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Comment les historiens et publicistes français
ont parlé de Luther au xixe siècle
et dans le premier tiers du xxe siècle

Marc LIENHARD

Doyen honoraire de la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg (EA 4378)

Diverses études ont déjà abordé le sujet en traitant de l’un ou l’autre historien. Une présentation synthétique de qualité a paru en allemand en 19741. Elle ne pouvait pas être exhaustive2. Mais notre propos sera avant tout de mettre en évidence, par une démarche typologique, deux approches qui caractérisent pendant plus d’un siècle le regard des historiens et publicistes français porté sur Luther. On ne peut, certes, pas se contenter de ranger les auteurs présentés dans l’un ou dans l’autre camp : le même auteur pouvait être attentif à la fois à la germanité de Luther et à son impact sur l’histoire sociale et politique, voire développer des considérations qui ne relèvent ni du socio-politique ni de l’ethnique, mais de la psychologie ou de la théologie. Mais il nous semble que les deux lignes, l’approche socio-politique et l’approche ethnique, ont pris une place importante voire décisive dans l’espace français, en convergence ou en opposition aux démarches des auteurs allemands.

L’approche socio-politique

Joseph de Maistre (1753-1821)

La Révolution française constitue pour certains historiens et publicistes conservateurs un choc qu’il faut essayer de comprendre et de situer dans l’histoire. Ainsi, Joseph de Maistre opère un rapprochement entre la Révolution et Luther. Dans ses Considérations sur la France (1797), il écrit : «C’est de l’ombre d’un cloître que sort un des plus grands fléaux du genre humain. Luther paraît : Calvin le suit. Guerre des Paysans, guerre de Trente ans […], meurtre de Henri IV, de Marie Stuart, de Charles Ier et de nos jours enfin la révolution française, qui part de la même source3. »

À vrai dire, l’approche n’est pas historique. De Maistre n’expose pas comment les conceptions de Luther ont transformé la société. Il se contente de mettre en évidence le principe, néfaste à ses yeux, d’un soulèvement contre l’autorité établie. C’est pourquoi il écrit encore : « Le protestantisme est positivement, et au pied de la lettre, le sans-culottisme de la religion. L’un invoque la parole de Dieu ; l’autre, les droits de l’homme ; mais dans le fait, c’est la même théorie, la même marche, et le même résultat. Les deux frères ont brisé la souveraineté pour la donner à la multitude4. » Tout autre va être le jugement de l’historien socialiste Louis Blanc.

Louis Blanc (1811-1882) et Edgar Quinet (1803-1875)

Pour situer la démarche socialiste, il faut rappeler l’approche d’Engels et de Marx. Pour eux, la Réformation initiée par Luther est la première révolution d’une bourgeoisie en voie d’émancipation (frühbürgerliche Révolution) ; elle sera suivie par la révolution bourgeoise proprement dite constituée par la Révolution française, puis par la Révolution prolétarienne de 1917. Dans cette perspective, l’apport de Luther est jugé positivement. Ce dernier a agi dans les conditions de l’époque en s’attaquant au pouvoir féodal de la papauté. La Révolution française s’attaque au pouvoir féodal de la monarchie, mais c’est le même type d’autorité.

Louis Blanc s’inscrit dans cette perspective dans son Histoire de la Révolution5. En parlant de Luther il écrit : « Le pape qu’il s’agit de renverser, c’est un roi spirituel, mais enfin c’est un roi. Celui-là par terre, les autres suivront. Car c’en est fait du principe d’autorité pour peu qu’on l’attaque dans sa forme la plus respectée, dans son représentant le plus auguste, et tout Luther appelle inéluctablement un Luther politique6. »

Ce qui est plus original, c’est la manière dont Blanc décrit l’action émancipatrice de Luther. Il récuse l’approche des Lumières qui faisaient de Luther un héraut de la liberté. Blanc souligne combien chez Luther l’homme est un être déterminé dans la mesure où il dépend uniquement de Dieu et en aucune manière d’une institution humaine. Mais c’est précisément cela qui rend possible son émancipation : « N’a point la foi qui veut : Dieu la donne ou la refuse. L’homme n’était donc pas libre, l’Église n’avait rien à lui prescrire. S’il dépendait de Dieu seul, il n’avait à courber le front devant aucun visage humain ; et, confondus dans une même dépendance vis-à-vis du Christ, le dernier des fidèles et le pape devenaient égaux7. »

Mais quel est l’effet de l’action de Dieu sur l’homme ? Louis Blanc est d’avis que Luther s’est limité à l’intériorité. L’homme obtient une liberté intérieure face aux contraintes extérieures de tout ordre. Luther n’envisage pas, d’après lui, un prolongement ou une concrétisation de cette liberté au plan social. Des passages de l ’Histoire de la Révolution Française sont éclairants : « Luther semblait prendre son parti de l’asservissement d’une moitié de l’homme, et se montrait prêt à laisser en dehors de sa révolte tout le côté matériel de l’humanité8 » «C’est une des plus grandes inconséquences de Luther d’avoir admis en religion et repoussé en politique le droit de résistance à la tyrannie9. »

Relevons que, pour des historiens libéraux tels qu’Edgar Quinet10, il n’est pas possible de parler d’une action libératrice de Luther et de la Réforme sur le plan social parce que tel n’était pas le but. La Réformation n’a pas fait place à la tolérance et à la liberté sociale ou civile. Luther a détruit le culte et les institutions religieuses traditionnelles. Son combat était dirigé en premier lieu contre les idoles et contre le blasphème. Mais ce combat une fois gagné, un espace de liberté s’ouvrait à l’individu, sur le plan ecclésial d’abord et, dans une certaine mesure, dans un domaine plus large.

Jean Jaurès (1859-1914)

À la fin du siècle, c’est surtout l’interprétation de la pensée de Luther par Jaurès qui émerge11. Sa thèse de 1889 sur Les origines du socialisme allemand, traduite du latin12 et publiée en traduction française par Adrien Veber en 189213, doit retenir l’attention. Jaurès veut inscrire le socialisme allemand dans la tradition de l’idéalisme allemand dont relève aussi Luther d’après lui.

Il pense pouvoir trouver déjà des conceptions socialistes chez Luther qu’il qualifie de « véritable père de la nouvelle Allemagne14 ». Certes, Luther ne voulait pas réformer la société. Il visait la foi et le retour à un christianisme rénové. Quand les paysans se révoltent, il prend ses distances. « Il lui suffisait que les hommes aperçussent de nouveau clairement et adorassent précisément le Christ terni, voilé pendant des siècles et enseveli dans le fumier de l’erreur humaine15. »

Mais, selon Jaurès, Luther a en quelque sorte « malgré lui16 » bouleversé l’ordre et les institutions existantes. En détruisant la papauté, prototype de la féodalité, il a fait naître chez les sujets de toutes les autorités féodales l’espoir en une fin possible de leur asservissement. Jaurès est aussi d’avis que l’affirmation du sacerdoce universel, qui concernait d’abord le droit de tout croyant à interpréter l’Écriture et à juger toutes les prédications et les doctrines, allait s’étendre, avec le temps, au domaine civil en promouvant l’égalité de tous les hommes. Dans cette perspective, les hommes ne pouvaient plus supporter les tyrannies existantes.

Quand il aborde la question du serf arbitre qui a fait l’objet du traité de 1525 dirigé par Luther contre Erasme, l’exposé de Jaurès rappelle la démarche de Louis Blanc. Parce que l’homme est tout entier dépendant de Dieu, il est libre vis-à-vis des institutions humaines. Et le Dieu dont il dépend n’est pas une personne extérieure et étrangère, mais le souffle intérieur de la conscience. C’est seulement dans la dépendance absolue par rapport à ce Dieu bien compris que l’homme est vraiment libre, libre aussi pour changer la société.

«Lorsqu’il n’a pas voulu dégager et abstraire la volonté humaine de la divinité, Luther a exprimé cette conception de la liberté vraie qui en économie politique deviendra le socialisme17. »

L’approche ethnique et nationaliste

Inévitablement, un certain nombre d’historiens et de publicistes français ont souligné le lien entre Luther et l’Allemagne. Ce lien est une clé et une explication fréquemment utilisée pour comprendre Luther ou l’Allemagne. C’était d’un côté mettre en évidence l’appartenance de Luther à l’Allemagne et les traits de caractère jugés spécifiques des Allemands. D’un autre côté, Luther et son action permettent aux yeux d’un certain nombre d’historiens de l’Allemagne de comprendre l’histoire ultérieure de ce pays. Le lien établi avec l’Allemagne peut être selon les époques et les contextes politiques plein de sympathie. C’est le cas de Madame de Staël et de Michelet au début du xixe siècle. Mais à d’autres époques, notamment entre 1870 et 1918, le regard est plus critique.

Charles de Villers et Madame de Staël

L’émigré français Charles de Villers (1765-1815) a publié un ouvrage qui répondait à un questionnement de l’Institut de France portant sur le sujet : « Quelle a été l’influence de la réformation de Luther sur la situation politique des différents États de l’Europe et sur le progrès des lumières18 ? » Sans aborder l’ensemble des propos souvent suggestifs au sujet de la Réformation et de ses conséquences sur le plan de la religion et de la culture, mentionnons le lien établi entre Luther et son enracinement dans la population saxonne. Selon Villers, Luther y puisa sa détestation d’une religion mondanisée et le goût d’un christianisme dépouillé. Villers est d’avis que l’Italie n’aurait pas pu produire un Luther.

On retrouve le lien entre Luther et l’Allemagne chez une auteure qui est plutôt une essayiste ou une publiciste : Madame de Staël (1766-1817). Dans son livre De l’Allemagne19, elle affirme que « Luther est, de tous les grands hommes que l’Allemagne a produits, celui dont le caractère était le plus allemand20 ». Les traits allemands spécifiques qu’elle trouve chez Luther sont la sincérité, la fidélité, le zèle au travail, le sens du devoir, le goût pour la pensée méditative. Chez Madame de Staël apparaît déjà une précision qu’on retrouvera plusieurs fois : elle distingue l’Allemagne du nord dont Luther est issu de celle du sud.

Jules Michelet et Hippolyte Taine

Luther, l’homme du nord : ce thème apparaît aussi chez Jules Michelet (1798-1874), puis chez Hippolyte Taine (1828-1893). Michelet est l’un des historiens français qui s’est le plus intéressé à Luther. Dès son Précis de l’histoire moderne21, il considère la Réformation comme l’événement le plus important des temps modernes à côté de la Révolution française. C’est surtout dans ses Mémoires de Luther écrits par lui-même22 qu’il présente plus longuement la personnalité et l’action de Luther, en donnant surtout la parole à Luther à travers des extraits de ses lettres et de ses Propos de table. Autant il juge positivement la personne de Luther, autant il critique sa théologie, en particulier son augustinisme. Le thème de l’opposition entre le nord et le sud comme une des clés d’explication de Luther apparaît dans le Précis de l’histoire moderne et revient dans les Mémoires de Luther. Selon Michelet, la Réformation devait venir du nord incarné par l’Allemagne à cause de la vieille antipathie des Germains contre l’Empire romain puis celle des Allemands contre Rome et la papauté. Dans la préface des Mémoires de Luther, Michelet qualifie encore Luther de « violent et terrible réformateur du nord23 », tout en lui attribuant toutes sortes de qualités.

Le thème de l’opposition entre le nord et le sud de l’Europe et sa portée pour comprendre Luther réapparaît avec force chez Taine, en particulier dans son Histoire de la littérature anglaise24. D’après lui, Luther, au cours de son séjour à Rome et plus tard encore, « regarde cette civilisation du Midi avec des yeux d’homme du Nord25 ». Il n’aurait guère apprécié cette culture portée sur la beauté et sur les sens. Dès lors, la Réformation qu’il met en œuvre aura des traits spécifiques conformes à l’esprit germanique, qui la distinguent de la Renaissance italienne tout en remplissant une fonction analogue au sein du peuple allemand.

Félix Kuhn (1824-1905)

Cet auteur a publié en trois volumes (1 400 pages) la biographie française26 de Luther la plus complète du xixe siècle. Par ses nombreux extraits de textes de Luther et par sa présentation très équilibrée du Réformateur, c’est une contribution de qualité à la connaissance de Luther, même si, faute d’avoir pu connaître les premiers commentaires de Luther, qu’on n’avait alors pas encore redécouverts, Kuhn n’a pas pu éclairer l’évolution religieuse de Luther jusqu’en 1517. Nous n’en retiendrons que ce qu’il dit du lien de Luther à l’Allemagne. À la différence de Michelet et de Taine, il n’évoque pas l’opposition des peuples germaniques contre le sud pour expliquer Luther. Mais il ne renonce pas pour autant à situer Luther dans son environnement ethnique. D’après lui, Luther aurait bénéficié des qualités des Germains déjà décrites par Taine. À travers l’action de Luther, ces qualités auraient contribué à revivifier le christianisme au xvie siècle. Kuhn souligne aussi comment Luther se sentait obligé d’être le porte-voix du peuple allemand pour exprimer ses doléances et pour protester contre l’asservissement de la nation allemande sous le joug italien.

Edmond Vermeil (1878-1964)

Si un certain nombre d’historiens cherchent à expliquer Luther par son appartenance à l’Allemagne, qu’en est-il de l’influence de Luther sur la culture et l’histoire de l’Allemagne moderne ? Cette démarche semble moins fréquente au xixe qu’au xxe siècle. Au xxe siècle, ce sont surtout les germanistes français qui s’intéressent à cette problématique. Limitons-nous aux thèses d’Edmond Vermeil. Dans plusieurs études publiées en 1918, en 1924 et en 194027, il affirme, comme l’avait déjà fait Louis Blanc, que Luther s’est contenté de libérer l’homme dans son intériorité, sans le conduire vers un individualisme critique au plan social et politique. Selon Vermeil, il y aurait là une différence notable avec le calvinisme. La concentration sur l’intériorité explique d’après lui que les fidèles et théologiens luthériens ne se soient pas opposés à l’asservissement de l’Église à l’État territorial. Vermeil pense que la tradition luthérienne conduit à valoriser un État fort et il établit une ligne qui va de Luther à Bismarck. Il estime aussi que Luther a introduit ou encouragé le divorce entre les règles de la morale individuelle et celles de la morale collective. Selon lui, l’action de l’État échapperait dans l’espace luthérien à l’Évangile en suivant ses lois propres.

En général, les conceptions de Vermeil ne sont plus toutes reprises aujourd’hui28. On relève en particulier combien Luther a critiqué l’action des princes et qu’il ne s’est pas limité à la foi personnelle dans ses prises de position. Il est vrai que le dualisme vilipendé par Vermeil et l’Eigengestzlichkeit de l’action des autorités civiles sont affirmés par des théologiens luthériens du xixe siècle.

Luther l’Allemand et la Première Guerre mondiale

Cette guerre relance la question du lien de Luther avec l’Allemagne. On sait combien les prédicateurs allemands29, mais aussi un certain nombre de théologiens et d’historiens allemands ont associé Luther à la guerre menée par l’Allemagne. Nous l’avons exposé dans une autre publication30. Cette démarche rejaillit sur le jugement porté sur Luther en France, en particulier chez un certain nombre d’auteurs et de prédicateurs catholiques31. L’Allemagne agressive et Luther sont identifiés. Ce dernier serait à l’origine du christianisme teutonique et n’aurait pas critiqué la guerre menée par les Allemands entre 1914 et 1918. La réaction des prédicateurs et des théologiens protestants a fait l’objet de plusieurs études32. Nous nous limiterons aux historiens et publicistes français d’obédience protestante.

Face à l’identification entre l’Allemagne et Luther, trois démarches apparaissent. La première, la plus convaincante et la plus durable, consiste à relativiser le lien de Luther avec l’Allemagne et surtout avec l’Allemagne nationaliste et agressive. Au xixe siècle déjà, Jean-Henri Merle d’Aubigné avait relevé, dans son Histoire de la Réformation du seizième siècle’33, que, tout Allemand qu’il ait été, Luther ne s’était pas seulement intéressé à l’Allemagne mais qu’il avait correspondu avec toute l’Europe34. Mais c’est au temps de la Première Guerre mondiale que l’effort est plus net pour dissocier Luther et l’Allemagne, plus précisément de l’Allemagne guerrière. Dans un livre paru en 191635, Jean Viénot souligne que Luther a libéré l’individu et valorisé les droits de la conscience, différence notable avec le nationalisme allemand, qui était collectiviste et totalitaire. Viénot relève que Luther a critiqué les princes. Selon lui, «c’est un père dont les principes ont été reniés en grande partie par ses enfants36 ». Notons encore la démarche de Gustave Jaulmes, qui, dans la Revue chrétienne de 1917, affirme que « dans l’histoire de l’Allemagne, c’est Luther qui a le plus énergiquement résisté aux autorités politiques de son pays37 ». Plus courageusement que Liebknecht l’a fait en 1914 devant Guillaume II, il se serait dressé comme Nathan le prophète devant David face à l’autorité pour protester contre sa politique.

Mais Luther était-il véritablement un Allemand et un Allemand typique ? Ici apparaît une seconde démarche, moins fréquente, certes, que la première, mais qui constitue une tentative pour le moins originale, à défaut d’être convaincante, de prendre la défense de Luther et avec lui de la Réformation face à tous ceux qui, notamment dans l’espace catholique, voulaient disqualifier Luther et le protestantisme en soulignant leur lien avec l’Allemagne. Dans un article publié en 1916 dans la Revue chrétienne38, Georges Pariset (1865-1927) défend la thèse que Luther était plutôt slave qu’allemand. L’auteur argumente d’abord à partir de la géographie. D’après lui, la Thuringe, territoire qui a vu naître Luther, constituait la pointe extrême du slavisme en Allemagne. Ce serait notamment perceptible dans le village de Möhra, dans lequel Luther était né. En second lieu, Pariset affirme que le nom même de Luther — Luder étant le nom primitif — devait être rapproché de lud en polonais, de ljud en vieux slave et de laudis en letton. Il serait donc d’origine slave.

En troisième lieu, Pariset reprend le témoignage du Suisse Kessler selon lequel les parents de Luther «n’étaient pas du type classique des Germains- Nordiques, lequel est de haute stature, avec les yeux bleus et les cheveux blonds. Le peu qu’on sait d’eux les apparente au type germain du sud ou mieux encore au type slave39 ». Enfin, Pariset propose une comparaison d’ordre psychologique en évoquant « les affinités les plus singulières entre l’âme de Luther et l’âme slave qui est, par certaines de ses manifestations populaires les plus caractéristiques, musicale et mystique, avec une aspiration constante à la sainteté et à la pureté40 ».

L’approche de Pariset ne s’est guère imposée, ni en France ni en Allemagne. Du côté allemand, elle a suscité les protestations indignées d’historiens et de publicistes qui n’étaient pas disposés à céder à un autre peuple les droits de propriété sur Luther41 ! Relevons pourtant que dans son célèbre roman Der Zauberberg (La Montagne magique), Thomas Mann a mis dans la bouche de Settembrini, l’un des personnages clés du roman, cette affirmation : « Regarde Luther, c’est l’Asie qui te regarde ! »

Une troisième démarche présente chez les historiens protestants français pour résoudre le problème posé par le lien entre Luther et l’Allemagne consiste à dissocier le protestantisme français de Luther, en affirmant que la Réformation en France ne remonterait pas à Luther, mais aurait des origines surtout françaises, avec notamment Lefèvre d’Étaples42, ou en niant tout lien entre Farel et Luther. Cette orientation, déjà présente chez Merle d’Aubigné en 1855, se retrouve encore chez Orentin Douen43, chez Frank Puaux44, chez Émile Doumergue45 et Nathanaël Weiss46. Lucien Febvre l’a écartée dans un article retentissant de 192947. Émile Léonard parle de la « Réformation en France » plutôt que de la « Réformation française48 ». Aujourd’hui, on ne considère plus Lefèvre d’Étaples comme protestant ; par ailleurs, on rapproche Calvin de Luther plutôt que de postuler une Réforme calviniste totalement distincte de celle de Luther.

La biographie de Luther publiée par Lucien Febvre en 1928, souvent rééditée49, critiquait elle aussi le lien établi entre Luther et l’Allemagne. Non pour nier son appartenance à ce pays50, mais pour insister sur les racines et les orientations proprement religieuses, c’est-à-dire universelles de la démarche de Luther. Selon Febvre, au couvent, il avait pensé non pas aux Allemands, mais aux chrétiens en général. Et son vis-à-vis principal était le Dieu de la révélation et non le peuple allemand. Certes, l’interprétation nationaliste de Luther se retrouve encore après la biographie de Febvre dans certains ouvrages aussi bien en France51 qu’en Allemagne52. Mais, dans l’ensemble, une telle démarche est aujourd’hui abandonnée.

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1. Gerhard Philipp WOLF, Das neue franzosische Lutherbild, Wiesbaden : Franz Steiner, 1974.

2. Nous évoquerons en particulier les points de vue de Louis Blanc et de Georges Pariset, qui ne sont pas mentionnés dans l’ouvrage de Wolf.

3. Joseph DE MAISTRE, Considérations sur la France, Bruxelles : Complexe, 2006, p. 47. Voir à ce sujet Pierre GLAUDES, « Protestantisme et souveraineté chez Joseph de Maistre », dans : Simone BERNARD-GRIFFITHS, Guy DEMERSON, Pierre GLAUDES (éd.), Images de la Réforme au xX siècle. Actes du colloque de Clermont-Ferrand (9-10 novembre 1990), Paris : Les Belles Lettres, 1992, p. 35-53.

4. Joseph de Maistre, Réflexions sur le protestantisme et la souveraineté : Œuvres inédites du comte Joseph de Maistre, Paris : Vaton frères, 1870, p. 548.

5. Histoire de la Révolution, Paris : Furne et Cie, Pagnerre, 1847-1862.

6. Ibid., t. I, 1, p. 34.

7. Ibid.

8. Ibid., p. 39.

9. Ibid., p. 51.

10. Edgar QUINET, Le christianisme et la révolution française, Paris : Cosmos, 1845, réédité en 1984. Voir à ce sujet Simone BERNARD-GRIFFITHS, « La Réforme dans l’historiographie d’Edgar Quinet », dans : Images de la Réforme au XIXe siècle (voir n. 3), p. 91-130.

11. Voir à ce sujet Henri DUBIEF, « Jean Jaurès et Martin Luther », BSHPF 129 (1983), p. 345-356 ; Frédéric HARTWEG, « Das Lutherbild bei Jean Jaurès », dans : Horst BARTHEL — Gerhard BRENDLE (dir.), Martin Luther. LeistungundErbe, Berlin : Akademie Verlag, 1986, p. 443-450.

12. Le titre de la thèse élaborée en latin : De primis socialismi germanici lineamentis apud Lutherum, Kant, Fichte, Hegel.

13. La traduction française a pour titre : Les origines du socialisme allemand. Elle a été publiée dans la Revue socialiste de juin-juillet-août 1892. Elle a été reprise dans les Œuvres de Jean JAURèS, publiées par M. Bonnafoux, t. III : Etudes socialistes I (1888-1897), Paris : Éd. Rides, 1932, rééd. en 1960. Nous citons d’après l’édition de 1932.

14. Études socialistes, p. 59.

15. Ibid.

16. Ibid., p. 60.

17. Ibid., p. 64.

18. L’ouvrage de Charles DE VILLERS couronné par l’Institut a été publié en 1804 (Paris : Henrichs et Metz, Collignon). Sur cet auteur voir en particulier E. ROEHRICH, « La Réformation jugée par les Français », Revue chrétienne 64 (1917), p. 515-522, et Gerhard Philipp WOLF, Das neuere jranzosische Lutherbild (voir n. 1), p. 305-308.

19. L’ouvrage, interdit en France sous Napoléon, a paru d’abord en traduction anglaise en 1813, puis en français en 1814, et a été plusieurs fois réédité. Nous citons d’après l’édition de 1958-1960, publiée par la comtesse Jean de Pange, Paris, Hachette.

20. De l’Allemagne, t. V, p. 29.

21. La première édition paraît en 1827 à Paris chez Louis Colas et L. Hachette. L’ouvrage est souvent réédité. Une 9e édition paraît en 1876 à Paris chez Calmann Lévy, l’édition de 1893 a reparu en 2013 dans les Œuvres complètes de Michelet.

22. L’ouvrage, publié une première fois en 1835, a été publié chez Hachette à Paris en 1837. Une réédition moderne a paru en 1974 aux éditions Mercure de France, avec une présentation de Claude Mettra (p. 11-32). Nous citons d’après cette dernière édition.

23. Mémoires de Luther, p. 35.

24. L’ouvrage a paru en quatre volumes à Paris : Hachette, 1863-1864.

25. Histoire de la littérature anglaise, t. II, ch. V, p. 195.

26. Luther, sa vie et son œuvre, Paris — Neuchâtel-Genève : Librairie Sandoz — Thuillier, 1883-1884.

27. Voir à ce sujet « Les aspects religieux de la guerre », Revue de métaphysique et de morale 25 (1918), n° 5-6, p. 893-921 ; « Réforme luthérienne et civilisation allemande », dans : Mélanges offerts à Charles Andler, Strasbourg : Istra, 1924, p. 389-415 ; L’Allemagne. Essai d’explication, Paris : Gallimard, 1940, rééd. 1945. Sur Vermeil, voir Jacques MEINE (dir.), Edmond Vermeil, le germaniste, Paris : L’Harmattan, 2012, et en particulier la contribution d’Evelyne BRANDTS, « Le luthéranisme, l’une des clés, selon Edmond Vermeil, de la compréhension de l’Allemagne », p. 67-76.

28. Voir en particulier Georges PONS, « L’interprétation de la Réforme luthérienne par Edmond Vermeil » , dans : Philippe JOUTARD (dir.), Historiographie de la Réforme, Paris-Neuchâtel — Montréal : Delachaux & Niestlé, 1977, p. 322-338 ; Christian AMALVI, « Joseph Rovan, disciple rebelle d’Edmond Vermeil », dans : Jacques MEINE, Edmond Vermeil le germaniste (voir n. 27), p. 216-221.

29. Wilhelm PRESSEL, Die Kriegspredigt 1914-1918 in der evangelischen Kirche Deutschlands, Gottingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1967, en particulier p. 83-96.

30. Marc LIENHARD, « Entre l’Allemagne et la France », dans : ID., L’Évangile et l’Église chez Luther, Paris : Cerf, 1989, p. 219-243, en particulier p. 225-228.

31. Marc LIENHARD, ibid., p. 228-230 ; Jean BAUBéROT, « La vision de la Réforme chez les publicistes antiprotestants (fin xiX—début XXe) », dans : Ph. JOUTARD (dir.), Historiographie de la Réforme (voir n. 28), p. 216-238.

32. Pour les prédications, on se reportera à Laurent GAMBAROTTO, Foi et Patrie. La prédication du protestantisme français pendant la Première Guerre mondiale, Genève : Labor et Fides, 1996 ; pour les théologiens, voir Charles E. BAILEY, « L’attitude des théologiens protestants français envers l’Allemagne durant la guerre de 1914-1918 », BSHPF 133 (1987), p. 181-203.

33. Cinq volumes, Paris - Genève : Firmin Didot — Kaufmann, 1842-1853.

34. Tome III, livre XII, p. 591.

35. John VIéNOT, Luther et l’Allemagne, Paris : Fischbacher, 1916. Une démarche analogue se trouve déjà chez le théologien Henri MONNIER qui, dans Le Dieu allemand et la Réforme, Paris : Fischbacher, 1915, s’efforça de montrer que Luther n’était pas le héraut du Dieu guerrier du germanisme. Son Dieu était plutôt celui de la grâce et du pardon.

36. Luther et l’Allemagne, p. 37.

37. Revue chrétienne 64 (1917), p. 507ss.

38. Revue chrétienne 63 (1916), p. 273-277.

39. Ibid., p. 276.

40. Ibid.

41. Des réactions allemandes indignées se trouvent dans la Allgemeine lutherische Kirchenzeitung, 1916, p. 744ss et chez Hans PREUSS, Martin Luther der Deutsche, Gütersloh : Bertelsmann, 1934, p. 19-21.

42. Voir à ce sujet Daniel ROBERT, « Note sur les historiens de la Réforme française : Du doyen Doumergue à M. Stauffer », Revue dHistoire et de Philosophie religieuses 54 (1974), p. 129-133 ; ID., « Patriotisme et usage de la Réforme chez les historiens français après 1870 », dans : Ph. JOUTARD (dir.), Historiographie de la Réforme (voir n. 28), p. 205-215.

43. « La Réforme française a-t-elle été la fille de la Réforme allemande ? », BSHPF41 (1892), p. 57-92 et 122-130.

44. « L’esprit de la Réforme », tiré à part de la Revue chrétienne 48 (Paris, 1901).

45. Jean Calvin, t. I, Lausanne : Georges Bridel, 1899, p. 78.

46. « La Réforme du xvie siècle, son caractère, ses origines et ses premières manifestations jusqu’en 1523 », BSHPF 66 (1917), p. 178-232.

47. « Une question mal posée : Les origines de la Réforme française », Revue historique 161 (1929), p. 1-73, rééd. in : Lucien FEBVRE, Au cœur religieux du XV siècle, Paris : SEVPEN, 1957, p. 3-70.

48. « Les origines de la Réforme en France », dans : Calvin et la Réforme en France, numéro spécial de la Revue de Théologie et d’Action Evangélique, 1943, p. 291-309, rééd. Aix-en-Provence : Dragon, 1959, p. 23-41.

49. Un destin : Martin Luther, Paris : PUF, 1928. Voir à ce sujet Marc LIENHARD, « Présence d’un maître livre de l’historiographie française : Un Destin : Martin Luther, de Lucien Febvre », Revue dHistoire et de Philosophie religieuses 77 (1997), p. 407-429.

50. Même Lucien FEBVRE, qui s’est élevé contre l’interprétation ethnique de la personne et de l’action de Luther, peut écrire dans sa biographie : « Luther ne serait pas “l’homme allemand” qu’il est, s’il ne trouvait, encore au fond de lui, un goût un peu maladif de dévoiler des tares cachées, le besoin à moitié sensuel, à moitié sincère, de les exhiber nues au grand jour, et, pour tout dire, un souci obsédant d’aller chercher, au fond d’un amas de souillures étalées et remuées sans pudeur, une virginité neuve et le sentiment libérateur d’une totale justification. » (Un destin : Martin Luther, 19684, p. 128). Sont-ce bien là des traits qu’on trouve seulement chez les Allemands ?

51. Par exemple dans le Luther de Frantz FUNCK-BRENTANO, Paris : éditions Grasset, 1934. L’auteur voit en Luther le Saxon hostile à Rome, qui voulait avant tout réaliser une Église allemande (p. 269). Hitler aurait, comme Luther, appelé les Allemands à prendre conscience de leurs origines germaniques. Dans ses Vues sur l’Europe de 1939 (Paris : Grasset), André SUARÈS pousse encore plus loin l’amalgame entre Hitler et Luther.

52. Entre 1927 et 1940, plusieurs auteurs allemands ont établi un lien entre Luther et le germanisme : voir Marc LIENHARD, l’Evangile et SsÉglise chez Luther (voir n. 30), p. 233-236. Typique est l’ouvrage de Hans PREUSS, Luther der Deutsche (voir n. 41).