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Wenjing WANG, Les Albigeois comme ancêtres des protestants ? La généalogie imaginaire des protestants français du XVIe siècle au XVIIIe siècle, thèse de doctorat en histoire religieuse, politique et culturelle, soutenue à l’Université Jean Moulin Lyon 3 le 11 mai 2016.

Jury : Céline Borello, maîtresse de conférences HDR en histoire moderne à l’université de Haute Alsace (rapporteur) ; Hubert Bost, directeur d’études à l’École Pratique des hautes Etudes (président); Serge Brunet, professeur d’histoire moderne à l’université Paul Valéry, Montpellier 3, membre de l’Institut Universitaire de France ; Philippe Chareyre, professeur d’histoire moderne à l’université de Pau et des Pays de l’Adour (rapporteur) ; Yves Krumenacker, professeur d’histoire moderne à l’université Jean Moulin Lyon 3 (directeur de thèse).

Dans cette thèse, Wenjing Wang analyse les origines, la constitution, les enjeux, puis le déclin de ce que l’on considère aujourd’hui comme un mythe historique : la filiation entre les albigeois, hérétiques pourchassés au Moyen Âge, et les protestants français de l’époque moderne. Présentant son travail devant le jury, elle a avoué que ce sujet lui avait initialement paru léger et peu digne d’intérêt scientifique. Puis elle a entrevu sa richesse, la variété des thèmes qu’il permettait d’aborder et la profondeur de son sens intellectuel et historiographique. Née dans un contexte de controverse religieuse au xvie siècle, l’idée de filiation entre protestants et albigeois a émergé chez des écrivains catholiques, avant d’être reprise par les écrivains protestants pour devenir un élément structurant d’une conception alternative de l’histoire de l’Église, alimentée par les lettrés et pasteurs réformés. Mme Wang analyse le rôle de l’histoire dans le développement et l’argumentaire de la controverse religieuse et dans la construction identitaire des protestants français. Les trois parties de sa thèse permettent d’envisager l’émergence et la diffusion de ce thème de la filiation au xvie siècle, puis d’analyser les ressorts et enjeux de la constitution de ce discours historique dans le contexte politique, religieux et intellectuel des xvie et xviie siècles, avant d’en constater le recul à partir du XVIIIe siècle, et la critique mais aussi les réémergences jusque dans certains travaux des XIXe et XXe siècles. Le corpus qu’elle élabore rassemble de nombreuses sources imprimées traitant de ce thème : des histoires et des traités politiques, polémiques et apologétiques pour la plupart, produits par des magistrats, des théologiens et des prêtres ou pasteurs, parmi lesquels il faut citer l’Histoire des variations des Églises protestantes de Bossuet, parue en 1688. Dans cet ouvrage, l’évêque de Meaux soutient la fausseté de cette filiation, suscitant des répliques de la part de lettrés protestants tels que Bayle et Basnage de Beauval. Au-delà de l’analyse précise de la formation et de la diffusion d’une idée érigée en savoir, le travail de W. Wang contribue à une compréhension plus claire et approfondie des idées nées de la Réforme et propose une réflexion sur la production et l’écriture de l’histoire, en lien avec son contexte politique, religieux et culturel.

Le professeur Yves Krumenacker, directeur de thèse, évoque la rencontre culturelle entre deux traditions historiques qu’a constitué ce travail de recherche. En effet, les historiographies chinoise et française diffèrent sous certains aspects, comme dans la place accordée à la réflexion théorique sur l’histoire au sein du travail de recherche. Il a donc fallu commencer par se comprendre. À la suite de son intervention le président du jury lit le rapport de Mme Céline Borello qui ne pouvait être présente à la soutenance ; puis les professeurs Philippe Chareyre et Serge Brunet interviennent, et enfin le président du jury, le professeur Hubert Bost.

L’ensemble des membres du jury salue le sérieux du travail de W. Wang et souligne son intérêt pour l’histoire du protestantisme français. P. Chareyre met notamment l’accent sur la nouveauté que constituent l’élaboration de ce corpus de documents et son traitement, dans la mesure où le travail ne porte pas sur l’histoire de la filiation à proprement parler, mais sur sa mise en écriture en France et en Europe. S. Brunet fait observer que, si la filiation entre les protestants français et les albigeois est souvent évoquée, ce sujet est rarement traité, qui plus est sur le temps long. Il présente l’« extériorité » de Wenjing Wang, liée à sa nationalité chinoise, comme un atout lui permettant d’échapper aux engagements personnels et confessionnels, et d’avoir un regard distancié.

Pour C. Borello, ce travail relève de l’histoire des idées, mais il peut également s’inscrire dans l’histoire des savoirs, puisque, comme Y. Krumenacker l’a remarqué, une recherche savante a été menée pour mettre au jour des liens très matériels entre albigéisme et Réforme dès les xvie et xviie siècles. Il s’agit certes d’un savoir considéré aujourd’hui comme « faux », mais il fut porteur de sens à l’époque moderne et au-delà. Plusieurs membres du jury mettent l’accent sur la qualité et le sérieux du travail de recherche bibliographique. Pour Y. Krumenacker, ce corpus tend vers l’exhaustivité, incluant les principaux ouvrages qui ont apporté des éléments nouveaux ou différents sur la question de la filiation. P. Chareyre souligne le caractère méconnu d’une partie des sources imprimées mobilisées et relève les apports inédits fournis par ce corpus dans l’étude de la controverse religieuse des xvie et xviie siècles ainsi que l’écriture polémique de l’histoire qui en découle. Comme l’indique Y. Krumenacker, la mise en place chronologique est claire. Les premières évocations des albigeois se trouvent dans un corpus catholique, au début du xvie siècle, et dans une certaine littérature régionale, des histoires urbaines ou régionales sur Toulouse et sa région. Dans les années 1559-1562, les premiers théologiens catholiques établissent le parallèle entre albigeois et protestants, à Toulouse mais également dans les milieux parisiens. Dès 1562, le sujet peut être attesté dans des écrits protestants, mais 1572 marque un tournant avec une reprise systématique de cette idée et la décision du synode national de Nîmes de faire traduire une ancienne histoire des albigeois. Cette appropriation conduit, au xviie siècle, au développement de l’idée de la permanence de l’Église invisible, dépositaire de la vérité, selon une chaîne unissant entre eux tous les opposants à l’Église romaine. Commence alors à se constituer une histoire alternative de l’Église. Le XVIIIe marque un certain recul de ces questions de lignage, même si la généalogie albigeois-protestants persiste pour émerger à nouveau au XIXe siècle.

Les enjeux de cette filiation, analysés dans la deuxième partie du travail, constituent le cœur de la thèse. Pour les catholiques qui établissent les premiers cette filiation, il s’agit de disqualifier les protestants en les inscrivant dans une lignée hérétique que l’Église se doit de combattre. Pour les protestants qui luttent contre l’Église romaine qu’ils accusaient d’être hérétique, il s’agit de s’inscrire dans une tradition d’adversaires du papisme tenants de la vérité et de dénoncer les persécutions orchestrées par Rome et ses procédés inquisitoriaux. Avec le retournement de l’accusation d’hérésie contre l’Église romaine, les protestants peuvent développer une nouvelle histoire ecclésiastique, centrée sur la solidarité entre persécutés. La longue postérité de cette généalogie, que l’on rencontre sur plusieurs siècles, s’explique, selon S. Brunet, par le fait que cette filiation convient aux deux camps antagonistes, soit pour diaboliser l’ennemi, soit pour s’inscrire dans une tradition de défenseurs de la vérité.

Pour P. Chareyre, ce travail offre une approche originale de la question de la filiation albigeois-protestants en se centrant sur la dimension historiographique de la question. H. Bost salue le courage et le mérite de s’être emparé de cette question, qui représente, aux yeux d’Y. Krumenacker, une importante contribution à l’étude de la genèse d’un mythe historique et des réflexions pertinentes sur les motivations du travail historique.

Des discussions ont néanmoins eu lieu sur différents points de la thèse. Plusieurs membres du jury insistent sur la nécessité d’approfondir le contexte de certaines œuvres présentées. S. Brunet souligne l’importance du contexte toulousain dans l’émergence de la filiation au début du xvie siècle. Dès la conjuration d’Amboise de 1560, les tensions ont été exacerbées entre les catholiques et les protestants de la région, et les premiers affrontements ont éclaté. Le thème de la croisade est alors très répandu chez les catholiques toulousains, et l’esprit de croisade connaît une forte revivification lors de la deuxième guerre de religion, contribuant à donner du sens à l’assimilation protestants-albigeois. C’est le traumatisme du massacre de la Saint-Barthélemy qui renforce, chez les protestants, l’assimilation avec les albigeois, tandis qu’après cette date, l’esprit de croisade s’estompe progressivement. Pour P. Chareyre, il importe d’insister sur les différents termes utilisés par les auteurs, vaudois, albigeois et cathares, de les contextualiser et d’en expliciter les enjeux ; en effet, le thème de la filiation constitue un « dialogue de sourds » puisque, lorsque les protestants mentionnent les vaudois (qui se sont ralliés à leur cause), les catholiques entendent « albigeois », les hérétiques combattus au Moyen Age. H. Bost souligne à ce propos le statut de « chaînon manquant » que représentent les vaudois entre les protestants et les albigeois, et regrette qu’ils ne soient pas mentionnés dans le titre général. Pour S. Brunet, les vaudois, qui se sont réunis aux calvinistes au synode de Chanforan, représentent un enjeu pour les calvinistes, et particulièrement pour les calvinistes de Genève qui cherchent à faire entrer les vallées alpines dans le système consistorial. L’insistance sur la continuité entre valdéisme et calvinisme pourrait donc aussi s’expliquer par des enjeux locaux entre le Dauphiné, les vallées vaudoises et Genève.

H. Bost évoque le contexte général du Refuge huguenot au xviie siècle, au sein duquel s’est développée une réflexion sur la définition d’une hérésie. À ce titre, il propose des pistes pour élargir le corpus à la presse périodique, et notamment aux Nouvelles de la République des Lettres de Pierre Bayle, aux correspondances, aux dictionnaires des hérésies. Il aurait aimé que soit mentionné un ouvrage de Michel Achard Rousseau de La Valette, Parallele de l’hérésie des albigeois et de celle du calvinisme, dans lequel on fait voir que Louis le Grand n’a rien fait qui n’eût été pratiqué par S. Louis, avec la dernière révolution des calvinistes en Vivarais, paru à Paris en 1686. Dans ce contexte, au lendemain de la révocation de l’Édit de Nantes, il apparaît particulièrement intéressant. D’autres propositions sont faites pour enrichir le corpus et ouvrir de nouvelles pistes de recherche. Y. Krumenacker considère que l’intégration de productions étrangères, mais aussi l’utilisation d’autres sources comme les sermons ou des ouvrages d’édification, constituerait une piste permettant d’étudier la diffusion de cette idée de filiation devenue un lieu commun au XVIIe siècle. C. Borello mentionne les sources sur lesquelles s’appuient les défenseurs de cette filiation comme dignes d’être étudiées, qu’il s’agisse de manuscrits médiévaux ou de traditions conservées, et l’intérêt qu’il y aurait à poursuivre cette enquête jusqu’aux avocats de cette filiation des xIxe et xxe siècles.

Plusieurs membres de jury reviennent sur la méthode utilisée pour constituer le corpus et l’analyser, qui aurait mérité d’être explicitée. Quelques annexes synthétiques auraient aussi été appréciées par plusieurs. Quelques remarques portent enfin sur le style de rédaction, jugé parfois trop « poétique ».

Plusieurs des remarques formulées par les membres du jury avaient été anticipées par W. Wang qui, dès sa présentation, avait reconnu certaines limites de son travail et mentionné différentes pistes à creuser, révélant sa lucidité et son recul par rapport à ses recherches. Elle n’a pas hésité, au terme de chaque intervention, à répondre de manière dynamique et précise, engageant un dialogue fructueux avec ses interlocuteurs. Au terme des discussions et de la délibération, le jury a déclaré la candidate docteure en histoire religieuse, politique et culturelle de l’Université Lyon 3, avec la mention « très honorable ».

Noémie RECOUS