie de faire ce qu’il appelle des bonnes œuvres. Illusions et périls mortels.

C’est quand il se croit juste qu’il est le plus coupable ; car cette idée « je suis juste », qu’est-ce sinon une manifestation immuable de l’orgueil humain. En réalité, quand l’homme se croit juste, c’est alors qu’il pèche. Et quand il se croit pécheur, quand il se sent pécheur, quand il s’enfouit pour ainsi dire dans le sentiment de la honte de son péché, qu’il va se vautrer, tout au fond de lui-même, dans ces bas-fonds obscurs où grouillent les tentations, et qu’il va se laisser aller, et qu’il pèche fortement, c’est alors qu’il cesse d’être pécheur. Car nous ne sommes sauvés que si, ayant le péché et vivant dans le péché, nous souffrons de l’avoir et gémissons vers Dieu pour en être affranchi.

Désespoir de soi, désespoir atroce dans son anxiété. Espoir en Dieu en son infinie douceur, en Dieu qui nous justifie par la foi. Par la foi qui justifie. Par la foi qui ne chasse pas le péché, qui ne le détruit pas pour le remplacer par un prochain état de grâce qui n’abolit rien en réalité.

La vérité, c’est que Dieu nous justifie en nous déclarant justes. Il n’efface pas les péchés en nous par sa grâce. Il nous les remet en ne nous les imputant pas, par pitié pour nous. Et c’est ainsi que les hommes peuvent être ce que Luther dit dans son couvent dès 1516 : « revera peccatores, sed reputatione miserantis Dei justi ; peccatores in re; justi in spe14 ».

Théologie d’un accent tout personnel. Voilà ce que Luther appelle sa découverte. A travers ces formules, on sent la lutte désespérée d’une âme agitée et tourmentée, cherchant éperdument le repos, la sécurité, obsédé, hanté par le sentiment de son indignité, par le désespoir de jamais mériter son salut. L’homme qui est entré au couvent pour obtenir le salut et qui l’a vu fuir en quelque sorte devant lui ; l’homme qui passe sans intervalles d’un pessimisme désespéré, de l’effroi de la découverte, à un optimisme total, à un espoir exalté du salut, par un balancement violent et contrasté… ce désespoir de soi poussé j usqu’à l’acceptation de l’Enfer dans la conviction absolue qu’on le mérite, cette crainte, cette humilité, cet abandon désespéré dans les bras de Dieu, cette frayeur de Dieu qui vous brise et vous anéantit, pour Luther, c’est cela la foi, la foi qui justifie, la foi qui, du sein de cet anéantissement où la créature est prostrée, le relève et le ressuscite. Impossible de ne pas percevoir là l’accent personnel d’une intensité dramatique tout à fait émouvante.

Voilà traduites, faut-il dire, les idées ou les sentiments entiers et profonds de Luther en 1515-1516. Dès cette date, il occupe sa position à lui. Il ne la quittera plus. Il l’occupe tout entière ou presque, avec déjà ce qu’elle implique en particulier d’indifférentisme moral : si toutes nos œuvres sont également mauvaises, si Dieu est seul juge de leur valeur et peut réputer bonnes, les plus viles, repousser les plus profondes, n’est-il pas inutile de s’efforcer à la vertu, et indifférent de s’abandonner au vice, pour qu’on s’humilie et qu’on s’abandonne ? Conséquence que Luther repousse naturellement : il imagine des palliatifs pour y échapper.

Il n’est pas vrai que l’attitude religieuse de Luther ne sera jamais, ne pourra jamais être la source d’un éthique valable, d’une éthique ordonnée, systématique, universelle.

Je dis que, dès cette date, la doctrine est achevée. Pour être complète, Luther n’aura plus qu’à y ajouter son dogme de la certitude du salut. Dans son cours de 1516, il n’apparaît pas. Au contraire. La sécurité, l’état d’âme des gens qui se reposent dans la confiance d’être aimé par Dieu, lui sont odieuses. C’est précisément pour combattre la sécurité qu’il enseigne la permanence du péché originel et la non abolition du péché par le baptême ou la pénitence : car ceux qui voudraient croire à cette abolition, sitôt baptisés et absous, se croisent les mains dans la quiétude, et oublient que Dieu a décidé de ne pas imputer leurs péchés [aux seuls] qui gémissent et tremblent et implorent ardemment sa miséricorde15.

Or, précisément, pourquoi Luther part-il en guerre contre les indulgences, l’année d’après, en 1517 ? Parce qu’elles font partie d’un système d’abus auquel il aurait le vif sentiment qu’il convient de remédier ? C’est là une caricature phénoménale des idées de Luther. Les abus, en ce sens, il s’en moque bien. Comment voulez-vous qu’il s’y intéresse ? Pour lui, les œuvres ne comptent pas. La foi seule [importe]… Non, ce qu’il attaque dans les indulgences, c’est ceci : qu’elles engendrent à tort la sécurité, la damnable, la haïssable sécurité. Dans la 92ème de ses thèses16, il accuse les prédicateurs d’indulgences de ressembler à des prophètes qui crient au Peuple du Christ : « “paix, paix”, alors qu’il ny a pas de paix » . Voilà le fond. Rappelez-vous la doctrine. Si l’homme porte en lui, quoi qu’il fasse, un vice inguérissable, toute sa vie ne doit être qu’une pénitence continuelle. Courir après l’indulgence, n’est-ce pas finir cette pénitence, oublier cette haine de soi qui doit être à la base de la vie chrétienne.

Il est si peu dans son esprit « d’attaquer la papauté » et les « abus de l’Eglise » à cette époque, que dans l’une de ses thèses, il se plaint précisément de ce que les prédicateurs d’indulgences par leurs promesses inconsidérées et par leur propagande même amènent le peuple à penser mal du Pape17. Ce Pape dont les richesses sont énormes et qui octroie des indulgences contre de l’argent, destiné, dit-il, à élever Saint Pierre de Rome. Pourquoi n’achève-t-il pas Saint Pierre de Rome avec ses richesses à lui ? Et Luther d’ajouter : « Si les indulgences étaient prêchées selon l’esprit et la pensée du Pape, ces objections se résoudraient aisément. Bien plus, elles n’existeraient pas18. »

Point essentiel, vous le voyez : rien de plus faux que de prétendre, comme le veut la tradition, que Luther est parti en guerre contre les abus de la papauté. Non Luther n’est pas parti en guerre contre des abus, au sens qu’on donne à ce mot. Luther est parti en guerre contre une doctrine qu’il jugeait mauvaise, c’est-à-dire de nature à maintenir de nombreux hommes comme lui dans l’état de désespoir où il s’était trouvé pendant ses années de cloître, avant sa découverte, avant qu’il n’ait trouvé dans l’examen de sa désespérance, la doctrine salvatrice qui lui a rendu l’espoir et la vie. Sa découverte, je veux dire cette doctrine à lui, de désespérer de l’homme et d’espérer en Dieu — en Dieu qui justifie les misérables pécheurs par un bienfait gratuit de sa miséricorde et non parce qu’ils l’ont mérité par leurs efforts ou leurs œuvres. Sa découverte, il en est plein. Elle l’a sauvé. Il n’entend pas la garder pour lui. Il la doit aux autres hommes. Et quand il rencontre devant lui des hommes qui prêchent une doctrine contraire, il fonce sur eux tout droit, parce que cette doctrine, il la juge, non pas « fausse » d’un point de vue dogmatique, d’un point de vue intellectuel et doctrinal de théologien, mais mortelle d’un point de vue personnel : du point de vue de l’homme que les scrupules religieux, pendant des années, ont miné, et qui a brusquement trouvé la paix, le calme et l’espoir dans une croyance qui l’a libéré de ses craintes. Voici le vrai Luther ? Je n’en sais rien. Voilà le Luther vivant que nous sentons.

Là, vous me direz : qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? Ce qui nous importe, ce n’est pas ce qui se passe dans l’âme de Martin Luther. Ce n’est pas Martin Luther qui est mort depuis bien longtemps. Vous nous racontez des histoires qui peuvent intéresser les amateurs d’âmes et les psychologues religieux, mais pas du tout nous.

Pardon, vous, vous avez à comprendre le luthéranisme, qui a joué un rôle capital dans la formation de l’âme allemande et de la mentalité allemande. Or le luthéranisme, il ne s’est pas fait en dehors de Luther. Je vous l’ai dit. C’est Luther qui l’a fait. Et sans doute, à un moment, l’œuvre lui a échappé des mains. Sans doute à bien des reprises, le peuple allemand de son temps a collaboré avec lui à cette œuvre, sans lui en demander la permission. Et il a bien fallu que Luther ensuite tienne compte de cette collaboration. J’en prends un exemple. Il ne visait pas des abus quand il a rédigé ses thèses sur les indulgences. Mais sitôt parues, ses thèses ont un succès formidable, une vraie traînée de poudre. Toute l’Allemagne est en feu. Toute la colère qui s’amassait depuis des années contre la fiscalité romaine fit explosion, avec une violence qui déconcerta absolument Luther. Vous me direz, c’est cela qui importe. Le fait historique, le fait à retenir, le voilà. Le peuple marche contre les abus… Et que nous importe dès lors que Luther ne soit pas mû par le souci de ces abus ? Le raisonnement serait juste, si Luther avait disparu sitôt après avoir publié ses thèses.

Mais il reste. Il reste avec sa mentalité qui au fond ne change pas. Avec sa mentalité qui va se manifester de cent façons au cours des années qui vont suivre, toujours la même, toujours indifférente dans une large mesure aux événements politiques. et c’est là le fait important. C’est là le fait essentiel. C’est là ce qui vous explique le véritable caractère de l’œuvre de Luther.

Luther n’est pas un révolutionnaire. Luther n’est pas un réformateur. Luther est un assoiffé, un passionné de religion, une âme uniquement religieuse pour qui la religion est tout, un chrétien uniquement, obstinément chrétien, qui ne songe qu’à son salut, pour qui rien n’a de prix que le salut, pour qui la seule chose qui compte vraiment, c’est le salut, et qui n’a d’autre intention que d’être uniquement, absolument, en tout, toujours, partout, un chrétien. Il ne se propose pas d’accomplir une œuvre Il ne s’est pas dit : « Je vais réformer l’Eglise qui est pleine d’abus ». Les abus ? L’Eglise ? Cela ne compte pas pour lui. Entraîné par le torrent qu’il déchaîna, il pourra adopter le langage de ceux que sa parole ébranla et remuera, et qui adopteront son enseignement à leurs faibles capacités religieuses à eux. Mais en son fond, il restera le Luther que je dis : celui qui ne se soucie pas d’une réforme de l’Eglise, mais de quelque chose de bien plus important, de bien plus essentiel à ses yeux : de sa vie personnelle, de son salut.

Ceci est vraiment essentiel pour interpréter en particulier l’attitude de Luther à Worms, c’est-à-dire pour poser le gros problème du « libéralisme de Luther ».

Bien que le monde entier pesât sur son cerveau
Avec ses vieux secrets et ses vieux anathèmes
Rien n’empêcha Martin Luther
Devant l’aube d’un matin clair
De penser par lui-même
Il libéra le monde, en étant soi, pour tous
C’est une forteresse. Il maintenait debout
Près de son cœur, sa conscience
19

Certes, mais encore faut-il bien voir le véritable sens des attitudes et de la présence de Luther à Worms. Vous savez le sens de celle-ci. Devant la Diète réunie, au milieu d’une agitation extrême, par le tout jeune empereur sans prestige qu’était Charles Quint (Charles Quint qui venait de quitter l’Espagne où il était Charles Ier pour se faire sacrer le 22 octobre 1520 à Aix[-la-Chapelle]). Le légat Aléandre20 avait requis l’empereur, au nom du Pape, de donner force exécutoire, par un édit impérial, à la bulle d’excommunication lancée contre Luther. Après une longue discussion, la Diète décida que Luther serait sommé de comparaître devant elle.

[Worms]

Luther mandé, étant à Wittenberg, un sauf conduit lui fut adressé.

N’était-ce pas un piège ? Un précédent étant là, celui de Jean Hus, attiré au Concile [de Constance]… Luther l’écarta, résolument. Il partit le 17 avril 1521, comparaissant une première fois devant l’Empereur. Emu, troublé, quand on lui demanda l’il se rétractait, il répondit à voix très basse qu’il demandait du temps pour réfléchir. On lui accorda 24 heures. Le lendemain, le 18, il comparaît à nouveau. S’étant repris, il fit d’abord un long discours de justification. Sommé de dire si oui ou non, il répondit :

A moins d’être convaincu par des textes de l’Ecriture probants ou par un argument emportant l’évidence (car je ne crois, ni au Pape, ni aux conciles seuls, lesquels, cela est écrit, se sont souvent trompés et contredits, je suis lié par les textes que l’ai appris et ma conscience est captive de la Parole de Dieu). Je ne puis donc, ni ne veux me rétracter, parce qu’il n’est ni sûr, ni convenable d’aller contre sa conscience. Dieu me soit en aide ! Amen ! (Revocare neque possum, neque volo quicquam cum contra conscientiam agere neque tutum, neque integrum, sit . Gott helf mir, Amen.)

Luther après avoir prononcé ces paroles, regagna son auberge. Du plus loin, il cria : Ich bin hindurch, ich bin hindurch! [je m’en suis sorti, je m’en suis sorti21 !].

Eh bien, c’est un thème familier à Luther que la foi nous rend gais, forts, courageux. Que de fois ne l’a-t-il pas dit ! C’est cette force, cette fierté héroïque, ce courage qui donne la foi, qu’on retrouve dans les scènes de Worms. Quand les amis de Luther veulent le dissuader d’aller à la Diète, évoquant Hus et Savonarole «j’irai, répond-il, [j’irai à Worms, y eut-il dans cette ville autant de diables que de tuiles sur le toit22], j’irai, quand même ils allumeraient entre Wittenberg et Worms un feu s’élevant jusqu’au ciel ! J’irai, et je planterai mon pied dans la gueule et entre les grandes dents de Behemoth, afin de proclamer le Christ et de tout remettre entre ses mains ».

La profession de foi de Luther à Worms, c’est l’expression la plus frappante de cette liberté héroïque. C’est cela qui est très beau. Ce n’est pas autre chose, qui serait très beau aussi, mais à quoi Luther n’a jamais pensé. Car, il ne faut pas voir dans la profession de foi de Worms, l’affirmation de la liberté de conscience ou de la liberté de pensée. Luther ne fut jamais un libéral. Quand il dit : « contra conscientium, agere neque totum, neque integrum », ce n’était pas fonder sa liberté sur les droits d’une conscience individuelle entièrement libre de ses sentiments et de ses jugements. Il n’exprime pas cette idée que chacun a le droit de disposer seul de ses facultés ; il ne proclame pas non plus les droits imprescriptibles de la conscience humaine. Sa conscience est bien moins hantée d’un désir d’émancipation que d’un besoin d’obligation intérieure. Et ce qu’il prétend, en réalité, c’est soumettre la raison et la conscience à une autorité souveraine, non pas prise en dehors de lui — comme le ferait un catholique qui se référerait au Pape ou au Concile. Luther répudie ces autorités extérieures mais puise en lui : la Parole de Dieu se révélant comme une nécessité intérieure, plus puissante que tous les commandements des pouvoirs terrestres. C’est le repliement sur lui-même, sur l’autorité de son for intérieur éclairé par la Parole de Dieu qui lui donne la force énorme dont il fit preuve à Worms.

Force toute spirituelle, entendez bien. Et ceci est très important pour l’intelligence de Luther, et du luthéranisme. Force qui sans doute aspire à la domination intérieure du monde, mais qui ne se porte pas à sa conquête. Dans un « Propos de table », Luther prétend avoir une autre mentalité que Melanchthon : « Celui-ci est préoccupé des grandes questions de l’État et de la religion, tandis que moi, je me vois obsédé par des préoccupations personnelles ». Remarque profonde. C’est dans un souci tout personnel et interne que jaillit avec Luther un nouveau type de religion, tandis que Calvin allait porter l’expérience nouvelle dans le monde et l’adapter aux formes politiques et ecclésiales.

Même le cantique classique de Luther : « eine feste Burg ist unser Gott » qui jaillit de Luther en 1529, [en un temps plein] de menaces et de danger, et qu’on a l’habitude de considérer comme l’expression même de l’esprit héroïque de la Réforme, n’est héroïque que sous certaines réserves. L’héroïsme qui s’y révèle n’a rien d’offensif. Le chrétien au milieu des flots mugissant de la mer est sans crainte, parce que Dieu est son refuge et son rempart.

Dieu couvre de son bouclier l’âme terrorisée par des adversaires irréductibles. Le Christ lui-même combat pour elle et terrorise Satan. Mais le chrétien, lui, n’attaque, ni ne se défend. Il se réfugie dans la foi comme dans une tour d’ivoire.

D’un mot, cet héroïsme de Luther, c’est l’héroïsme d’un quiétiste23.

Je veux dire d’un homme pour qui une seule chose compte : sa vie religieuse intense et personnelle, son univers avec Dieu, son salut. D’un homme qui évidemment vit dans le siècle, qui, lorsqu’il s’appelle Luther, a brisé les murs d’un couvent pour vivre dans ce siècle, qui s’est marié, qui a proclamé à différentes reprises l’immense dignité des œuvres du travail quotidien, du travail, du travail humain, mais qui, par ailleurs sait que sa véritable patrie n’est pas ici bas, qui de sa vie fait soigneusement deux parts, l’une consacrée à cette terre, de beaucoup la moins importante, l’autre consacrée à sa vie spirituelle, la seule qui compte et qui vaille.

Et alors nous comprenons parfaitement l’attitude de Luther vis-à-vis de tous les problèmes politiques ou sociaux qui se sont posés devant lui.

Attitude qui n’est pas seulement celle de Luther, mais qui, de Luther, est passée à toute l’Allemagne luthérienne, ce qui est grave, ce qui est capital pour nous.

Oui, Luther proclame qu’une seule autorité compte et vaut, celle de Dieu. Que devant celle-ci, toutes les autres, celle des souverains, comme celle des papes, celles des conciles comme celle des Pères, doivent s’incliner et s’effacer. Et cependant l’Allemagne luthérienne d’aujourd’hui, dans sa vie politique, s’incline, docile, plus docile qu’aucune autre nation, devant l’autorité de ses chefs temporels. Elle a accepté comme vérité d’Evangile la parole officielle de ses maîtres.

D’où vient cela ?

De deux choses à la fois.

— La première que nous venons de dire [vient] de la nature même du fondateur du luthéranisme soucieux avant tout de son salut, et faisant de sa vie deux parts : l’une, la part de l’homme — se soumettre aux autorités temporelles qui émanent de Dieu ; l’autre, la part de Dieu — l’asile secret de la conscience où, loin du mal et du monde, c’est tout vu, on se réfugie dans le sein de Dieu.

— [La seconde] qui touche à ce que nous savons bien de la situation de l’Allemagne, de la force des princes s’opposant à la faiblesse de l’empereur.

A Worms, Luther est au ban de l’Empire. Bien. Mais cela, c’est la décision de l’Empereur ; elle est exécutoire uniquement dans les territoires dépendant directement de l’Empereur. Ailleurs, non. Les princes sont souverains, chacun chez eux. C’est si vrai qu’en 1526, à Spire, on décide qu’en ce qui concerne l’Edit mettant Luther au ban de l’Empire, chaque ressortissant agira sur son territoire comme il croira devoir le faire, et en répondra devant Dieu et devant l’Empereur. C’est-à-dire que chaque prince devient le définiteur24 de la foi de ses ressortissants. Ceux-ci sont libres de ne pas s’incliner. Mais alors, il doivent sortir des terres du Prince. Pour aller où ? Sous un autre prince qui peut changer de religion, lui aussi : alors, il faudra s’incliner ou repartir à nouveau ? Situation de fait. Entre Dieu et l’homme, Luther avait voulu abattre tous les intermédiaires. Mais voilà qu’il s’en recréait toute une catégorie, celle des princes. Et ne pouvant pas les répudier, il a été sauvé par les princes. C’est par les princes qu’il a été soustrait aux mains de l’Empereur, caché à la Wartburg ; c’est par les princes que sa doctrine a pu se répandre et gagner les peuples.

Cela est spécifiquement allemand25. Ni aux Pays-Bas, ni en Suisse, ni en Ecosse, ni en Angleterre, ni en France, les réformés ne s’inclinent ainsi devant les gouvernements en matière de foi. Ou bien ils imposent leur foi à leurs gouvernements, ou bien ils la maintiennent contre leurs gouvernements.

Il y a un abîme entre la doctrine de Calvin sur ce point et la doctrine de Luther. Pour Calvin, il y a Dieu, au dessus de tout. La parole, la volonté du gouvernement ne sont rien en face de la volonté divine. Déclaration formelle de Y Institution chrétienne, chap XVI de la première édition française (en l’obéissance) :

Mais en l’obéissance que nous avons enseignée être due aux supérieurs, il doit y avoir toujours une exception ou plutôt une règle qui est à garder devant toutes choses. C’est que telle obéissance ne nous détourne pas de l’obéissance de Celui sous la volonté duquel il est raisonnable que tous les désirs des rois se contiennent et que tous les commandements cèdent à Son ordonnance et que toute leur hauteur soit humiliée et abaissée sous Sa majesté. Et pour dire vrai, quelle perversité serait-ce, à fin de contenter les hommes, d’encourir l’indignation de Celui pour l’amour duquel nous obéissons aux hommes26 ?

C’est la négation même du principe Cujus regio, ejus religio. Et contre l’autorité qui veut contraindre en matière de foi : un devoir, le plus sacré de tous, la résistance27. Non pas anarchique et individuelle, mais organisée légalement, menée par ceux qui ont qualité pour le faire.

[Il faut] mettre en regard la fameuse lettre de Luther à l’électeur Jean de Saxe, lettre du 6 mars 1530 qui n’est pas un motu proprio de Luther ; il a conféré préalablement avec Justus Jonas, Johannes Bugenhagen et Philip Melanchthon28. l’Empereur à ce moment avait la force. Il voulait imposer aux princes l’exécution des résolutions prises par la Diète de Spire du 26 février 1529 : c’est-à-dire interdire à ceux qui n’avaient pas accepté l’édit de Worms de faire ou tolérer aucun changement en matière religieuse dans leurs États. Les princes alarmés décident de se grouper et de former contre l’Empereur une ligue défensive29. Ils s’avisèrent de consulter Luther à ce sujet. Luther les désapprouve formellement. Et comme Jean de Saxe lui avait demandé si on pouvait s’opposer par la force à la majesté impériale, il répondit par une lettre que ni Zwingli, ni Calvin, ni Knox, ni la plupart des Réformateurs n’auraient signée30.

La doctrine est nette : subordination de l’Eglise à l’État, ce dernier se substituant à l’autorité du Saint Siège, dépossédé parce qu’il avait prétendu dominer sur les Etats, c’est l’État qui, dans sa sagesse, règle pour le mieux les besoins religieux des administrés, comme il règle tout ce qui concerne les besoins matériels.

Luther dit quelque part :

De même que le souverain du territoire peut contraindre ses sujets à construire des ponts, des routes, des passerelles, il doit en qualité de tuteur suprême de la jeunesse, et de tous ceux qui en ont besoin, contraindre ses ressortissants, au besoin par la force, à établir des écoles, des chaires, des pasteurs. (Kuhn, LII, 23831)

Manifestement si l’État, au lieu d’agir dans un bon sens, c’est-à-dire dans le sens luthérien, agit dans un mauvais sens, [ne pas lui opposer] de résistance ; laisser faire.

En cas de problèmes, émigrer, se soustraire par un départ à l’emprise du mauvais souverain. Mais d’insurrection jamais. Se réfugier en Dieu, se plonger en lui. Les choses de la terre ne sont pas si importantes qu’on doive tellement s’en préoccuper. La seule chose qui compte est de faire son salut. Ici réapparaît le quiétisme et, l’ajoute, l’ancien moine façonné à la soumission aux supérieurs, mais le quiétisme surtout ; c’est le quiétisme luthérien qui explique le mieux cette attitude de Luther, cette sorte d’évolution facilitée par la situation politique de l’Allemagne.

Et qui, du principe Dieu seul sauvera, l’amène à cette conséquence : obéir aux princes32.

Je résume et je conclus :

Il n’est pas indifférent de savoir que l’homme dont l’action s’est imposée, s’impose encore à la moitié de l’Allemagne, a été ce que je viens de dire qu’elle a été.

Sans doute il n’y a pas à tenir compte seulement de la psychologie personnelle de Luther quand on veut juger de l’ensemble de son œuvre. Un homme est ce qu’il est en son fond. Il est aussi ce qu’il paraît être, ce que ses contemporains, ce que ses disciples, ce que tous ceux qu’il a entraînés derrière lui ont cru qu’il était.

Mais quand cet homme a une personnalité aussi forte que Luther, quand cet homme est une « force » aussi puissante, aussi agissante que Luther, les opinions du monde ne parviennent pas à détruire, à anéantir son action personnelle. L’œuvre reste marquée du sceau de l’homme.

Et cet homme, c’est bien ce que le vocabulaire religieux nomme un quiétiste.

Or, politiquement parlant, rien de plus grave que cela.

L’Allemagne du XVIe siècle, c’était, nous l’avons vu33, un pays sans traditions politiques, un pays a-politique.

Toutes les tendances des Allemands étaient a-politiques et, dans une large mesure, a-nationales. Emportés par un capitalisme effréné, ils y perdaient leur morale. Ils n’y perdaient pas leur patriotisme, parce qu’ils n’en avaient pas.

Or, ceci étant, il n’est pas indifférent que l’homme qui a fourni à cette Allemagne son aliment spirituel, ait été un réformateur lucide, conscient, clairvoyant : un reconstructeur d’Eglise à la Calvin. Cela, Luther ne l’a pas été. Et si l’on part de cette idée qu’il l’a été, [elle ne peut susciter que] railleries.

Mais il a été un quiétiste, indifférent par doctrine à deux choses d’importance capitale :

— A la morale individuelle. Aux efforts de l’homme, aux pauvres efforts de la créature humaine vers une moralité supérieure, qu’il sous-estime parce qu’il a un sentiment obsédant de l’infinie, de l’inaccessible Sainteté de Dieu.

— A la revendication de libertés politiques et des droits de l’homme : parce que, pour lui, il y a deux royaumes : l’un qui ne compte pas ; celui du monde et alors ce qui s’y passe l’indiffère. Mais comme ce monde est autorisé par Dieu, il faut obéir. [Et] l’autre, le Royaume de Dieu qui seul existe : c’est le refuge, c’est l’asile intérieur, inviolable, triomphant. En son fond, [il est] tout autre chose : un chrétien pénétré d’un sentiment religieux intense, absolu, total, ne trouvant en lui aucun désir, aucun besoin d’émancipation ; n’ayant en lui aucun libéralisme au sens propre du mot ; ne possédant aucun souci de créer un nouvel état de chose en commençant par faire table rase pour édifier ensuite ; n’ayant aucunement le sentiment d’être appelé par Dieu à de grandes choses, et ne demandant pas à conduire les hommes, mais bien à être conduit par Dieu, sans se préoccuper de savoir où Dieu les mènera.

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1. Pour une connaissance du CEG, de ses débuts et de ses développements, cf Corinne DEFRANCE, Sentinelle ou pont sur le Rhin ? Le Centre d’études germaniques et l’étude de l’Allemagne en France (1921-2001), avec la collaboration de Christiane Falbisaner-Weeda, Paris : CNRS éditions, 2008.

2. Edmond Vermeil (1878-1964) est un des grands germanistes français de l’entre-deux-guerres. Au Centre d’Études germaniques, il a donné notamment des conférences sur la Constitution de la République de Weimar. Il a souvent ferraillé avec Lucien Febvre, lorsque l’un et l’autre enseignaient à Strasbourg, au sujet de Luther, comme en témoigne un compte rendu du livre de Lucien Febvre quelque peu acrimonieux (Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, novembre 1928, p. 98-101). À lire ce compte rendu, il apparaît en effet que Vermeil n’a pas lu avec autant d’attention que Febvre les textes de Luther, employant des arguments qui ne sont pas vraiment appropriés. Febvre en a été à juste titre assez agacé.

3. Pierre MAURY a lu avec grande attention le livre de Lucien Febvre et lui rend un hommage appuyé dans son livre Saint Augustin, Luther, Pascal, trois histoires spirituelles, Genève : Labor et Fides, 1962 (1re édition 1932 dans les Cahiers de Foi et Vie).

4. Lucien FEBVRE, « Capitalisme et Réforme », Foi et Vie 57 (1934).

5. Conférence de Lucien Febvre au Centre d’Êtudes Germaniques de Mayence. L’auteur indique sur le feuillet de couverture : « Leçon de deux heures, faite à Mayence en février 1924, trop longue pour deux heures ». Cette conférence semble avoir été reprise en 1940, comme nous le verrons plus bas. Le manuscrit, 16 feuillets numérotés de 1 à 16, appartient à la partie du fonds Lucien Febvre donnée aux Archives Nationales (591 AP). Il a été transcrit par Pascale Gruson avec l’aide de Brigitte Mazon. Les pronoms et articles manquants ont été ajoutés sans mention particulière ; les ajouts les plus importants sont mentionnés entre crochets carrés. Sauf indication contraire les notes sont de Pascale Gruson. Tous nos remerciements au département des archives privées des Archives nationales et à la famille de Lucien Febvre pour avoir autorisé cette publication.

6. Sous archiviste du Vatican à la fin du XIXe siècle.

7. Sous-entendu, laissant des traces indélébiles.

8. Voir aussi Otto SCHEEL, Dokumente zur Luthers Entwicklung, 1911. Une édition complète est parue à Tübingen en 1929 dans laquelle l’auteur fait part de l’étude de Lucien FEBVRE, Un destin, Martin Luther, Paris 1928.

9. Ici, Lucien Febvre a barré 1924 et écrit 1940 (feuillet 2). Un autre passage (feuillet 13) indique qu’il a en effet repris ce texte, sans doute à l’occasion d’une conférence, en 1940. Voir ci-dessous n. 23.

10. Dans son livre, Lucien Febvre formule l’idée ainsi : « Savoir ne pas savoir est une grande vertu » (Un destin, Martin Luther, d’après la quatrième édition, 1968, p. 20, que nous citerons par la suite).

11. Pour le dire schématiquement, la doctrine dont parle Lucien Febvre se construit, à partir des Epîtres de Paul, autour de la double prédestination (au bien et au mal), de la justification par la foi, du salut par la grâce.

12. Johannes FICKER, « Luthers Vorlesung über des Romerbrief», in : Anfange reformatorischer Bibelauslegung, Leipzig, 1908, t. I (Commentaire de 1515/16 sur l’Epître aux Romains).

13. « Nous estimons que l’homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la loi » (Romains 3,28).

14. « Toujours pécheurs, mais pécheurs reconnaissant la justice de Dieu. Pécheurs dans les faits, justes dans l’espérance ». Cette citation, tirée de l’édition par J. Ficker du Commentaire que Luther a fait de l’Epître aux Romains en 1516, est reprise par Lucien Febvre dans son livre Un destin, Martin Luther, op. cit., p. 34.

15. Il semble que Lucien Febvre ait eu une hésitation grammaticale relative à la construction de cette phrase : il écrit en effet : « [ils] oublient que Dieu a décidé de ne pas n’imputer leurs péchés qu’à ceux qui gémissent et tremblent et implorent ardemment sa miséricorde. » On a rétabli le ne pas qui paraît plus conforme au sens du propos.

16. Thèse 92 : « Qu’ils s’en aillent donc, ces prophètes qui disent au peuple du Christ : “Paix, paix” et il n’y a pas de paix. »

17. Thèse 81 : « Cette prédication déréglée des indulgences fait qu’il n’est guère possible, même à des hommes savants de préserver le respect dû au pape des calomnies ou des questions à coup sûr pertinentes des laïcs. »

18. Thèse 91.

19. Emile VERHAEREN, Rythmes souverains, Paris : Mercure de France, édition de 1913. Il s’agit d’un recueil de poèmes consacrés à de grandes figures bibliques, mythiques et historiques, dont Luther.

20. Jérôme Aléandre, nonce apostolique de Léon X, chargé de faire brûler les écrits de Luther.

21. C’est la traduction que propose Lucien Febvre dans Un destin, Martin Luther, op. cit.

22. Passage illisible, mais, dans la mesure où Lucien Febvre a repris cette citation dans dans Un destin, Martin Luther, op cit., on peut le lire ainsi.

23. Ici débute un réaménagement du texte, probablement en vue d’une conférence donnée en 1940 (cf. n. 3).

24. Néologisme très parlant de Lucien Febvre.

25. Souligné par Lucien Febvre.

26. La citation, marquée par un espace de plusieurs lignes, manque. Celle qui est proposée ici pourrait être conforme au propos, in Jean CALVIN, Institution de la Religion chrétienne (édition de 1541), livre IV, chapitre xvi : « Du gouvernement civil » (Paris : Les Belles Lettres, 1939, p. 239).

27. Il faut remarquer le terme de résistance que Febvre emploie dans le contexte de 1940. Il a une réelle importance. Febvre connaît bien sûr la situation de l’Eglise en Allemagne et la résistance de l’Eglise confessante allemande, depuis le synode de Barmen en 1934, à l’embrigadement des Deutsche Christen.

28. Jonas est l’un des collaborateurs de Luther pour son entreprise de traduction de la Bible ; Bugenhagen est l’un des premiers pasteurs protestants et celui qui a marié Luther ; Melanchthon est l’un des principaux rédacteurs de la Confession d’Augsbourg et l’un des principaux théologiens luthériens du temps.

29. Il s’agit de la ligue de Smalkalde que Luther a refusé de cautionner.

30. Un espace de plusieurs lignes était sans doute réservé à une citation. On proposera ici la suivante, assez conforme au propos : A la question de Jean de Saxe : « Si l’empereur suprême… s’avisait de nous… dominer et de nous contraindre par la force au nom de la parole de Dieu, sommes-nous tenus de la tolérer ou d’user de la même force pour nous maintenir ? », Luther a répondu : « Qui répond par la force est dans son tort. Nous avons enseigné de tout temps qu’on doit appliquer, faire valoir et observer le droit temporel dans toute son étendue parce que l’Evangile n’est pas opposé au droit temporel. » D’après Heinz SCHILLING, Luther, une biographie. Paris : Salvator, 2015, p. 519 et 521.

31. In Félix KUHN, Luther, sa vie, son œuvre. Paris 1883-84. Trois tomes, tome II p. 238. [Note de Lucien Febvre.]

32. Ici s’arrête la partie du texte remaniée en 1940.

33. Il s’agit sans doute du rappel d’une conférence que Lucien Febvre a donnée à Mayence en janvier 1923, ainsi qu’il y fait allusion dans une lettre écrite en décembre 1922 à Henri Berr : « deux déplacements à Mayence, le 12 et le 24 janvier. J’y vais parler de l’Allemagne du XVIe siècle, ce qui m’a fait remettre le nez dans l’océan Luther où me voilà plongé sans pouvoir m’en sortir. Quel métier d’enseigner toujours ce qu’on ne sait qu’à moitié. Enfin, c’est déjà quelque chose que de savoir la moitié ! » In Lucien FEBVRE, Lettres à Henri Berr, éditées par Jacqueline Pluet et Gilles Candar, Paris : Fayard, 1997.