Mickaël AUGERON, Didier POTON et Bertrand VAN RUYMBEKE (dir.), Les Huguenots et l’Atlantique. Fidélités, racines et mémoires, préface de Jean-Pierre Poussou, Paris : Les Indes savantes, 2012, 516 p.
Comme le t. I dont nous avons rendu compte ici, ce second volume est riche d’une belle iconographie, tableaux, cartes anciennes aux dessins poétiques, photos de maisons, de temples, de monuments commémoratifs, etc. Il comprend aussi de nombreuses biographies qui, imprimées sur fond bleu, s’intercalent dans le texte et le complètent. Soixante-neuf auteurs, universitaires, archivistes, de sept pays différents, ont contribué à cet ouvrage et il est donc impossible de les citer. Les débuts de la période traitée vont du milieu du xvie siècle ou de la Révocation selon les lieux, aux années 1940 ou à aujourd’hui, selon le sujet envisagé. Quant à l’aire géographique, disons que de part et d’autre de l’Atlantique, elle va de Stockholm au Cap, du Québec au Brésil.
Si le t. I avait un axe fondamental, la dispersion des huguenots autour de l’Atlantique, le t. II développe essentiellement trois points de vue : le Refuge en l’espace atlantique ; le protestantisme dans les pays de départ ; la mémoire aujourd’hui de cette migration.
Parmi les pays cités, les treize colonies puis les États-Unis sont de loin les plus étudiés, plus de quinze chapitres — qui n’évitent pas parfois les redites —, alors qu’ils n’ont reçu (jusqu’au milieu du xviiie siècle,) que 3 500 à 4 000 réfugiés. L’Irlande a aussi droit à un chapitre, mais il n’y a pas de texte sur la Grande-Bretagne qui en aurait accueilli 60 000, ni sur Londres et ses soixante lieux de culte français, pas plus dans le t. I que dans celui-ci. Serait-ce parce que très vite les huguenots se sont fondus dans la population ? Mais dans les treize colonies aussi... Effectivement, la Nouvelle-Angleterre et la Caroline du Sud ont été les premiers lieux d’accueil, avec New York (environ 800 émigrés). Cette migration est individuelle ou familiale ; il s’agit le plus souvent de jeunes célibataires qui n’ont pas craint les dangers de la traversée et de la vie coloniale. La plupart viennent de la façade ouest de la France. Au nord, ils vont travailler dans le commerce, l’artisanat et les constructions navales. À Boston, c’est dès le milieu du xviie que des huguenots s’installent. En 1682, une journée de jeûne public et de prière est proclamée pour soutenir les réformés français ; les collectes sont destinées aux nouveaux arrivés. Au sud, en Caroline (Charleston), ils participent à l’économie de plantation, et ont quelquefois des esclaves. Certains comme les Jay réaliseront une belle ascension sociale et politique. L’éparpillement géographique des huguenots va accélérer leur assimilation qui se fait par mariage et par adoption du culte dominant localement, l’Église établie ou une autre, puisque l’Église d’Angleterre laisse aux colonies la liberté religieuse. De plus, au XVIIIe siècle, il est très difficile de recruter un pasteur réformé. Aussi, dès la deuxième génération, l’identité huguenote semble entièrement dissoute. On le constate également à New York. Les premiers arrivés sont des Wallons et des Hollandais, puis s’installent les huguenots qui se répartissent dans les quatre implantations qui, plus tard, formeront New York : Manhattan, New Rochelle, Staten Island et, plus loin au nord-ouest, New Platz (car certains huguenots étaient d’abord passés par le Palatinat). C’est d’ailleurs à Manhattan qu’est toujours l’Église française du Saint Esprit, dans la Soixantième rue, et qui, depuis ces premiers temps, a été reconstruite sept fois. Un de ses premiers pasteurs (Peiret, 1688-1704) venait d’Osse-en-Aspe avec son ami charpentier, Jean Latourette, qui a dû déjà agrandir le temple trop petit. Ces quatre établissements qui allaient former New York ont évolué différemment d’un point de vue religieux.
En Irlande, les Français (8 à 10 000) sont une minorité dans une minorité, celle des protestants en terre catholique. Néanmoins, en 1715, il y a quatre Églises françaises à Dublin. Le Refuge en Europe du Nord n’est vu que par les parcours de quatre grands négociants entre Hambourg et Stockholm. On peut se demander pourquoi le Danemark, dans ce tableau, est oublié. Il a reçu environ 5 000 réfugiés ; il est le premier pays luthérien qui ait accepté le culte réformé (1689, soit soixante ans avant la Suède) ; l’aumônier de la reine, Jean de la Placette venait du Béarn ; une ville Federicia a été destinée aux réfugiés, avec son propre temple ; enfin le Danemark tenait une place importante dans le commerce nord-européen, s’étendant du Cap Nord à Altona, et dans le commerce triangulaire atlantique par ses possessions en Gold Coast et dans les îles à sucre. Un négociant comme Frédéric de Coninck, petit-fils de Rapin de Thoyras, conseiller d’État, ancien influent dans l’Église réformée de Copenhague, est aussi le premier armateur du pays1. Il n’est pas cité. Le Danemark est pourtant un exemple intéressant du Refuge.
L’installation des huguenots, entre 50 et 60 000 dans les Provinces Unies, n’est vue que dans le cadre de leurs colonies américaines, le Surinam, les îles à sucre, et des comptoirs au Brésil. Des huguenots (on ignore combien), n’ayant pas trouvé leur place aux Pays-Bas, s’y sont installés, marchands, planteurs, médecins, et, à Paramaribo, ils ont conservé leur propre Église jusqu’en 1783. Mais les documents manquent pour pouvoir estimer la place que ces réfugiés français ont tenue dans l’essor commercial de ces possessions. C’est aussi une émigration en deuxième tentative qui se fait en Afrique du Sud. Mais ici, les documents sont nombreux et même si ces huguenots n’ont été qu’environ 300, dans l’onomastique, la toponymie, ils ont laissé une trace importante. Ceux qui ont été envoyés n’étaient pas des indigents, ils avaient été choisis : des vignerons, des distillateurs ; un pasteur français, Pierre Simond, les accompagnait. Le premier bateau est arrivé au Cap à la fin de 1687, et d’autres ont suivi. En 1702, on compte environ 229 huguenots. Ils ont été aidés dans leur installation ; on leur a fourni outils, bétail, argent, mais ils devaient rendre la terre cultivable. Certains y réussirent ; d’autres au bout de cinq ans retournèrent dans les Provinces Unies.
Et de ce côté-ci de l’Atlantique, que sont devenus les rivages et les terres protestantes d’où étaient partis tant d’émigrés ? Depuis l’édit dit « de tolérance » et surtout les Articles organiques, on a assisté à la lente réintégration des protestants dans la communauté nationale. Ainsi ouvre-t-on à Bordeaux, pour eux, en 1827, un cimetière et y construit-on, en 1835, le grand temple des Chartons. Leurs œuvres se multiplient. Dans le domaine économique, ce n’est pas un retour que l’on constate, car les protestants ont été toujours présents, même avant 1787, mais une diversification de leurs activités. Il ne s’agit plus seulement du grand négoce et du vignoble, mais d’investissements dans les banques, l’immobilier, l’équipement public, et, à partir de là, dans la vie politique : entre Sèvre et Gironde, les protestants sont surreprésentés dans les municipalités et la députation. Il en est de même au Havre qui reste le grand port d’importation du coton, à 80 % américain, fournissant l’Alsace, la Suisse et les indiennages protestants haut-normands. Des maisons de commerce se spécialisent et entretiennent des relations étroites avec la Haute-Banque, essentiellement protestante, pour faciliter les paiements aux États-Unis. On assiste à un renouvellement des élites havraises par l’arrivée de nouveaux entrepreneurs protestants comme Delaroche, de Coninck, Monod frères, etc. À la fin du siècle, sur 300 négociants et industriels, il y a 117 protestants, dont 83 nés à l’étranger. On voit de même s’installer une colonie étrangère protestante (hollandaise, prussienne, anglaise) à Nantes et Lorient, à laquelle on peut ajouter la villégiature balnéaire des Anglais pour qui l’on construit des chapelles. Les réformés fournissent maires et députés, même dans les régions où ils sont minoritaires. À Nantes, un maire sur deux est protestant. Au Havre, c’est bien sûr Jules Siegfried et sa politique municipale si dynamique, que l’on peut évoquer ; à La Rochelle, c’est la famille Delmas : la compagnie de navigation Delmas Frères, puis Delmas-Vieljeux à partir de 1919, prend un essor considérable, essor un temps brisé par la guerre. La Compagnie perd les 2/3 de ses navires, le maire de La Rochelle (1930-1940), Léonce Vieljeux est déporté et fusillé pour fait de résistance, comme son petit fils le pasteur Yann Roullet, et plusieurs cadres de l’entreprise. Les nouvelles conditions de la mondialisation ont amené cet armement familial centenaire à passer aujourd’hui sous un autre pavillon.
Mais le protestantisme ne se limite pas à la côte. L’influence du Réveil amène une nouvelle évangélisation, notamment de la part des méthodistes. De nouveaux lieux de culte s’ouvrent dans les campagnes, alors que dans les villes portuaires, comme Saint-Nazaire, c’est la Mission populaire évangélique qui s’installe. On remarque que depuis la fin du XVIIIe siècle, on est en présence d’un nouveau protestantisme, non plus sur la défensive mais reprenant sa marche en avant par l’évangélisation. Le Réveil est aussi un réveil de la conscience missionnaire et l’Afrique devient un champ d’expérimentation. Le protestantisme français a créé lui-même trois Églises : Sénégal, Lesotho, Haut-Zambèze. Il a aussi pris la relève de plusieurs missions étrangères fondées dans des territoires passés sous domination française. Beaucoup de ces missionnaires ont lutté contre l’esclavage et la traite. D’autres se sont occupés de campagnes d’alphabétisation. On a là une autre forme de diaspora huguenote. Sinon, chez ceux qui traversent l’Atlantique au XIXe siècle (comme dans l’émigration basco-béarnaise vers l’Amérique du sud), les raisons en sont essentiellement économiques et non religieuses, même si parmi eux on trouve quelques protestants.
La mémoire de ces migrations transatlantiques a beaucoup évolué en fonction du contexte local et du regard que les populations portent à leur propre histoire. Les deux exemples les plus significatifs et les plus développés dans ce livre sont celui des États-Unis et celui de l’Afrique du Sud. Aux États-Unis, on a d’abord célébré le melting pot, l’assimilation rapide des huguenots, pionniers qui ont contribué, comme les Pilgrins Fathers à la création d’une nation d’exception. Puis, on a considéré que leur migration n’était pas différente de celles que le pays connaissait ; ils étaient répertoriés French, sans le côté épique de leur histoire. Mais, au moment du centenaire de la nation (1876), une certaine fièvre nationaliste a saisi le pays, des Sociétés historiques, généalogiques, ont été créées et le Refuge des huguenots a commencé à être étudié comme une migration transatlantique à part entière, de plus en plus mise en valeur. Cela a conduit à préserver le patrimoine huguenot, dans ses constructions et ses archives, à publier des papiers familiaux. Une des composantes du discours mémoriel ethnocentrique perdure aujourd’hui : les protestants sont les meilleurs des Français — un peuple élu en quelque sorte — ; ils ont transmis à leurs descendants leurs vertus, leur foi calviniste et ses attributs, l’amour du travail et de la tolérance, le sens du progrès et des affaires. On retrouve le même discours en Angleterre. Il s’agit donc là d’une sorte d’aristocratie. Il est très chic et recherché d’avoir des ancêtres huguenots. On assiste à un mouvement inverse de celui du XVIIIe siècle quand les huguenots anglicisaient leur nom, quand de La Noye devenait Delano ; aujourd’hui, certaines familles francisent leur nom de famille, quand d’autres s’inventent de belles généalogies ! Sans compter les mythes, tel celui de Davy Crockett, que certains ont fait naître à Montauban...
En Afrique du Sud, on estime à environ 300 le nombre de huguenots installés. Malgré ce si faible nombre, ils eurent une influence considérable qui, même si elle a été instrumentalisée au XXe siècle, est indéniable. Si, à cause de ce faible nombre de Français, la langue disparut très vite, les noms de personnes et de lieux ont subsisté. De plus, c’est au pasteur Paul Roux que l’Afrique du Sud doit le premier catéchisme utilisé, et au pasteur Pierre Simond la première œuvre littéraire et théologique, Veillées africaines, une version rimée des Psaumes (1699). Certes, l’histoire huguenote a servi, un certain temps, à structurer le nationalisme afrikander et à justifier la politique de l’apartheid. À partir des années 1930, on assiste à une politique d’huguenotisation qui se manifeste par des célébrations officielles, l’érection d’un grand monument (1948), la création d’une Société huguenote (1953), d’un musée (1967), le haut-lieu de commémoration étant Franschhoek. Aujourd’hui, le fait huguenot tend à se diluer dans le fait français pour élargir le tourisme. Les auberges portent des noms français, tout comme un grand nombre de propriétés viticoles ; on insiste sur les cépages français, la culture de la vigne ayant été introduite par les huguenots. Mais aussi on célèbre le Bastille Day avec drapeaux tricolores. Là comme dans d’autres pays, le marketing n’est pas loin...
Dans un grand nombre de pays existent des Sociétés huguenotes, la plus ancienne étant celle de Grande-Bretagne (1855). On en trouve dans plusieurs pays européens du Refuge et dans les dominions anglais. La National Huguenot Society of America a des ramifications dans plusieurs États. Ces sociétés ont le mérite d’entretenir, de mettre en valeur le patrimoine, mais elles sont accusées d’être fermées et réservées à une élite cultivée. À leur côté, sont apparues d’autres associations d’essence familiale surtout, à partir d’un ancêtre commun. Le web leur permet d’élargir leur rayon d’action. En France, c’est le Comité des amitiés françaises à l’étranger, devenu « Amitiés huguenotes internationales », qui fait le lien. Depuis 1967, il a organisé dix-sept réunions internationales de descendants de huguenots qui visitent différentes régions de France. Son Bulletin donne des nouvelles de ces Sociétés et des expositions qui sont présentées dans les musées du protestantisme à travers le monde. Ce désir de retrouver ses racines françaises s’est manifesté dès le XIXe siècle. Et la région la plus représentative n’est-elle pas les Cévennes, dont l’histoire, les paysages, attirent depuis des décennies des protestants européens ? Les premiers avaient lu des récits de voyageurs écossais, parmi lesquels Stevenson (et son âne) est le plus connu. Depuis, c’est le désir de visiter la région et le Musée du Désert, de partager une mémoire commune, de retrouver d’hypothétiques — ou de bien authentiques — « cousins » qui amène chaque année un tourisme de mémoire et rend internationale la réunion du premier dimanche de septembre. C’est ce qu’avec humour Patrick Cabanel appelle un « sionisme cévenol ».
Cette mémoire du Refuge est fédératrice à l’échelle internationale. Elle correspond à un désir de retrouver ses racines, de tisser des liens humains, familiaux peut-être, dans un temps de mondialisation. Porter une croix huguenote devient alors un manifeste identitaire.
Gabrielle CADIER-REY
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1. Dans le t. II, il y a, dans l’index, trois références à Frédéric de Coninck, mais il s’agit de son fils, installé au Havre, après la faillite de la maison de Coninck au Danemark (1821).