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L’image négative de Luther en France
dans la propagande
en vers français des années 1520-1530

Olivier MILLET

Université de Paris-Sorbonne

L’image négative de Luther en France se constitue au cours du premier XVIe siècle à travers deux canaux distincts. D’une part, certains théologiens organisent une riposte à la pénétration des idées du Réformateur allemand1. Composés ordinairement en prose et en latin, leurs écrits ne fournissent une image de celui-ci que dans la mesure où des éléments de portrait du religieux-théologien en hérétique peuvent contribuer à l’argumentation de la controverse qu’ils mènent contre les innovations religieuses. Par ailleurs, des écrivains publient des textes en langue vernaculaire en général sans prétention théologique, et qui visent, eux, à prévenir le public le plus large contre l’influence néfaste de Luther, de ses idées et de ses adeptes dans le royaume. Ces textes sont généralement rédigés en vers2, ce qui s’explique par certaines fonctions traditionnelles de la poésie. Ce moyen d’expression jouit en effet d’un prestige qui fait autorité dans la diffusion des idées morales, politiques et religieuses d’actualité ; il facilite la mémorisation des formules et des idées ; il est propice à la propagation oralement récitée en public, a fortiori dans le cas des textes visant une diffusion chantée ; il se prête à la polémique imagée et hyperbolique. En retenant ici ce genre de publications, nous mettons en œuvre un critère particulier pertinent sur le plan littéraire pour la réception de Luther : à côté du débat intellectuel et théologique d’idées, réservé dans ces années-là à l’expression latine et au public des clercs, les polémistes catholiques recourant à la langue vernaculaire utilisent les vers pour frapper l’imagination et la sensibilité du public le plus large, conformément à un usage consacré de la poésie. C’est donc une image qu’ils construisent, qui reflète des hantises ou vise à les installer, beaucoup plus qu’ils n’articulent les termes d’un débat rationnel. Nous situerons d’abord brièvement cet ensemble de publications poétiques dans une chronologie élargie de la controverse française contre la Réforme, avant de le présenter en procédant à quelques regroupements à la fois chronologique et thématiques.

Il convient avant tout d’avoir à l’esprit que ces textes conservés en français, en grande partie (mais pas exclusivement) liés à une propagande d’actualité suscitée par l’affaire Luther, ne représentent sans doute qu’une petite partie de la production de l’époque, celle qui est restée lisible pour nous parmi une masse d’imprimés disparus depuis longtemps. Souvent anonymes, de qualité littéraire en général médiocre, vite démodés sur ce plan de même que l’actualité dont ils se font l’écho (elle allait être rapidement oubliée) et que l’art poétique dont ils relèvent (et qu’allait ensuite transformer la nouvelle génération des poètes de la Pléiade, à partir de 1549-1550), ils étaient voués, comme tant d’autres textes d’actualité, à être négligés, oubliés ou détruits, jusqu’à ce que des érudits s’avisent, à partir du XVIIIe siècle, d’en sauvegarder les reliques. C’est aujourd’hui leur rareté et, dans certains cas, jusqu’à leurs défauts littéraires qui en font surtout l’intérêt. Témoins précieux de l’opinion publique d’alors3, ils apportent une lumière crue sur la crise religieuse du premier XVIe siècle, à partir d’un point de vue plus ou moins « populaire », qu’ils sont censés refléter ou façonner, et bien éloigné des textes d’inspiration opposée (par exemple ceux d’un Marot4 ou d’une Marguerite de Navarre5) que nous avons l’habitude de fréquenter pour cette époque quand nous cherchons à en connaître les idées religieuses du côté des adeptes de l’évangélisme ou de la Réforme.

L’historiographie moderne de la Réforme en France6 distingue, on le sait, deux phases successives, celle du mouvement évangélique, qui correspond aussi à la première pénétration dans notre pays des idées luthériennes, et celle de la Réforme protestante calvinienne, à partir des années 1540. malgré des chevauchements chronologiques, personnels et idéologiques évidents, la distinction de ces deux étapes constitue effectivement un repère utile, dont la pertinence se vérifie en ce qui concerne l’image de Luther qui nous retient ici. Au cours de la première période, Luther est attaqué comme hérétique, en prose et en vers, en latin ou en français, suite à la condamnation de ses idées par la Sorbonne en 1521. Il est rarement mentionné de manière positive, et, ce sera notre première constatation générale, son nom n’apparaît, sauf exceptions, que dans des textes violemment polémiques contre la Réforme. Il convient d’avoir ce fait à l’esprit quand on étudie les sources luthériennes qui alimentent le mouvement évangélique, puis protestant réformé7. L’opinion publique n’avait en général connaissance du nom de Luther qu’à travers des écrits (et bien sûr également des sermons et autres discours oralement tenus, la plupart perdus) extrêmement agressifs, figurant Luther en hérétique diabolique. Le silence ordinaire des sources évangéliques françaises sur Luther, sur son nom et sur son œuvre, s’explique par des raisons de précaution vis-à-vis de la censure, mais aussi, et cela va de pair, par cette image négative, qui ne pouvait être contournée qu’indirectement, et au moyen de la propagation des idées réformatrices elles-mêmes, en faisant abstraction du Réformateur allemand comme personne et comme auteur. C’est seulement au cours de la seconde phase de la Réforme, et à partir de la Genève calvinienne, que la situation change8. On constate alors, surtout dans les années 1550, une vague d’impressions genevoises d’œuvres de Luther traduites en français et portant parfois le nom du Réformateur saxon sur leur page de titre. Par ailleurs, l’historiographie protestante française de la Réforme commence alors à se constituer, et elle accorde une place de choix au mouvement lancé par Luther, à commencer grâce à la traduction française de la biographie de Luther par Philippe Melanchthon parue à Genève en 15499. Une image publique positive du théologien et exégète allemand apparaît en France du côté protestant, et sa figure est en quelque sorte normalisée en échappant ainsi au silence précédent de la clandestinité évangélique ou aux purs fantasmes de la polémique catholique en vers. Du côté catholique, au début des guerres de religion, l’intervention d’un poète comme Ronsard, avec ses Discours, contribue au même effet : sous la plume du plus grand poète français de l’époque, Luther reste certes un hérétique condamnable, mais il n’est plus réduit à la cible imaginaire et diabolique de propos obscènes ou apocalyptiques qu’il constituait souvent au cours des années 1520-1530. La publication en Allemagne de la biographie de Luther par le polémiste catholique Johannes Cochlaeus10, qui aura ensuite des échos en France, change également la situation à la fin des années 1540, en fournissant une présentation certes très polémique, mais plus construite que les pamphlets épars qui avaient jusque-là circulé à ce sujet.

Enfin, également à partir des années 1550, et avec le développement de la réforme calvinienne en France, le nom de Luther est désormais associé à celui de Calvin ou des autres Réformateurs francophones (Farel, Viret, etc.) et il n’est plus isolé, parmi les hérétiques contemporains, dans la polémique catholique. C’est le cas chez Ronsard, et déjà, avant lui, dans les nombreuses publications d’Artus Désiré11. La première période de 1520-1540 constitue donc à tous égards, en ce qui concerne l’image publique de Luther dans l’espace francophone, une phase particulière distincte de la suivante, et dont la limite est en gros celle de la date de la mort du Réformateur, en 1546. Au cours de cette première période, on peut distinguer deux tranches elles-mêmes successives. Une première recouvre les années 1520, jusqu’au début des années 1530 ; des écrivains divers interviennent alors, dont l’attention est polarisée en particulier par la guerre des Paysans, ainsi que par l’expérience évangélique de Meaux et ses conséquences. C’est cette tranche qui nous retiendra ici. La seconde voit intervenir, dans les années 1540, un auteur nouveau, Artus Désiré12, dont l’œuvre polémique se développera ultérieurement, mais qui dès le début associe la figure de Calvin à celle de Luther. Comme cette seconde tranche est dominée par ce polémiste, en prose comme en poésie, nous nous arrêterons avant lui, de manière à concentrer notre propos sur la première tranche de la première période, qui a son unité propre.

La polémique antiluthérienne est déterminée par l’image négative de Luther installée en France à partir de 1521 et résultant de la condamnation de ses erreurs par la Faculté de Théologie13. La Determinatio d’avril 1521 de celle-ci fait état, dans la préface, de l’hérésie comme maladie qui envahit peu à peu l’organisme ecclésial et social ; elle produit une courte liste historique d’hérétiques précédents (Wycliff, Hus, les vaudois), et des vipères qui en sont issues actuellement. Parmi eux, en premier lieu, les écrits de Luther (ou les ouvrages qui portent son nom s’ils sont bien de lui, est-il précisé) : il renouvelle les anciennes hérésies dans sa présomption de vouloir connaître seul la vérité et en raison de son rejet de toute autorité de la tradition. Les principales questions sur lesquelles il renouvelle ces anciennes hérésies sont indiquées. Ensuite, on trouve une liste de ses erreurs, puis la conclusion. Les arrêts du Parlement et du roi interdisant ensuite la diffusion des idées luthériennes mentionneront la question de l’autorité pontificale comme critère des erreurs de Luther, ce que ne fait pas encore cette Determinatio. En français, le premier texte est l’arrêt du Parlement du novembre 1521, par lequel la répression contre l’hérésie se confond largement avec l’instauration d’une censure officielle (exercée par la Faculté de théologie et par le Parlement) des livres de Luther ou en faveur de Luther. C’est à partir de ces condamnations que s’élabore la riposte publique qui implique une image du Réformateur. En latin, par exemple, l ’Antilutherus de Clichtove, imprimé en 1524 par S. de Colines, dénonce la licence effrénée, le caractère révolté et séducteur ainsi que l’impiété sacrilège du Réformateur allemand14.

En français, le premier texte poétique qui traite de Luther est le Nouveau Trialogue de Jean Gacy15, qui date d’octobre 1524. Il est tout à fait singulier : œuvre d’un auteur savoyard et issu d’un milieu de cette province non française, imprimé à Genève, il est, sans doute en raison de cette situation géographico-politique, exceptionnellement bien informé sur Luther et ses idées, et il s’en prend de manière particulière au monde germanique. Ce statut, et son importance, expliquent que nous reportons l’examen particulier qu’il mérite à une autre étude16. Les textes poétiques suivants datent de 1525. Ce sont d’abord deux écrivains-poètes reconnus qui interviennent, Jean Bouchet et Pierre Gringore. Le premier donne cette année-là une réédition révisée de sa Déploration de l"Église militante, d’abord parue en 1512 dans un tout autre contexte17. Le propos général consiste dans la critique des abus, en vue d’une réforme des mœurs. La version révisée de 1525 substitue au vice de la simonie la catastrophe de l’hérésie, et s’en prend à des défroqués hérétiques, en lesquels on peut reconnaître la figure de disciples éventuels de Luther à la mention de leurs erreurs : renversement de l’ordre hiérarchique, contestation du purgatoire et de la confession auriculaire, des mérites des œuvres et du sacrement eucharistique. Ces précisions, qui restent sobres et relativement objectives, sont exceptionnelles dans le corpus que nous avons retenu. Il faut attendre d’autre part quelques pages pour voir enfin mentionné le nom de Luther lui-même, quand il est question des « livres adulteres » que l’auteur entend voir supprimer, et qui sont dus à des auteurs

Qui soubz le nom du prince de telz ars [artifices]
Martin Luther, se nomment lutheristes
Pour me destruire [moi, l’Église], et dés jà telz soudars [soldats]
Aulcuns monstiers [des monastères] ont pillez, prys, ars [brûlé]
Et gens destruictz […]18.

Luther intéresse moins le poète moraliste que la situation française, même s’il lui attribue l’origine du mouvement qu’il dénonce dans notre pays. Le Réformateur apparaît aussi comme l’initiateur de troubles dans lesquels on peut reconnaître un écho français de la toute récente guerre des Paysans (été 1524-mai 1525), qui avait menacé la Lorraine ducale. Le même Bouchet avait mentionné l’hérésie en 1524 dans un ouvrage en prose, ses Annales d’Aquitaine, où il s’expliquait ainsi sur son quasi-silence au sujet des erreurs luthériennes :

Les clercs les entendent et les simples gens se passeront bien d’en avoir lecture, car plus pourroient avoir de dommage en les oyant lire que de proffit19.

Quant au poète, il déclare dans le contexte du passage que nous avons cité qu’il n’en veut « sa bouche maculer20 ». La discrétion marque donc la dénonciation, dans les deux cas avec des raisons différentes. La prose vernaculaire ne doit pas communiquer une matière réservée aux clercs, et la poésie se contente d’une mise en garde, l’hérésie n’étant qu’un vice parmi d’autres de la société contemporaine. Le motif qui explique le succès du mouvement condamné est cependant clairement formulé dans ce réquisitoire moral général visant la société contemporaine qu’est la Déploration : les hérétiques sont mus par les facilités de l’immoralité21.

Le second poète, Pierre Gringore [Gringoire], apparaît à l’époque comme un intermédiaire entre la cour de Lorraine, où il est alors actif, et la capitale française, ce qui signale pour la réception de l’image négative de Luther le rôle de ce duché situé à la charnière de l’Empire et de la France, au moment où éclate en Allemagne la guerre des Paysans. Gringore publie en 152522 à Paris un pamphlet, Le Blazon des hérétiques, petit in-quarto de 14 feuillets dont il ne subsiste aucun exemplaire. Heureusement, ce pamphlet avait été reproduit en 1832 avant la destruction en 1944 de l’unique exemplaire connu, si bien que son texte a pu figurer ensuite dans l’édition moderne des œuvres complètes de Gringore23. L’édition de 1525 comprenait une gravure représentant Luther en hérétique. Ce bois, dû à Gabriel Salmon, et absent de l’édition de 1832, fut repris dans une autre impression du XVIe siècle24, ce qui permet d’avoir un témoin de la gravure la plus ancienne, qui est aussi la première image plastique de Luther en France. Le texte du Blazon des hérétiques a connu d’autres impressions augmentées dans le dernier quart du XVIe siècle, à l’occasion des guerres de religion, avec peut-être une impression intermédiaire. Il est donc fondateur d’une image durable de Luther en France. « La description, figure ou effigie de l’hérétique » annonce en 1525 comme suit ce portrait :

De tous estatz l’hereticque veult estre
Maistre et seigneur, pour humains decevoir
Son effigie à tous peult apparoistre ;
Difficile est et tresfort à congnoistre25.

Une explication est donc nécessaire, que va aider à comprendre la gravure dont l’original est aujourd’hui perdu. Dans l’image gravée, on voit Luther, rasé en moine, mais habillé à la fois en seigneur et en manant ; il porte de la main gauche et en guise d’épée un instrument agricole sur l’épaule, sa droite tient une pique ; de sa gibecière sortent des rats, et des serpents du pli de sa tunique (« en son giron faisant mords diffamables ») ; un feu âpre jaillit de son sein, « Qui cueur et corps et livres est bruslant », en dessous d’un livre attaché à son ventre. Le long poème en décasyllabes à rimes plates qui suit, adressé au duc Antoine de Lorraine, mentionne plusieurs points notables concernant Luther. Il est « subtil à decevoir les simples », « sugect à debatre / contre les fors puissans pour abatre / Et d’esbahir gens non clercz par ses dictz ». C’est donc essentiellement un habile et dangereux séducteur26. Gringore dénonce l’hérésie introduite dans l’Église « par gens nommez Lutheriens », en l’attribuant à la présomption humaine et au choix d’une opinion particulière27. La nouveauté ambitieuse d’un particulier obstiné en est l’occasion, et l’auteur avait précédemment établi une généalogie des anciennes hérésies qui conduisent à la nouvelle, depuis Simon le Mage aux vaudois et picards modernes en passant par les gnostiques, les Ariens, etc. Cette histoire des hérésies occupe la plus grande partie du poème. Gringore maîtrise mal les sources savantes théologico-historiques dont il s’inspire et il confond les groupes et les individus. Il faut en tout cas abattre l’hérésie du « faulx Luther, car du passé succède28 ». Mais il est, selon saint Paul, nécessaire qu’il y ait des hérésies, et chaque hérésie participe d’après Gringore d’un cycle historique en fonction de la succession de trois conjonctures29 : la prospérité engendre discord et guerre, qui ramènent à l’humilité par les souffrances et produisent la misère économique, qui engendre prudence, raison et patience ; on revient alors à la richesse, et à l’ambition et au discord, qui engendre la misère, etc. L’hérésie moderne est donc à la fois terrible, comme cumulant les anciennes, et ordinaire, dans la mesure où elle s’inscrit dans un ordre (qui est un désordre) des choses. Le succès de Luther en Germanie30 s’explique notamment par la promotion du mariage des clercs, par le mépris des jeûnes et des sacrements. C’est surtout son savoir traditionnel de poète et de moraliste que Gringore met en valeur plutôt que de réelles compétences théologiques, y compris quand il défend le culte de la Vierge, autre point important de la polémique31. Celle-ci reste cependant étrangère aux aspects proprement doctrinaux du message luthérien. En guise de signature, un poème final conclut sur ce vers : « En disant : Foy pour nous sauver suffit. » Gringore n’hésite pas à reprendre ainsi cette formule chère à l’évangélisme de l’époque, même si le terme de foi n’a pas le sens de foi-confiance qu’il a chez les évangéliques, mais désigne ici l’orthodoxie traditionnelle.

Si la Lorraine et la guerre des Paysans sont pour la France un observatoire privilégié et inquiétant de la Réforme, le mouvement évangélique à Meaux, sous la conduite de ’’évêque Guillaume Briçonnet et de Jacques Lefèvre d’Étaples (1521-1525)32, fournit également à la même époque une occasion de traiter de Luther. Juste après la répression du mouvement de Meaux, deux publications témoignent de l’accusation de luthéranisme portée contre les responsables (en fuite, ou se rétractant) et contre certains fidèles évangéliques de cette expérience réformatrice. La grande irrision des Luthériens de Meaux33, poème anonyme et sans date de 130 vers en huitains d’octosyllabes qui traite de l’exécution de deux hérétiques à Meaux, et d’un autre à Lagny, met en cause dans ses v. 13-14 « […] les escriptures viles / du Luther comble d’heresie ». Mais c’est surtout un ensemble de poèmes, également sans date, mais signés34, qui profite de la crise de Meaux pour s’en prendre à Luther, sous le titre général Le Te deum pour l’eglise lutherienne : en Françoys et en Latin. Avec la ballade et la Chanson dyceulx Lutheriens. Tout de nouveau imprimé augmenté et corrigé35. Sur la page de titre, une gravure montre des musiciens de part et d’autre d’un autel païen. Ce thème provient sans doute de Clichtove36. On trouve successivement une parodie de la liturgie (f° 1 v°-2v°) : « te deum : in ecclesiam Lutheranam. Te Lutherum damnamus. : te hereticum confitemur. Te errorum patrem omnis / terra detestatur », avec la version française : « Nous te damnons/ Luther abominable// Diabolique chimere detestable […] ». Puis « La Ballade des Lutherien » (f° 4 v°), avec une gravure représentant une bataille ; « La Chanson desdictz Lutheriens » ; « Une chanson contre les Lutheriens » (« Lutheriens Dieu / vous mauldie »), avec, à la fin de la chanson, l’image d’un cheval sur un manche à balai et portant une lance, entouré d’enfants qui se moquent de lui. Plus que Luther, ce sont donc les « luthériens » qui sont en cause. Mais le nom du Réformateur est associé aux victimes de la répression, conformément à la procédure judiciaire mise en œuvre contre elles, et nous avons l’image de son « autel » avec des thèmes à la fois diaboliques et satiriques associés à son nom : Luther serait devenu le Dieu de ses prétendus adeptes.

Le genre de la chanson d’actualité est propice aux effets satiriques et moraux. De la même veine que les pièces précédentes, anonyme et sans date, La Balade des Leutheriens, suivie dans le même imprimé d’une Chanson des Leutheriens37, s’en prend aux disciples français du Réformateur, leur « chef ». Celui-ci apparaît comme interprète faussaire du christianisme : il « […] a plusieurs motz traduitz / Par faulx sçavoir », allusion à la terminologie luthérienne de la foi plutôt qu’à la traduction allemande du Nouveau Testament. Ce chef est le fondateur d’un courant hérétique « Qui la loy de Leuther a prinse ». Un appel à la repentance s’ensuit.

À la suite des événements de Meaux, une œuvre plus ambitieuse, mais également anonyme, Le Chappeau des Lutheriens38, parut, entre 1527 et 1534 ; elle revient sur eux et, de manière allusive, sur ses inspirateurs, Jacques Lefèvre d’Étaples et Marguerite d’Alençon (puis, à partir de 1527, de Navarre), de façon à associer ces deux personnages à une image détestable de Luther. De nouveau, c’est un exemplaire unique conservé à la Bibliothèque colombine39 qui nous permet de le lire. Cet imprimé date d’après 1527 (du fait qu’il mentionne le sac de Rome par les Impériaux), et, selon Babelon, d’avant août 1536, date à laquelle Fernand Colomb en a acquis l’exemplaire à Lyon. On peut encore préciser la date du terminus ante quem indiquée par Babelon en ajoutant qu’on est certainement avant C’affaire des Placards (octobre 1534), que l’auteur n’aurait pas manqué de mentionner et d’exploiter, peut-être même avant le développement notable de l’évangélisme français entre 1532 et octobre 1534, qui aurait sans doute donné lieu à des attaques ou à des allusions par exemple contre Marot, ou Rabelais, etc. On se situe donc entre la fin des années 1520 et le début des années 1530. Comme le thème principal de cette œuvre est la prétendue mort de Luther, il fait peut-être écho à des bruits qui couraient à ce sujet durant la période concernée, sans qu’il nous soit possible de préciser davantage40. Le poème est composé de 736 décasyllabes en huitains. C’est une invective, souvent ordurière, et riche en obscénités sexuelles, d’un auteur maladroit dans l’expression française. Parmi les événements historiques mentionnés pour décrire la crise générale dans laquelle se trouve la chrétienté depuis de nombreuses années, sont mentionnés le danger turc, avec la chute de Rhodes (qui remonte à 1522) et la défaite chrétienne en Hongrie (allusion à la bataille de Mohacs, 1526), la défaite française de Pavie (1525), et le sac de Rome. Ces maux sont advenus depuis dix ans (on serait donc au début des années 1530), « par ces bourreaulx, diaboliques linces [= tigres] » que sont les luthériens. La citation « Erunt signa in sole et luna » (Luc 21, 25) indique bien qu’on a affaire à une vision quasi-apocalyptique de la situation. La prise du pape (le « chef » de la chrétienté ; allusion aux événements romains de 1527) a des répercussions sur les membres de l’Église. En Allemagne, le mariage des clercs et la destruction des images en sont la manifestation. La demande exprimée par l’auteur à l’intention du roi de France que les Luthériens « soient privez de ton royal colliege » (v. 155) est sans doute une allusion à la création des lecteurs royaux, ou au projet correspondant, si l’on est juste avant la fondation des chaires royales, qui eut lieu en 1530. Il est bien sûr question de la guerre des Paysans (des « Turlupins » « preschans que tout estoit commun »), dont Luther était le «chief principal » et qui voulait ainsi monter sur le trône pontifical. Voulant passer en Lorraine, ils ont été arrêtés par le duc, par Vaudémont et par le cardinal Jean de Lorraine (lors de la bataille de Saverne, en mai 1525). Face à l’intervention de la cour de France, Luther s’est alors retiré en Germanie (sic). Il est donc non seulement un chef hétérodoxe héritier des hérésies passées, mais aussi un révolté conduisant une révolution armée contre les autorités, et une menace pour la France. Il est ensuite question de la répression des Luthériens de Meaux (v. 257) et de la fuite d’un personnage qui doit être Lefèvre d’Étaples, lequel se réfugia effectivement à Strasbourg en 1525. Ce complice français de Luther n’est pas nommé mais reste facile à identifier (v. 125 : il « Mist en françoys evangiles, psautiers41 »). Le caractère seulement allusif de ces attaques est le signe d’une certaine prudence de l’auteur, que retient en partie l’attitude alors indécise du roi, encore favorable à cette date à l’humanisme chrétien et, à travers sa sœur, Marguerite, au courant évangélique. Plus loin dans le texte, il est question, à propos de la repentance de Luther, d’une lettre qu’il aurait alors écrite à une princesse. C’est peut-être une allusion à Marguerite de Navarre, désignée alors discrètement comme destinatrice d’une missive du Réformateur (et donc indirectement liée à lui), mais d’une missive dans laquelle celui-ci renierait les principes de son message, ce qui ne compromet pas trop la sœur du roi. Le fait que le même Luther repentant écrive, prétend l’auteur, une autre lettre (imaginaire) au prince de Saxe (Frédéric, ou Jean le Constant) pour l’inviter à se détourner désormais des principes de la foi hérétique, suggère que la mention de la lettre à la princesse a, à son égard, la même fonction de signal envoyé en guise à la fois d’avertissement discrètement menaçant et d’exhortation à revenir à la foi traditionnelle.

Le poème commence par les vers suivants :

Martin Luther precurseur d’Antechrist
Salle apostat grand acteur d’heresie
A faict son cours remply de punaisie
En detestant Marie et Jesus Christ.
Son testament est cy dedans escript.

Le portrait du Réformateur qui est dessiné dans ce texte correspond en partie à celui que nous avons déjà rencontré dans les poèmes précédents, mais il le complète de manière étonnante. « Fort lettré », Luther aurait en effet d’abord « presché les pardons », c’est-à-dire les indulgences, et il aurait eu l’ambition de devenir évêque et cardinal. En insistant sur ces points, l’auteur tente non seulement de dénoncer un retournement de veste ultérieur de la part du Réformateur, et donc son hypocrisie, mais aussi, semble-t-il, de détourner contre lui la mauvaise réputation des indulgences et en général l’anticléricalisme si courant à l’époque. Un autre point qui obsède l’auteur est la question du mariage. Défroqué et marié avec une nonne, Luther suscite des discussions religieuses parmi les femmes, qui apprennent ses cantiques, et il répand une immoralité générale dans une société qui n’attendait que son message pour se livrer à la débauche sexuelle.

C’est principalement la mort de Luther qui est mise en scène dans ce texte. L’auteur, qui prétend vivre actuellement à Bâle, se présente en effet comme le témoin direct de cette mort dont il donne le récit, car il aurait vécu quatre ans dans l’abbaye où Luther est décédé et où il se serait lui-même réfugié après avoir quitté Paris par peur des persécutions42. Le récit de la fin du Réformateur est très détaillé, et il occupe toute la fin du poème. Luther, après avoir abattu une statue de la Vierge un vendredi (jour de sabbat ?) va se coucher ; à minuit, il a une vision de la Vierge éplorée ; le fils de celle-ci refuse de le secourir vu qu’il rejette la prière aux saints et les mérites que l’on peut acquérir au moyen de ces prières. Jésus prie alors saint Pierre et saint Paul de punir l’hérétique ; ils lui donnent un soufflet, Luther se réveille, épouvanté, et il raconte sa vision, la bouche douloureuse. Pendant trois jours, tempêtes, orages, et apparitions célestes se déchaînent (Berne, Salzbourg et Bâle sont mentionnés). Luther repentant écrit alors une lettre à une « princesse », mais il se sent désespéré malgré l’intervention d’un docteur (porte-parole de l’auteur) l’encourageant à s’en remettre au Christ. Ce docteur réussit cependant à le persuader d’écrire une lettre au duc de Saxe (Jean le Constant, ou son successeur Jean Frédéric43) pour le détourner de l’erreur où il l’a attiré et l’inviter à lire le traité antiluthérien composé par le roi Henri VIII (l’Assertio septem sacramentorum, qui date de 1521). Luther y décrit sa carrière. Protégé par le prince de Saxe, baptisé en chambre parce que bâtard et fils d’un moine augustin, ancien étudiant de Bâle et de Salzbourg, il a prêché les indulgences en vrai « cafard », protégé par son duc, bien vu du pape Léon X, qui lui a écrit des lettres ; mais il a manqué l’occasion d’être fait cardinal. S’en prenant à «l’abbus » du « chef des chrestiens », il a en effet adopté alors une position contraire à celle qu’il avait d’abord illustrée sur les indulgences (« pardons »), en s’en prenant au pape et aux cardinaux. Avec le soutien du duc de Saxe, il comparaît à Worms et gagne à lui princes, prélats et évêques, se marie avec une nonne, disqualifie les conciles, et se fait l’auteur de « main escript », le tout par ambition, en adepte de Manichée et en complice de Mahomet, de Hus, de Wycliff, et des vaudois, le pire étant qu’il a « mal parlé » de la Vierge et des saints. Depuis sa manifestation, les catastrophes se sont accumulées contre la chrétienté. « L’acteur », après avoir produit cette prétendue lettre, raconte que Luther a alors perdu le sens, refusé le sacrement (de l’extrême onction), et qu’au moment de la communion l’hostie a sauté hors de sa bouche. S’en est suivie une mort ignominieuse, et son cadavre a été remplacé par un fantôme. On est donc en pleine légende noire ; la version française44 de celle-ci repose sur une ignorance presque totale du contexte historique dans lequel Luther vit (Wittenberg n’est même pas nommé), à moins de supposer que cette ignorance est affectée afin de ne pas mentionner des lieux et des faits qui attireraient dangereusement l’attention curieuse du public. L’auteur met en scène l’échec d’une ambition perverse, et il ne signale la question initiale des indulgences, puis plus largement celle des mérites et du culte des saints, que pour montrer les incohérences successives du Réformateur, dans un discours où les questions de piété et de morale gouvernent les théologiques. Comme l’on est avant l’affaire des Placards, l’affaire de Meaux continue de gouverner le point de vue français sur Luther, qui a trouvé des complices en France, à travers l’idée du danger sociopolitique représenté par le soulèvement des paysans et la crise éprouvée par la papauté en 1527. Luther devient ainsi la cible fantasmatique où se projettent, à partir de la situation française, les troubles européens de l’époque.

Le thème du testament45 de Luther a inspiré une autre œuvre poétique, sans qu’il soit possible de déterminer laquelle des deux précède l’autre, Le Testament de Martin Leuter avec ses disciples. Montaiglon46 en a reproduit une impression, cependant qu’un exemplaire conservé à la BnF témoigne d’une autre impression47. Luther mourant annonce qu’il va aller en enfer, et il invoque toutes les figures possibles de la mythologie classique (les Parques, etc.) qui vont l’y accueillir et l’y châtier pour son hérésie (qui est d’« abolir l’Evangile »). Le texte n’entre dans aucun détail de la doctrine chrétienne, et sert d’avertissement à l’intention des « leutheriens ». La mythologie est parfois approximative48, et fournit un équivalent poétique de l’enfer chrétien. Autre point commun avec le texte précédent, l’idée que Luther aurait commencé sa carrière par une ambition déçue de devenir cardinal49.

Nous finirons ce tour d’horizon avec une œuvre parue antérieurement au Chappeau des Lutheriens, qui témoigne comme lui du tournant que représente la fin des années 1520, de l’intensité des inquiétudes déclenchées à l’occasion de la crise entraînée par la défaite de Pavie, et de la vivacité des attaques contre les évangéliques que déclenchèrent la défaite des paysans en Alsace-Lorraine et la répression du mouvement évangélique de Meaux. mais à la différence du Chappeau, il ne s’agit pas directement d’une publication d’actualité, mais, comme c’était le cas avec la Déploration de Bouchet, d’une œuvre d’édification dans laquelle on voit surgir de manière inattendue la crise religieuse et la figure de Luther, sans doute sans que l’auteur ait à l’origine prévu d’y consacrer des pages. Le Miroir des pecheurs, imprimé à Paris au tournant de 1526-152750, est dû à la plume d’Olivier Conrard. Ce franciscain de Meung-sur-Loire lié aux milieux parisiens est connu comme auteur de divers ouvrages de piété, en français comme en latin ; il a en particulier défendu avec vigueur le culte des saints, ces « médiateurs51 ». La date d’impression résulte de celle d’une pièce liminaire adressée par l’auteur au Parlement de Paris en décembre 152652, ce qui indique également une intention antiréformatrice, le Parlement étant alors le principal acteur de la répression. De fait, cette pièce liminaire fait référence à l’édit de cette institution interdisant l’impression et la diffusion de tout ouvrage émanant de la faculté de Théologie et qui n’aurait pas d’abord été examiné par lui53. L’auteur lui soumet donc le sien.

Le Miroir fait alterner les poèmes latins et français, ceux-ci étant nettement plus nombreux, selon un principe d’émulation des deux langues (comme l’indique la préface), qui suggère également un double public possible, celui des clercs et celui des lecteurs de la seule langue vernaculaire. De belles gravures, comme celle d’une vierge aux sept épées, accentue la dimension dévote de l’ouvrage, qui traite des sept péchés capitaux. La Table des matières annonce déjà, entre les parties consacrées à l’avarice et à la luxure, un chapitre « de Luther et ses adherens scismatiques et heretiques ». Le prologue qui suit l’indique aussi : parmi les « abus » que l’auteur entend dénoncer figurent les « Lutheriens pervers en mainte guise ». Ils sont dénoncés comme un des éléments qui mettent l’Église dans un « estat piteux », juste avant la mention du fait que « beneficiers se font par simonie ». L’auteur est donc un réformiste décidé, qui combat par ses écrits, comme Bouchet, le trafic des bénéfices ecclésiastiques, la mondanité des clercs, leur ambition, leur recours aux procès, leur mépris de la clôture monastique, etc. Quant aux laïcs c’est, conformément à une solide tradition, par catégories sociales et par âges qu’ils sont apostrophés par l’auteur. La plume et les vers sont pour lui, il le précise, un prolongement utile et nécessaire de la prédication orale. Les poèmes, de formes diverses, mêlent appels à la repentance, considérations théologiques et critique des abus. À propos de l’avarice, l’on trouve une critique des clercs incompétents et immoraux qui sont empêchés par ces vices de dénoncer les adversaires de la foi, « Lutheriens heretiques meschans / [qui] Sont maintenant par villes et par champs / Preschans erreur perverse et heretique54 ». La partie suivante, consacrée à la décadence de la vie monastique, comporte un poème latin contre Luther dont voici un essai de traduction :

Contre Luther schismatique hérétique

Atroce harpye, bien qu’elle baigne de ses larmes les eaux en y mirant [mot incompréhensible] sa face ! Elle s’est précipitée contre son prochain, l’a abattu, dévoré, et on la voit faire [syntaxe incompréhensible] sa proie de son semblable. De fait, elle trucide dans les bois l’être humain, et au moyen de sa gueule féroce l’avale, et fait un saut [mot incompréhensible]. Même l’eau dénonce le crime. Ah, trop malheureux, pourquoi ne remplis-tu pas ta poitrine de sanglots ? et pourquoi ta face ne ruisselle-t-elle pas de larmes ? O que de fois as-tu abattu une âme rachetée par les meurtrissures du Christ ? et voici que blessée à mort elle gît. Et ce n’est pas seulement ta propre âme que, dans ta perverse iniquité, tu as mis à bas, mais les autres également par tes mauvais discours séducteurs. Dans ton impiété, tu pervertis le dogme catholique, par tes méchantes hérésies tu fais mourir bien des cœurs. Va, puisses-tu pleurer, triste homicide, et gémir sur ta cruauté, puisque tu égorges l’image de Dieu en exerçant ton atrocité contre toi-même55.

Ce poème très imagé, qui avait besoin d’être formulé en latin pour élever son thème obsessionnel au rang de noble évidence, est suivi de la longue pièce contre les luthériens annoncée par la table. Un portrait de Luther s’y trouve, qui accumule les reproches traditionnels : moine apostat, réveillant les anciennes hérésies, et dont le nom propre rime systématiquement avec celui de Lucifer. L’auteur attend de lui et de ses adeptes qu’ils fassent pénitence. Il dénonce la façon dont ils usent du faux titre de « chrétiens », leur mépris révolutionnaire et destructeur de la tradition, et il signale le rôle propagateur de l’hérésie des imprimés d’Allemagne et « de là et çà les mons » (de Suisse comme d’Allemagne ?). Il traite aussi pour elles-mêmes, même si c’est très brièvement, certaines questions théologiques discutées (rôle du saint Esprit dans la tradition, question du libre-arbitre, de l’autorité pontificale), et il mentionne les ouvrages antiluthériens, entre autres ceux d’Henri VIII, de John Fischer et de Clichtove. Suivent des invectives et des appels au supplice pour les coupables, avant une dernière dénonciation des religieux et des prêtres indignes, qui ont laissé se développer cette situation. la figure de Luther est donc entièrement conforme au stéréotype du chef hérétique et diabolique. Il n’est pas question d’entrer dans une discussion ou dans des distinctions, encore moins de considérer pour lui-même le message réformateur, mais seulement de situer l’événement de la Réforme et sa propagation en France à la lumière d’une critique générale des « abus » dont ce moine-prédicateur attend le salut de l’Église. Quant à la personne de Luther, elle est essentiellement l’objet d’un discours d’exécration par définition hyperbolique, même si la porte reste ouverte à une repentance de ce criminel.

Avec cette œuvre, nous revenons à notre point de départ, fourni par le point de vue moraliste de Jean Bouchet, mais nous retrouvons aussi la fonction de la poésie comme créatrice d’images et de fictions que nous avons rencontrées avec le « portrait » gravé accompagnant le Blazon de Gringore et l’autel illustrant le Te Deum, les lettres imaginaires du Chappeau, le thème de la mort et du testament de Luther dans Le Chappeau et Le Testament. Conrard écrit en moine qui souhaite ardemment une réforme morale de l’institution ecclésiastique, mais il fait référence à la crise religieuse dont il traite sans identifier, en dehors de Luther, les personnes ou les événements en cause, et sans entrer, sur le mode de la chronique, dans des évocations précises de ce qu’il dénonce. Cela s’explique par le genre de son œuvre, mais révèle aussi à la fois l’objectif et les limites de l’ensemble de ces discours en vers contre Luther. Sauf Gringore, qui transcrit une histoire des hérétiques pour expliquer le point d’arrivée de celle-ci, la figure effrayante du portrait, et Conrard, qui indique quelques thèmes théologiques en cause, nos textes se consacrent moins à la controverse qu’à l’exécration hyperbolique56. De ce point de vue, il nous semble secondaire de savoir si les auteurs du Chappeau et du Testament se sont appuyés sur des rumeurs circulant effectivement à l’époque au sujet de la mort de Luther, ou s’ils inventent une fiction dans le cadre du genre poétique du « Testament ». Souhaitée et mise en scène, cette mort ressortit à une représentation d’un ennemi tel qu’il appartient déjà (à moins qu’il se repente dans le cas de Conrard) à un enfer dont seul le langage poétique peut donner une idée.

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1. Voir sur l’élaboration en France d’une « culture défensive » face à la réforme luthérienne et ses sources en partie allemandes, Denis CROUZET, La Genèse de la Réforme française (1520-1562), Paris : Sedes, 1996, p. 71-86, et p. 175s pour le raidissement qui suit la guerre des Paysans ; et Francis HIGMAN, « Premières réponses catholiques aux écrits de la Réforme », dans le recueil de ses articles Lire et découvrir. La circulation des idées au temps de la Réforme, Genève : Droz, 1998, p. 498-514 (article paru d’abord en 1988 dans Le Livre dans l’Europe de la Renaissance, Paris : Promodis, p. 361-377).

2. Nous ne prenons pas ici en compte le théâtre, qui mérite une étude à part. Plus rares sont par ailleurs les textes poétiques conservés favorables à Luther et qui relèvent de la propagande réformatrice. On peut en établir la liste à partir des sources bibliographiques indiquées infra dans la note 7 sous les titres de MOORE et de Francis M. HIGMAN (Piety and the People. Religious Printing in French, 1511-1551, Aldershot : Sclar Press, 1996) en y ajoutant le recueil d’Henri-Léonard BORDIER, Le Chansonnier huguenot du XVIe siècle, Paris-Lyon, 1870-1871, où n’apparaissent que des mentions favorables à Luther (pour la période qui nous intéresse, c’est dans certaines chansons de la Chrestienne resjouyssance d’Eustorg de Beaulieu, 1546).

3. Sur l’atmosphère apocalyptique et les représentations catastrophiques liées à la Réforme, voir Denis CROUZET, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525 - vers 1610, Seyssel : Champ Vallon (19901), 2005.

4. Voir Michael Andrew SCREECH, Clément Marot : A Renaissance Poet discovers the gospel : lutheranism, fabrism and calvinism in the royal courts of France and of Navarre and in the ducal court of Ferrara, Leiden : Brill, 1994, ainsi que la rubrique « Luther » dans l’Index de Gérard DEFAUX et Michel Simonin (éd.), Clément Marot, « Prince des poëtes françois » 1496-1996, Paris : Champion, 1997.

5. Voir Jonathan A. REID, King Sister-Queen of Dissent : Marguerite of Navarre (1492-1549) and Her Evangelical Network, 2 vol., Leiden : Brill, 2009 ; « Marguerite de Navarre and evangelical Reform », dans Gary FERGUSON et Mary B. MCKINLEY (éd.), A Companion to Marguerite de Navarre, Leiden : Brill, 2013, p. 29-58 ainsi que dans l’Index des noms la rubrique « Luther ».

6. Voir par exemple la synthèse très informée de Denis CROUZET, La Genèse de la Réforme française. 1520-1562, Paris : Sedes, 1996.

7. Voir Will Grayburn MOORE, La Réforme allemande et la littérature française. Recherches sur la notoriété de Luther en France, Strasbourg : Publications de la Faculté des Lettres, 1930 ; Rodolphe PETER, « La réception de Luther en France », RHPR 63 (1983), p. 67-89 ; Francis HIGMAN, « Luther et la piété de l’Église gallicane » et « Les traductions françaises de Luther, 1524-1550 », articles repris dans Lire et découvrir (voir n. 1), p. 179-200 et 201-232 ; ID., Censorship and the Sorbonne. A Bibliographical Study of Books in French Censured by the Faculty of Theology of the University of Paris, 1520-1551, Genève : Droz, 1979, et Piety and the People, op. cit.

8. Voir notre contribution au colloque d’Emden (Allemagne) Luther and calvinism. Image and reception of Martin Luther in the History and Theology of Calvinism (septembre 2015, Biblio-thèque A Lasco), « Das Lutherbild in den franzosischen evangelischen und calvinischen Ver-offentlichungen (1520-1560) », ainsi que, pour la période suivante, la contribution, de Karin MAAG, « The Place and Image of Luther in Calvinist Historiography », à paraître.

9. Histoire de la vie et faitzde […]Martin Luther, Genève : J. Girard. Voir Marianne CARBONNIER-BURKARD, « Une histoire d’excellents personnages », dans Ilana ZINGUER et Myriam YARDENI (éd.), Deux réformes chrétiennes. Propagation et diffusion, Leiden : Brill, 2004, p. 43-59.

10. Commentaria de actis et scriptis Martini Lutheri, 1549. Voir, sur la diffusion énorme de cette œuvre, Adolf HERTE, Das katholische Lutherbild im Bann der Lutherkommentare des Cochlaus, t. I : Von der Mitte des 16. Bis zur Mitte des 18. Jahrhunderts. Inland und Ausland, Münster-en-W. : Aschendorffsche Verlagsbuchhandlung, 1943, qui ne traite de la France qu’à partir de la réception de cet ouvrage de Cochlaeus.

11. Sur A. Désiré, voir la notice (avec bibliographie) de Jean Paul BARBIER-MUELLER, Dictionnaire des poètes français de la seconde moitié du XVl siècle (1549-1615), C-D, Genève : Droz, 2015, p. 507-514.

12. L’anonyme Miroir des Francs Taupins imprimé à Rouen (J. Du Gort), sans date [1550], paru d’abord à Paris (Jean André) en 1546, est en effet de cet auteur, et annonce Les erreurs des Lutheriens (s. d.) du même. Les deux ouvrages associent déjà Calvin et Luther.

13. Voir la Determinatio theologicae facultatis parisiensis super doctrina lutheriana, Paris : J. Badius, 1521. Sur la Sorbonne et Luther, voir Philippe BüTTGEN, Luther et la philosophie, Paris : Vrin/ EHESS, 2011, chap. V : « Dephilosophia et theologia scholastica. La Sorbonne et Luther ».

14. Voir sur cet Antilutherus Ph. BüTTGEN, op. cit., p. 171-179. Il est suivi en 1526 du Propugnaculum Ecclesiae, chez le même imprimeur, dont la dédicace fournit à nos polémistes les principaux thèmes de leurs reproches contre Luther (subversion de l’Église, de la messe, du célibat ecclésiastique, des jeûnes ; licence morale généralisée).

15. Voir les références chez F. HIGMAN, Piety and the People, op. cit., n° G 2.

16. Celle-ci sera présentée à l’occasion du colloque de l’Université du Mans-IPT de Paris (mars 2017), « Luther en France : politique, littérature et controverse au XVIe siècle », dans les actes duquel notre texte figurera. Voir infra la note 56 qui caractérise brièvement l’originalité de cet imprimé.

17. Voir l’édition critique de Jennifer BRITNELL, Genève : Droz, 1991, qui édite le texte de 1512 avec les variantes des éditions suivantes de 1525 et 1545. Seule celle de 1525 (Poitiers, Jacques Bouchet) entre ici en ligne de compte. Elle a connu une réédition en 1526, et trois copies parisiennes.

18. Op. cit., p. 123.

19. Citation donnée par J. BRITNELL, op. cit., p. 119-120 en note, avec un judicieux commentaire sur les différences génériques entre prose et poésie.

20. Ce thème provient peut-être de la dédicace de J. CNCHTOVE, Propugnaculum, op. cit., qui s’excuse longuement de citer Luther, ce qui risque de polluer l’auteur.

21. Op. cit., p. 123.

22. Privilège du Parlement pour l’imprimeur Ph. Le Noir du 21 décembre 1524, ce qui donne une impression en [1525]. Voir sur ce poème et sa place dans l’œuvre de Gringore Nicole HOCHNER, « Entre satire et prédication : Pierre Gringore (1470-1539) et la Réforme en France », dans I. ZINGUER — M. YARDENI (éd.), Les Deux Réformes chrétiennes, op. cit. (voir n. 9), p. 236-250.

23. Œuvres complètes de P. Gringore, éd. Ch. D’HÉRICAULT et A. DE MONTAIGLON, t. I, Œuvres politiques, Paris : Jannet, 1858, p. 289-336, que nous citons dans ce qui suit.

24. Pierre COUSTURIER (Sutor), Apologia adversus damnatam Lutheri haresin de votis monasticis, Paris : Nicolas Savetier pour Poncet Le Preux, 1531, f° 72 v° (référence donnée par Rodolphe PETER, « La réception de Luther en France au XVIe siècle », art. cit., qui reproduit la gravure de 1531 et précise tout cela).

25. Op. cit., p. 289s.

26. Le thème, topique pour qualifier Luther (par exemple chez Clichtove, dédicace du Propugnaculum), provient entre autres de 2 P 3, v. 3, non sans les connotations apocalyptiques de son contexte originel.

27. Op. cit., p. 330s.

28. Op cit., p. 336.

29. Op cit., p. 328-329. Ce point, comme la représentation de Luther en soldat, suggèrent que Gringore tient compte des soulèvements paysans en cours en Allemagne, mais il ne les mentionne pas explicitement.

30. L’édition de 1572 (qui se souvient des Discours de Ronsard) ajoutera « et la plupart d’Europe, Afrique, Asie », l’idée de complot des huguenots, et elle comporte des éléments d’actualité, en mentionnant Calvin et de Bèze.

31. Op. cit, p. 331s.

32. Voir Francis HIGMAN, La Diffusion de la Réforme en France, Genève : Labor et Fides, 1992, p. 19-23 et p. 47-49. Les accusations d’hérésie datent de 1523 ; en fait, Briçonnet (qui sera inquiété en 1525) lui-même condamne en chaire les hérésies en avril 1524 en attaquant Luther. La répression s’accentue grâce à la défaite de Pavie (février 1525).

33. Le texte de l’exemplaire unique conservé à la Bibliothèque colombine de Séville est reproduit par Jean BABELON, La Bibliothèque française de Fernand Colomb, Paris : Champion, 1913, n° 94, notice p. XXVIII et texte en appendice, p. 255-259.

34. Par « ung quidam Courtoys » : Babelon propose de l’identifier avec Hilaire Courtois, originaire d’Evreux, avocat au Châtelet, et bien connu à cette époque comme poète humaniste latin.

35. Le texte de l’exemplaire unique conservé à la Bibliothèque colombine se trouve également reproduit par BABELON, op. cit., n° 222, notice p. XXIX-XXX et texte en appendice p. 206-209.

36. Son Propugnaculum, op. cit., mentionne en effet dans sa dédicace la messe allemande de Luther comme « idolum abominationis formulae Lutheranae, quod in templo Dei sacrilegis manibus erigere conatus [Lutherus] est ».

37. [Lyon ? Jacques Moderne ? Voir HIGMAN, Piety and the people, op. cit., n° B 1]. Exemplaire conservé à la BPF.

38. Le terme chappeau signifie ici sans doute la couronne (poétique), avec un sens de dérision.

39. J. BABELON, op. cit., n° 22, reproduit le texte en appendice, p. 260-281.

40. La notice de Babelon fait état de l’année 1527, durant laquelle Luther fut malade.

41. Allusion à deux ouvrages anonymes issus de l’activité de Lefèvre, les Epistres et evangiles pour les cinquante-deux semaines de Fan (première impression attestée entre fin 1525 et début 1526 ; rééditions suivantes en 1531-32), et le Psaultier de David (1524, Paris, S. de Colines, dont la préface associe les femmes à la lecture proposée).

42. Ce lieu est appelé Frambolde, v. 671. Ce nom (qui francise le latin Framboldus, auquel correspond en français celui de Fraimbault, en lui conférant une sonorité possiblement germanique) fait référence à un saint éponyme dont le culte est attesté en Ile-de-France, ce qui suggère une origine possible de l’auteur, qui doit être proche des milieux parisiens, et ignore en tout cas tout de l’Allemagne !

43. Comme il n’est question que d’un seul duc, et pas de son successeur (lequel serait Jean Frédéric), il ne peut s’agir que de Jean le Constant ; mais l’auteur connaissant mal la situation allemande, il peut confondre les deux si le texte date d’après août 1532, date de la mort de Jean, ce qui est peu probable selon nous.

44. Nous supposons des sources allemandes, que nous n’avons pas pu identifier.

45. Voir sur ce thème dans la poésie française ancienne Richard COOPER, « Le codicille Villon. Le testament poétique à la Renaissance », dans Michael FREEMAN et Jane H. M. TAYLOR (éd.), Villon at Oxford The drama of the text, Amsterdam : Rodopi, 1999, qui traite de ce poème p. 97-98.

46. Antoine DE MONTAIGLON, Recueil de poésies françoises des XVe et xvf siècles…, Paris, vol. 1, Paris : Jannet, 1955, Kraus Reprint, 1977, p. 194-203, « Le Testament de Leuther ». Montaiglon indique qu’il s’agit d’une pièce gothique à 21 lignes par page, il donne dans le titre la forme Leuther, et date par erreur l’imprimé d’après la date de la mort de Luther (1546).

47. BnF Rés P Ye 242. Le titre est complet (à la différence de l’édition Montaiglon) et présente la forme Leuter. Comme l’exemplaire provient de la Bibliothèque colombine de Séville et des achats français (en l’occurrence, sans doute lyonnais) de F. Colomb, il date d’avant le printemps 1536 (voir la chronologie colombine donnée par Babelon, op. cit., p. x). Il s’agit dans doute d’une impression lyonnaise ; elle comporte 23 lignes par page. L’ouvrage comprend 7 folios.

48. « Diables d’enfer, ravissez moy, helas / Comme vous fistes jadis à Proserpine / Que Orpheus il fut surpris ès las / Ainsi veulx je que ma vie define » (p. 199 de l’éd. Montaiglon).

49. « Les grans orreurs faisant amont, aval / De parvenir au chapeau pur et monde / Et cuidant estre à Romme cardinal » (op. cit., p. 200).

50. À l’enseigne de l’éléphant, donc chez François Regnault, qui l’a fait imprimer après que Conrard l’a envoyé à un chanoine de Meung, Jean Guillaume (Jo. Guillelminus, qui signe une dédicace à Conrard). La dédicace mentionne également Galliot Du Pré comme libraire. Une seconde pièce liminaire, adressée également à l’auteur, est signée par Joannes Amplector belgicus.

51. Voir les notices de la BnF et, pour la défense du culte des saints, La vie, et louenge du benoist sainct [Joseph], de 1535. Le nom de cet auteur apparaît sous deux formes, Conrad et Conrard (Conradus et Conrardus). Nous adoptons la forme de la BnF.

52. La fin du prologue mentionne les grandes chaleurs récentes de l’été 1526 comme ayant empêché l’usage ordinaire de la prédication en chaire.

53. C’est l’édit du 17 août 1526, voir F. HIGMAN, La Diffusion de la Réforme, op. cit, p. 48-49. Cf. aussi l’arrêt du Parlement du 5 février de la même année, interdisant la traduction vernaculaire des Écritures.

54. F° 46 v°.

55. F° 51 r°.

56. L’œuvre de Gacy, mentionnée supra, est exceptionnelle également sur ce point : elle combine l’information historique, la controverse théologique et l’exécration poétique. C’est aussi la seule qui illustre une véritable ambition littéraire.