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Frank LESTRINGANT, Jean de Léry, ou l’invention du sauvage. Essai sur l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil [Nouvelle édition], Paris : Classiques Garnier, 2016, 333 p.

La carrière de Jean de Léry, cordonnier bourguignon devenu, après le détour du Brésil et bien des aventures, « prédicant » austère et calviniste intransigeant, est bien connue aujourd’hui. Il est surtout l’auteur de deux ouvrages, l’Histoire mémorable de la ville de Sancerre, publiée à l’issue du siège tragique déclenchée à la suite de la Saint-Barthélemy et qui s’achève par un épisode de cannibalisme, et l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil, qui est son chef-d’œuvre, et qui connaît cinq éditions successives et constamment augmentées sur une quarantaine d’années (1578-1613).

Léry condamne, fulmine et déclare inexcusables les Indiens sans écriture aussi bien que ses coreligionnaires oublieux de l’Alliance. Mais l’instant d’après, il regarde, écoute et décrit passionnément. Il est fasciné par la beauté native des Indiennes ou par la mélopée des danseurs chantant la naissance du monde. Il se souvient du temps trop court où l’Histoire paraissait suspendue dans sa course à l’abîme. L’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil est le récit d’un témoin dédoublé, témoin intransigeant de la Parole d’une part, et en même temps, et contradictoirement, témoin amoureux d’un monde auquel il n’était pas préparé et au milieu duquel, l’espace d’un an, il s’est trouvé de plain-pied. La réussite du livre tient à la tension entre ces deux points de vue. Jamais l’imprécateur et prophète ne l’emporte sur l’observateur, et l’ire de l’homme de Dieu passée, c’est le retour à la sérénité de la description curieuse et complice.

D’abord publié en 1999, réédité sous une forme augmentée en 2005, cet essai est aujourd’hui complété par l’ajout de deux chapitres, l’un sur « l’histoire morale du Brésil d’après les chapitres xiv à xvi de l’Histoire d’un voyage », l’autre sur « Léry l’Africain ou Jean Léon au Brésil ». Le premier est l’étude littéraire du triptyque anthropologique et belliciste des Tupinamba du Brésil. Commençant par évoquer la société des Indiens, il est tout de suite question de leurs guerres, que Léry admire, tout en les déplorant, conclues par la capture de prisonniers, sacrifiés ensuite à la mémoire des défunts et aussitôt dévorés en de fabuleuses repaissailles. Le second chapitre concerne les « allongeails » de la quatrième édition, celle de 1599, qui ajoute au Brésil le témoignage de Jean Léon 1’Africain sur l’Afrique du Nord.

Quels rapports entre le Brésil et le Maghreb ? demandera-t-on. — Multiples, innombrables sur le plan anthropologique, répond Léry. L’humanité est profondément une et infiniment diversifiée dans ses usages, ses manières de faire et de dire, et ses croyances. Preuve en est le parallèle convergent des analyses et des faits rapportés, de l’Atlas à la forêt amazonienne. En conclusion, l’humanité est décidément une et indivisible, conformément à l’enseignement des Écritures. Intransigeant, Léry rappelle la vérité reçue, à une époque où Giordano Bruno, par exemple, envisage avec jubilation la probabilité d’autres mondes possibles.

Le récit de voyage rejoint en définitive la cosmographie ou description de la totalité du monde. Léry avait pourtant commencé par s’en prendre à André Thevet, qui se proclamait « premier cosmographe » des rois de France et prétendait avoir tout vu et donc pouvoir tout décrire. Comme Montaigne peu après lui, Léry proclamait les mérites de la topographie, ou vue rapprochée sur les choses, la seule pertinente à ses yeux. Vingt ans plus tard, voilà que son horizon et ses connaissances s’élargissent à la totalité. L’ouverture sur les autres régions du monde, dont le Maghreb de Jean Léon l’Africain et la Virginie de Sir Walter Raleigh, permet à l’Histoire singulière, au sens de témoignage, de s’élargir à l’ensemble des terres connues et à découvrir. Léry n’est plus, à ce moment, le spectateur nostalgique et fasciné d’un Éden perdu, mais le témoin jubilatoire d’un monde, sinon en expansion, du moins en cours de découverte et d’exploration. L’échec de la France Antarctique du Brésil est compensé par les avancées de l’Angleterre et bientôt de la Hollande en Amérique du Nord. Le protestant Léry ne peut être indifférent à cette revanche prévisible de l’histoire.

Jean de Léry ou l’invention du sauvage comporte quatre volets : « l’Invention du récit de voyage », traitant de la genèse du livre et d’un genre ; « l’Invention du sauvage », au carrefour de la théologie et de l’ethnographie ; « Résonances », replaçant l’œuvre dans la littérature de la Renaissance, et plus largement dans la littérature universelle, entre les Psaumes traduits par Marot et Théodore de Bèze, et l’œuvre, tout à la fois appréciée et exécrée, de François Rabelais, citée à plusieurs reprises par Léry ; « Léry après Léry », qui évoque l’actualité de ce texte fondateur, à travers les commentaires de Claude Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques, et de Michel de Certeau, dans L’Écriture de l’histoire.

S’ajoutent à cette troisième édition une biographie retouchée de Léry, enrichie de plusieurs pièces d’archives inédites. On y voit Léry devenu non seulement prosateur de talent, mais poète à ses heures, composant pour son coreligionnaire Benoît Alizet, perclus de rhumatismes et de douleurs, des sonnets consolateurs. Tout se termine, en ferme espérance, par « la glorification des enfants de Dieu ».

Frank LESTRINGANT