Luther dans les sermons
d’Albert Schweitzer (1898-1919)
Matthieu ARNOLD
Faculté de Théologie protestante de l’Université de Strasbourg (EA 4378)
Lorsqu’en 1893, après avoir passé son baccalauréat à Mulhouse, Albert Schweitzer (1875-1965) entreprit des études de théologie et de philosophie à la Kaiser Wilhelm-Universitat de Strasbourg, il fréquenta les « Collegiengebaude », l’actuel Palais Universitaire. Aujourd’hui comme il y a plus de cent ans, la façade de ce bâtiment est surmontée par 36 statues en calcaire représentant des hommes illustres au nombre desquels on trouve, au-dessus des salles de cours de la Faculté de Théologie protestante, Martin Luther.
En histoire de l’Église, Schweitzer reçut l’enseignement de Johannes Ficker (1861-1944), qui allait éditer le fameux Cours sur l’Épître aux Romains (1515-1516). Ces leçons portèrent leur fruit à en juger par la fréquence avec laquelle il cite Luther dans les prédications qu’il prononça à partir de 1900 dans la paroisse de langue allemande de Saint-Nicolas : avec plus de quarante références explicites, le Réformateur est de loin l’auteur auquel Schweitzer se réfère le plus souvent. De plus, ces références ne concernent pas seulement les prédications des premières années, celles du jeune pasteur frais émoulu de la Faculté de Théologie protestante ; elles apparaissent régulièrement tout au long de la période 1902-1912, durant laquelle il officia comme vicaire de la paroisse de langue allemande de Saint-Nicolas.
Luther et la lignée des grands témoins de l’Évangile
Le 25 janvier 1903, Schweitzer développe à l’aide de Galates 2, 16-21 un thème qui lui est cher, l’idée qu’à chaque génération, des hommes et des femmes sont mus par la présence de Jésus-Christ en eux :
Il se tient devant eux comme le Seigneur, qui ordonne. Il faut, il les contraint à se soumettre à lui qu’ils le veuillent ou non. Il les arrache [à leur condition] de sorte qu’il leur faille vivre en lui, et eux-mêmes n’ont pas pu décrire comment cela s’est passé. Ce sont les Augustin, les François d’Assise, les Luther et toutes les centaines et les milliers [de chrétiens] de notre temps dont nous ignorons le nom et les secrets les plus intimes [.. ,]h 1
Ainsi, Luther est semblable à ces milliers d’anonymes que le Christ met en mouvement et pourtant, avec Augustin et François d’Assise — que Schweitzer appréciait pour son amour des animaux —, il fait partie des grands et rares témoins de l’Évangile que le prédicateur cite nommément.
Le 27 décembre 1903, Schweitzer commente le verset de Luc 12, 49 : « Je suis venu allumer un feu sur la terre2 ». À chaque époque, la lumière de cette flamme est différente, affirme-t-il : « La conception du monde de Jésus était différente de celle de Paul, celle de Paul différente de celle d’Augustin, celle d’Augustin différente de celle de Luther, celle de Luther différente de la nôtre3. »
Dans des prédications ultérieures c’est à nouveau aux côtés de Jésus et de Paul, voire d’Augustin, que Luther apparaît4.
Luther et le travail
À plusieurs reprises, Schweitzer évoque Luther au temps où il était moine. Le dégoût avec lequel, a posteriori, le Réformateur a parlé de l’époque où il mendiait lui permet d’illustrer la thèse selon laquelle les ordres mendiants, tels que celui fondé par François d’Assise, n’ont pas résolu la question du rapport que les chrétiens doivent entretenir avec les biens matériels : « Au Moyen Âge, les ordres mendiants étaient une véritable plaie ; ils vivaient des dons des gens qui travaillaient et détournaient la charité des pauvres dans le besoin pour permettre leur oisiveté pieuse5. » Rien d’étonnant que Schweitzer, qui était alors déjà un travailleur infatigable (il menait de front des études de théologie et de philosophie), ait repris à son compte la vision un peu caricaturale des ordres mendiants héritée de la Réforme6.
Il insiste surtout sur la notion de Beruf (le travail, au sens de vocation) que, selon lui, nul n’a mieux expliquée que Luther. Il s’agit pour Schweitzer d’un travail qui œuvre au Royaume de Dieu, comme il l’explique le 6 janvier 1901 en lien avec la parabole des talents (Matthieu 25, 14-30) :
Nous ne voulons pas accomplir simplement notre travail (Arbeit) quotidien, mais nous voulons l’accomplir hardiment et être fiers de ce que — où que nous soyons — nous collaborions par notre travail (Beruf) au Royaume de Dieu. C’est cela qui donne à notre condition sociale et à notre travail (Beruf) la véritable consécration, et nul ne l’a mieux expliqué que notre Réformateur Luther, qui a replacé sur le chandelier la lumière de l’Esprit évangélique7. Combien les gens de son temps ont-ils dû être étonnés lorsque quelqu’un s’est levé brusquement, disant : « Le chrétien qui accomplit un travail manuel et la chrétienne qui est une femme au foyer servent Dieu tout aussi bien et même mieux que tous ceux qui vivent au couvent et y prient8. »
Dans sa prédication du 21 septembre 1902, prononcée à Gunsbach (Schweitzer remplaça son père, lui permettant de se reposer quelques jours en Suisse) et portant sur Ephésiens 6, 7s (« Servir le Seigneur »), Schweitzer reprend, en lien explicite avec Luther, l’idée que chacun, à sa place, sert le Seigneur par son travail dans le monde : le soldat, le juge, le fonctionnaire des chemins de fer ou la servante accomplissent aux yeux de Dieu et pour lui autant que le pasteur, qui le sert corps et âme9.
Par la suite, Schweitzer jugera certains métiers pénibles, voire abrutissants — ainsi, le travail en usine — difficilement compatibles avec une vocation ; il incitera alors les auditeurs exerçant ces métiers à accomplir leur vocation dans le cadre d’un « Nebenberuf», une « tâche seconde » qu’on qualifierait de nos jours d’activité bénévole10.
L’homme de prière
Homme d’action, Schweitzer fut également un chrétien d’une profonde spiritualité, et la prière a joué un rôle très important dans sa prédication et dans l’ensemble de sa vie11. C’est pourquoi, il n’est pas étonnant qu’il parle du Réformateur en lien avec la prière. Le 8 mai 1904, à l’occasion du dimanche « Rogate », il prêche Matthieu 7, 7s, « Demandez et l’on vous donnera ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l’on vous ouvrira ». Il demande à ses paroissiens de ne pas tenter Dieu par des requêtes matérielles précises :
Luther était assurément un homme de prière ; écoutez ce qu’il dit : « Par ailleurs, on a suffisamment enseigné qu’on ne doit pas tenter Dieu dans la prière, c’est-à-dire qu’on ne doit pas lui fixer le temps, la mesure, le but, la manière ou la personne, comment, qui, où et par quels moyens il lui faut nous exaucer12. »
Le 2 janvier 1910, lorsqu’il interprète Romains 8, 15, « Vous n’avez pas reçu un esprit de serviteurs », il loue la manière dont le Réformateur a compris la demande pour le pain quotidien, à savoir « le souci pour les affaires, pour sa place [dans la société], pour son avancement et pour son travail13 ».
L’avocat de la paix
Une des premières références à Luther se trouve dans un sermon du 20 mai 1900, dans lequel le jeune théologien commente la béatitude « Heureux les artisans de paix, car on les appellera enfants de Dieu » (Matthieu 5, 9), texte sur lequel il fondera par la suite plusieurs prédications. Schweitzer estime que depuis que Jésus est venu dans le monde, l’humanité s’est rapprochée de la paix véritable :
Le christianisme n’a pas seulement semé la discorde, ainsi qu’on l’affirme souvent, mais il a aussi fondé la paix. Un Luther, un Bucer ont tout fait pour éviter la guerre. Luther est mort alors qu’il effectuait un voyage pour apaiser une querelle au sein d’une maison princière allemande14.
Cette allusion au dernier voyage du Réformateur, effectué en dépit des rudes conditions hivernales, de son âge et de sa santé déclinante afin de réconcilier les comtes de Mansfeld15, est pleine d’intérêt. Schweitzer ignorait que, quelques années plus tard, il allait plaider avec force, dans ses sermons, pour que la France, l’Allemagne et l’Angleterre ne s’engagent pas dans la voie de la guerre, puis, à l’automne 1918, pour que les nations belligérantes se réconcilient et respectent enfin le commandement « Tu ne tueras pas ». De même, il ne pouvait pas savoir que, dans les années 1950 et 1960, lui aussi serait un semeur de paix par son combat contre les armes nucléaires.
Les critiques adressées à Luther
Théologien libéral, Schweitzer examine Luther avec un esprit aussi libre et critique que lorsqu’il traite du Nouveau Testament et des dogmes. Même si Luther a rénové le christianisme et a laissé sur lui une profonde empreinte, même s’il a été mû par l’Esprit de vérité lorsqu’il afficha ses « paroles libératrices » dirigées contre les indulgences16, il n’en a pas moins été un être humain faillible. C’est pourquoi, çà et là, le prédicateur strasbourgeois critique des traits de sa personnalité, voire sa théologie.
Le 16 juin 1907 — soit deux semaines après avoir évalué positivement l’influence de Luther sur la religion actuelle —, Schweitzer consacre une prédication à la question du salut et de la prédestination : « Nombreux sont appelés, mais peu sont élus » (Matthieu 22, 14). Il estime que la conception en vertu de laquelle il y a un tri entre ceux qui comprennent et ne comprennent pas le message de Jésus, séparation que ce dernier ne défend qu’occasionnellement, se retrouve massivement chez Paul : c’est le cas en Romains 9, 22s, lorsqu’il parle de Dieu qui a déterminé certains hommes pour être des vases de sa colère. Quant à Augustin, il a « poussé les choses à l’extrême, et le Réformateur Martin Luther a rédigé à ce sujet un écrit qui pour nous est entièrement incompréhensible. On appelle cela la doctrine de l’élection ou de la prédestination, et l’on pensait qu’il fallait s’y tenir, quel que fût l’effroi qu’elle provoquait, parce que c’est elle qui montrait le mieux la toute-puissance illimitée de Dieu17. » Ici, Schweitzer ne cherche pas à comprendre Luther. L’écrit auquel il fait allusion, Le serf arbitre (1525), dirigé contre Erasme, entend moins illustrer la toute-puissance de Dieu qu’assurer le Salut, qui ne saurait dépendre des efforts imparfaits de l’être humain. Mais ce qui importe à Schweitzer, c’est d’affirmer que Luther et Augustin sont les tenants d’une position théologique dépassée : « Mais aujourd’hui, vous pourriez vous rendre dans toutes les églises de Strasbourg et y écouter les prédicateurs des tendances théologiques les plus diverses18 : aucun d’entre eux ne parlera plus ainsi, bien que cette doctrine se trouve dans le Nouveau Testament et que les Pères de l’Église et les Réformateurs y aient tenu fermement19. »
Pour sa part, Schweitzer refuse l’idée que tous les hommes ne seraient pas sauvés :
Mais quant nous, nous répondons, en nous opposant à toutes ces autorités : « Non ! C’est impossible, telle n’est pas la volonté de Dieu. Si Dieu est un Dieu d’amour, aucune des âmes humaines qui a séjourné ou séjournera sur terre ne peut être perdue ; aucune d’entre elles ne peut être engloutie dans la damnation, mais il faut qu’elle soit sauvée20… »
Comment ce salut universel se produira-t-il ? Selon Schweitzer, dans l’esprit de chaque homme réside une étincelle de l’Esprit de Dieu, et jamais cette étincelle ne sera perdue : à la mort de l’individu, elle retournera en Dieu, et c’est en cela que réside le salut21.
À la suite de cette prédication, Michel Knittel (1831-1920), son collègue et son supérieur (il était à la fois pasteur titulaire à l’église Saint-Nicolas et inspecteur ecclésiastique), lui adressa une lettre de réprimande, preuve que tous ses collègues strasbourgeois n’étaient pas disposés à rejeter la doctrine des élus et des reprouvés (ou, en tout cas, des sauvés et des damnés). Le début de cette lettre semble critiquer la forme du sermon de Schweitzer — une conférence inadaptée à l’auditoire du dimanche matin, «composé pour l’essentiel de femmes, qui ont besoin d’une prédication simple [sic !] » —, mais la suite de son propos montre que Knittel ne reprochait pas seulement à Schweitzer d’avoir « confondu la chaire d’un professeur de philosophie avec celle d’un pasteur » : « La théorie du salut que vous avez exposée hier en opposition aux évangiles, aux Apôtres, aux Pères de l’Église et aux Réformateurs m’a proprement scandalisé. Certes, vous parlez de l’enfer, mais qui ne se trouverait qu’ici bas, tandis qu’après la mort même le pire des réprouvés entre aussitôt dans le Royaume de la lumière, comme l’amour de Dieu l’exige. [.] De telles affirmations sont de nature totalement panthéiste. » « Je puis toujours », précisait encore celui qui, pour Schweitzer, « représentait l’orthodoxie tempérée de piétisme22 », « m’édifier en écoutant, lors de mes visites d’inspecteur, des sermons libéraux, […] mais je ne crois pas devoir tolérer chez mon vicaire — quel qu’il soit — une prédication telle que celle que vous avez tenue hier, en particulier alors que ma conscience me dit que ce n’est pas là une nourriture saine pour mes ouailles23. »
Les arguments d’autorité utilisés par Knittel — il écrivit à son « cher vicaire » et ne se fit pas faute de lui rappeler que lui-même était inspecteur ecclésiastique — laissèrent froid Schweitzer, qui, depuis 1902, était titulaire d’une habilitation en théologie protestante (il avait passé son doctorat en 1900, un an après sa thèse de philosophie). Non seulement il continua de choisir les textes de ses prédications — au lieu de s’en tenir aux péricopes comme l’en priait instamment Knittel24 —, mais il affirma encore, quelques mois plus tard : « […] il y a en nous quelque chose qui ne périt pas lorsque nous-mêmes périssons, mais qui continue de vivre et d’agir partout où se trouve le Royaume de l’Esprit25 ».
Dans ses sermons, Schweitzer a adressé d’autres critiques au Réformateur. Lui qui enseignait sur l’Épître de Jacques (à la Kaiser Wilhelm-Universitat, seul le professeur titulaire de la chaire de Nouveau Testament pouvait commenter les grandes épîtres telles que Romains ou 1 et 2 Corinthiens)26 déplora — sans tenir compte des préfaces ultérieures à celle de 1522 — le fait que Luther ait rendu « presque méprisable » cette épître parce qu’elle incite aux bonnes œuvres27. Il regretta que, « par peur », Luther ait exclu de la Réformation « de nombreuses personnes pures et vraiment pieuses, des esprits de tendance piétiste et mystique28 ». Par ces propos, Schweitzer ne se faisait pas seulement l’avocat des dissidents religieux, mais il condamnait aussi le « manque d’amour » de Luther envers Huldrych Zwingli, qui ne partageait pas sa compréhension de l’eucharistie29. Quoique vicaire dans l’Église de la Confession d’Augsbourg en Alsace et en Lorraine — une Église luthérienne —, Schweitzer développait une compréhension de la Sainte Cène — un repas d’alliance, de pardon et de reconnaissance — plus proche de celle défendue par Zwingli que de celle de Luther. Dans ce sacrement, il mettait l’accent sur l’action de ceux qui participent à la Cène plus que sur le don de Dieu30. Quant au baptême, Schweitzer jugea que Luther avait eu tort de maintenir l’idée que ce sacrement efface le péché originel alors qu’il est avant tout la confession des parents et de ceux qui les accompagnent31. Il reprocha encore à Luther de n’avoir guère accordé de place aux laïcs dans le culte — « comme l’exigeait le sacerdoce universel » —, par crainte du désordre : les pasteurs, souligna-t-il, ne devraient pas avoir l’exclusivité de l’annonce de l’Évangile32.
À la fin de 1904, il fit allusion au premier tome de l’ouvrage polémique de Heinrich Denifle contre Luther, qui faisait alors grand bruit : Luther und das Luthertum in der ersten Entwicklung quellenmässig dargestellt (Mayence, 1904)33. Pour l’archiviste du Vatican, le Réformateur aurait été un moine dépravé, ignorant ou menteur : il avait forgé des tourments spirituels pour dissimuler son aspiration à vivre selon les désirs de sa chair, et avait fait accroire qu’il était le premier à comprendre la justice dont parle Romains 1, 17 comme une justice non pas punitive, mais donnée par Dieu à l’être humain. Évoquant les réactions, nombreuses, de ses coreligionnaires à ce brûlot (« presque chaque semaine voit paraître un nouvel écrit pour prendre la défense de Luther »), Schweitzer regrette que le protestantisme se tourne vers le passé au lieu de redevenir une force spirituelle pour le présent34.
Une ultime référence : l’hommage rendu au précurseur de la cause animale
On ignore comment Schweitzer a prêché durant la Première Guerre mondiale, puisque ses sermons de Lambaréné entre 1914 et 1917 ne nous ont pas été conservés. Toutefois, il y a fort à parier qu’à la différence de la plupart de ses collègues restés en Alsace, il n’aurait fait du Réformateur ni le héros d’une Allemagne belliqueuse ni le héraut d’un Dieu viril allemand, dont on entonnait comme un chant guerrier la composition Ein’ feste Burg ist unser Gott (C’est un rempart que notre Dieu)35. En effet, jamais Schweitzer, qui prêcha dans le sens de la réconciliation dès octobre 1918, n’a glorifié le Réformateur comme une figure typiquement allemande ou comme un modèle de chrétien combattif. Lorsqu’en 1901, il avait mentionné le « combat » entrepris par Luther contre les abus de la papauté, il lui importait de souligner que le moine de Wittenberg avait compris combien l’Esprit de Dieu œuvrait dans la faiblesse humaine36.
Après le conflit sanglant de 1914-1918, Schweitzer cita Luther encore une fois seulement dans ses sermons. Mais il s’agit d’une référence très importante puisqu’elle apparaît dans la troisième de ses seize prédications de 1919 consacrées au « respect de la vie (Ehrfurcht vor dem Leben) ». Ce sermon traite du respect de la vie animale. Schweitzer discerne en Luther le précurseur, dans l’histoire du christianisme, de cette attitude miséricordieuse à l’égard des créatures muettes :
Ainsi, depuis les premiers siècles jusque tard dans le Moyen Âge, le christianisme n’a pas rendu les êtres humains plus nobles dans leur comportement envers les créatures […]. C’est Martin Luther le premier qui, d’une manière presque hésitante, se préoccupe d’elles. Son serviteur avait posé des pièges afin d’attraper des oiseaux migrateurs. Pour l’en dissuader, en l’an 1534, Luther lui adresse une plaisante supplique des oiseaux migrateurs, laquelle est destinée à lui interdire cette mauvaise action37.
Conclusion
Jamais Luther ne fait défaut dans les énumérations où Schweitzer mentionne les grands témoins du christianisme, alors que les noms des personnes citées à côté de lui varient (dans ces énumérations, on trouve souvent Paul, l’Apôtre, et Augustin, le Père de l’Église). Ainsi, le 15 décembre 1907, Luther est la seule figure du christianisme que Schweitzer cite à côté de Jésus : «L’être humain Jésus est la force réformatrice qui continue d’être à l’œuvre dans notre religion. C’est en partant de l’idée de l’humanité [telle qu’elle s’exprime] dans la piété que Luther a combattu le monachisme, l’indulgence et la religion de son temps38. »
Au contraire de ses contemporains, Schweitzer ne se réfère pas au Réformateur pour mettre en avant des notions protestantes fondamentales telles que le salut par la foi seule ; nous savons toute l’importance qu’il accordait aux œuvres. Il préfère souligner des aspects moins connus de la pensée de Luther voire certains épisodes de sa vie. Il apprécie en lui le héraut de la paix, l’inventeur de la notion de « Beruf», l’homme de prière, le compositeur de cantiques39 voire le traducteur de la Bible40. Il se réjouit aussi de ses positions en faveur des animaux. Pour autant, jamais il n’en fait un héros immaculé ni ne met sa référence à Luther au service d’une polémique confessionnelle — pas même lorsqu’il fait allusion à l’ouvrage polémique de Heinrich Denifle. Il regrette que le Réformateur saxon se soit querellé avec Zwingli, et refuse que les cultes de la Réformation soient l’occasion de commémorations triomphalistes : il importe non pas de glorifier le passé mais de le considérer avec lucidité et surtout de vivre le présent dans l’Esprit de Jésus. Pas davantage Schweitzer ne développe-t-il une interprétation nationaliste de Luther : au contraire, bien avant que n’éclate la guerre, il s’efforce de combattre le « nationalisme insensé » qu’il voit se développer tant en Allemagne qu’en France ou en Angleterre. Enfin, en bon théologien libéral, il n’hésite pas à critiquer le Réformateur lorsqu’il juge que ses dogmes sont soit dépassés soit opposés à sa propre conception de Dieu.
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1. Albert SCHWEITZER, Predigten 1898-1948. Herausgegeben von Richard Brüllmann und Erich Gratëer, Munich : Beck, 2001, p. 438. Schweitzer a prêché à Strasbourg et à Gunsbach en allemand. Toutes les traductions ont été effectuées par nos soins.
2. Nous traduisons les textes bibliques d’après le texte allemand de Schweitzer, qui diffère parfois de la Bible de Luther.
3. Predigten, p. 505. Voir dans le même sens Predigten, p. 224 (27 janvier 1901, sur Jean 14, 6-10 : Le Christ est le chemin, la vérité et la vie), où Schweitzer cite, outre Luther, les apôtres Pierre et Paul, Jean Chrysostome, Augustin et Maître Eckhart — chacun d’entre eux ayant développé une conception un peu différente du christianisme.
4. Voir Predigten, p. 544 (24 avril 1904, sur Matthieu 28, 20 : « Voici, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde ») ; 825 (31 mars 1907, Romains 6, 10s : « Ce à quoi le Christ est mort, il est mort au péché ») ; 839 (2 juin 1907, Jean 16, 12-14 : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire »). — Dans sa prédication du 5 mai 1901 (sur Jean 17, 9-19 — la prière sacerdotale), lorsque Luther évoque ceux qui, dans le christianisme, furent à l’origine d’un grand mouvement, il mentionne, à côté de Luther, Philippe Jacques Spener, le comte Louis de Zinzendorf, August Hermann Francke et August Tholuck (Predigten, p. 269).
5. Predigten, p. 67 (2 octobre 1898, Luc 18, 18-30 : Le jeune homme riche).
6. Voir Predigten, p. 166 (10 juin 1900, Matthieu 5, 3 : « Heureux ceux qui sont pauvres en esprit car le Royaume des cieux est en eux »), où Schweitzer approuve à nouveau la critique que Luther adresse au monachisme.
7. Sur cette image, voir Predigten, p. 621 (5 février 1905, sermon à l’occasion du 200e anniversaire de la mort de Spener).
8. Predigten, p. 218.
9. Voir Predigten, p. 415s. Voir encore la prédication du 3 janvier 1904 portant sur Luc 10, 38-42 (Marthe et Marie), où Schweitzer affirme que Luther a, « le premier, parlé dans un esprit chrétien du sérieux et de la joie du travail » (Predigten, p. 509).
10. Voir Matthieu ARNOLD, Albert Schweitzer. Les an-nées alsaciennes 1875-1913, Strasbourg : La Nuée Bleue, 2013 (2e éd.), p. 87s; Albert SCHWEITZER, Agir. 21 sermons sur les missions et ^humanitaire. Traduction de Jean-Paul Sorg, [sans lieu,] Ampelos, 2009.
11. Voir Matthieu Arnold, Prier 15 jours avec Albert Schweitzer, Domaine d’Arny : Nouvelle Cité, 2012 ; Id., Albert Schweitzer. Les an-nées alsaciennes 1875-1913, p. 108s.
12. Predigten, p. 551.
13. Predigten, p. 1022. Voir WA 30 I, 204 (Le Grand Catéchisme) et 300 (Le Petit Catéchisme’) ; Martin LUTHER, Œuvres, t. VII, Genève : Labor et Fides, 1962, p. 115 et 176s.
14. Predigten, p. 153.
15. Voir Matthieu ARNOLD, Luther, Paris : Fayard, 2017, p. 519-525.
16. Predigten, p. 391 (18 mai 1902, sur Jean 16, 13 : « Mais quand viendra l’Esprit de vérité, il vous conduira dans toute vérité »). Voir Predigten, p. 856s (10 novembre 1907, sur Matthieu 13, 33 : La parabole du levain), où Schweitzer exprime à Luther sa reconnaissance pour avoir eu le courage d’agir comme il l’a fait en affichant ses thèses à la Schlosskirche de Wittenberg.
17. Predigten, p. 842s.
18. À Strasbourg comme dans tout le « Reichsland Elsass-Lothringen », les protestants luthériens se divisaient alors entre les libéraux, majoritaires, les piétistes et les luthériens orthodoxes — qui n’auraient pas souscrit aux propos de Schweitzer. Voir Matthieu ARNOLD, « Autobiographies de pasteurs et courants théologiques en Alsace au XIXe siècle », dans : Louis CHATELLIER — Philippe MARTIN (dir.), LÉcriture du croyant, Turnhout : Brepols, 2005, p. 163-179.
19. Predigten, p. 843. Outre Luther, Schweitzer a mentionné Zwingli et Calvin qui affirmaient, eux aussi, que tous les êtres humains ne seraient pas sauvés (voir Predigten, p. 842).
20. Predigten, p. 842.
21. Voir Predigten, p. 844.
22. Albert SCHWEITZER, Ma vie et ma pensée [1931], Gunsbach : Editions AISL, 2006, p. 19.
23. Lettre publiée partiellement dans l’introduction aux Predigten, p. 36.
24. Voir l’introduction aux Predigten, p. 46.
25. Predigten, p. 865 (17 novembre 1907).
26. Voir Matthieu Arnold, Albert Schweitzer. Les années alsaciennes 1875-1913, p. 118.
27. Voir Predigten, p. 464 (3 mai 1903, Mt 26, 6-13 : L’onction à Béthanie), Voir aussi Predigten, p. 476, où Luther exprime son respect pour l’apôtre qui a rédigé l’Épître de Jacques, tandis que Luther l’a qualifiée d’« épître de paille » (14 juin 1903, Jacques 1, 22 : « Mais soyez des acteurs de la parole et pas seulement des personnes qui l’entendent, ce en quoi vous vous trompez vous- mêmes »).
28. Predigten, p. 770s. (22 juillet 1906, sur 2 Corinthiens 3, 6 : « La lettre tue, mais l’Esprit vivifie »). Voir dans le même sens Predigten, p. 973 (24 janvier 1909, sur Matthieu 11, 3 : « Es-tu celui qui doit venir ? »).
29. Predigten, p. 414 (3 août 1902, sur Luc 9,51-56 : Le feu du ciel).
30. Voir Predigten, p. 462-464 (9 avril 1903, sur Matthieu 26, 26-30).
31. Voir Predigten, p. 1054-1056 (26 juin 1910, pas de texte biblique). Dans un autre sermon, Schweitzer juge pourtant que Luther a défini correctement le péché en le qualifiant notamment de manque de confiance et d’amour envers Dieu (voir Predigten, p. 176 ; 29 juillet 1900, prédication d’examen portant sur 2 Corinthiens 5, 17-21). Ailleurs encore, il approuve le fait que Luther ait mis l’accent sur le pardon des péchés (voir Predigten, p. 379 ; 25 mars 1902, sur Marc 10, 45 : « Le Fils de l’Homme est venu afin de donner sa vie en expiation pour un grand nombre »). Le 29 novembre 1908 (sur Matthieu 18, 23-33), il déclare ignorer si c’est un progrès ou une régression que l’on comprenne désormais le péché comme une faute contre des hommes et non plus — comme Augustin ou Luther — comme une offense contre la sainteté de Dieu (Predigten, p. 957).
32. Predigten, p. 578 (3 juillet 1904, sur Luc 5, 1-11 : La pêche de Pierre et sa vocation).
33. Le tome 2 parut en 1909.
34. Predigten, p. 604-606 (18 décembre 1904, sur Luc 9, 62 : « Celui qui met sa main à la charrue et regarde en arrière n’est pas fait pour le Royaume de Dieu »). — Luther n’est pas le seul Réformateur auquel Schweitzer adresse des critiques. Ainsi, traitant de la Trinité, il rappelle le « zèle terrifiant » de Jean Calvin, l’autre grand Réformateur ; ce zèle poussa cet homme, « du reste bon », à condamner Michel Servet au bûcher (voir Predigten, p. 1000 ; 27 juin 1909, sur 1 Corinthiens 2, 10 : «L’Esprit sonde toutes choses, même les profondeurs de la divinité »). Concluant le sermon prononcé à l’occasion du 400e anniversaire de la naissance de Calvin (11 juillet 1909), Schweitzer juge qu’on ne peut pas apporter au Réformateur genevois, qui, « pour servir Dieu, a renoncé à être humain », les sentiments chaleureux que l’on offre à Luther ou à Paul. « Mais nous lui apportons notre reconnaissance et notre crainte respectueuse \Ehrfurcht !] pour tout ce qu’il a accompli de grand dans son combat en faveur de l’Évangile ; nous le lui apportons comme à l’un des plus grands parmi ceux qui ont sacrifié leur vie et leur bonheur pour l’Évangile. » (Predigten, p. 1009.)
35. Voir Matthieu ARNOLD, « Les prédications de guerre protestantes prononcées en Alsace à l’occasion de l’anniversaire du Kaiser », BSHPF 160 (2014), p. 57-76.
36. Voir Predigten, p. 281 (26 mai 1901, sur Marc 3, 22-30 : Le péché contre l’Esprit saint), où Luther souligne par ailleurs que c’est blasphémer l’œuvre divine de la Réformation que d’interpréter l’action de Luther au sens où il aurait quitté le couvent afin d’échapper à la discipline.
37. Predigten, p. 1247 (3 mars 1919, sur Proverbes 12, 10 : « Le juste a pitié de son bétail, mais le cœur des impies est dépourvu de miséricorde »). La Plainte des oiseaux, adressée à Wolf Seeberger, est publiée en WA 38, 292s ; traduction française partielle dans Martin LUTHER, Œuvres, t. VIII, Genève : Labor et Fides, 1959, p. 151-152 ; à paraître dans LUTHER, Œuvres, t. II, Paris : Gallimard Pléiade.
38. Predigten, p. 870 (sur Daniel 7, 13 : « Et voici, quelqu’un vint dans les nuées des cieux comme un Fils de l’Homme »).
39. Dans ses sermons, Schweitzer cite seulement trois cantiques de Luther : Einfeste Burg ist unser Gott, Gelobet seist du, Jesu Christ et Nun bitten wir den Heiligen Geist. Il se réfère plus souvent à Paul Gerhardt (1607-1676), l’autre grand compositeur luthérien (voir l’index des Predigten, p. 1386s).
40. Voir par ex. Predigten, p. 1138 (3 septembre 1911, sur Matthieu 5, 5 : « Heureux les doux »).