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« [Il] ne vouloit encourir la notte d’avoir iamais esté autre que Catholique »

Hugues de La Porte, un libraire lyonnais à l’heure de la Réforme

Jean-Philippe BARD

Université de Lyon — ENS de Lyon

Claude de Rubys, dans son Histoire véritable de la ville de Lyon éditée en 1604, rapporte que pour l’année 1567, le consulat lyonnais ne siégea jamais qu’à onze membres à cause du refus opposé par le sieur Hugues de La Porte d’y participer en tant que consul protestant, « ne [voulant] encourir la notte d’avoir iamais esté autre que Catholique1 ». Cet épisode suscite des interrogations sur ce personnage lyonnais de premier plan en qui les protestants lyonnais alors en sursis ont assez confiance pour l’élire à l’un des quatre sièges qui leur sont attribués, mais qui les déçoit en refusant cette association confessionnelle, craignant d’être pris pour l’un d’entre eux.

Hugues de La Porte (1500-1574) appartient à une grande et riche famille lyonnaise, bien implantée sur le marché foncier de la région, mais davantage encore dans le milieu libraire. Fils d’Aimé de La Porte, lui-même grand éditeur et libraire, il est l’un des fondateurs de la très puissante Grande Compagnie des Libraires de Lyon. S’il refuse d’être considéré comme un protestant, ce notable de premier plan sur les scènes économiques et politiques, n’en est pas moins proche de ce milieu surreprésenté dans le monde de l’édition, et notamment de la famille Gabiano, protestante avérée dès la décennie 1550, qui finit même par émigrer à Genève. En tant que libraire, Hugues de La Porte s’inscrit dans un contexte particulier de production à Lyon : outre que c’est la grande époque de l’imprimerie lyonnaise, c’est surtout au cours des décennies 1530-1560 que l’on constate une augmentation progressive des publications hétérodoxes promues en particulier par un personnel éditorial largement acquis aux idées de la Réforme. Il n’est guère d’imprimeur ou de libraire d’importance qui n’ait contribué à la publication d’un ouvrage mal sentant de la foi, pour reprendre l’expression de Claude de Rubys2. Mais, dans cette ambiance théologiquement et intellectuellement bouillonnante, que représente réellement le choix d’une publication tendancieuse ? Quelles en sont les motivations, ne peut-on pas y voir une sorte d’effet de mode, bien que le concept soit anachronique ? Remarquons cependant qu’avec le succès parallèle de la Religion réformée à Lyon, les autorités s’en inquiètent, et fleurissent alors les bûchers dissuasifs, dont le premier est celui du fameux écrivain et éditeur Étienne Dolet, exécuté en 1546.

Tâchons donc d’enquêter sur cet homme à la personnalité riche et intrigante en cette période de construction confessionnelle3 et de foisonnement doctrinal et éditorial.

En premier lieu, il convient de retracer le parcours personnel d’Hugues de La Porte dans le Lyon du xvie siècle, en reconstituant autant que possible son réseau de sociabilité pour mettre en évidence des accointances éventuelles avec les protestants, avant de s’intéresser plus particulièrement à sa fonction d’éditeur qui le place à la source de la diffusion des idées, quelles qu’elles soient, et de voir si sa production révèle un engagement religieux ou non. Face aux difficultés que ce travail représente, il faut enfin considérer l’homme visible, celui que ses contemporains jugent, catégorisent, pour savoir comment ils l’appréhendent et avoir une idée des critères confessionnels en vigueur quand l’historien peine à en établir sûrement.

Hugues de La Porte, un Lyonnais à l’heure de la réforme

Hugues de La Porte naît en 1500 et meurt en 1574 sans être victime des Vesprées lyonnaises de 1572. Âgé de 21 ans lorsqu’apparaît le Cercle de Meaux, il est contemporain du séjour royal de Marguerite d’Angoulême à Lyon en 1525, séjour pendant lequel Madame fait prêcher le controversé Aimé Maigret4. Il a dû fréquenter Pierre de Vingle, éditeur d’une autre génération, connu pour son engagement religieux en faveur de la Réforme et ses publications polémiques. Il a eu maintes occasions, au cours de sa jeunesse, d’approcher de près l’hérésie, ou pour le moins l’hétérodoxie.

Celle-ci d’ailleurs se manifeste publiquement lors de procès où sont exposés au vu de tous les progrès des idées nouvelles. Ces affaires judiciaires, comme le procès de Baudichon de la Maison Neuve en 15345, démontrent, jusqu’à celle d’Étienne Dolet l’impuissance des pouvoirs ecclésiastiques à enrayer le processus de diffusion des idées nouvelles. Richard Gascon6, repris par Y. Krumenacker7, a montré la relative impunité des mal sentant de la foy liée aux privilèges de foire8 pour les étrangers, mais encore plus à la concurrence entre les différentes organes de pouvoir lyonnais. Car le consulat, organe municipal, s’oppose souvent au pouvoir ecclésiastique partagé entre les chanoines-comtes de Saint-Just et l’archevêque Primat des Gaules de Saint-Jean, au demeurant rarement présent à Lyon tout au long de la période. À quoi s’ajoute la présence de l’autorité royale représentée par un gouverneur ou son lieutenant général. Ce triangle explique en partie l’inefficacité du contrôle et des poursuites contre l’hérésie à Lyon.

Hugues de La Porte évolue donc dans un environnement favorable à la diffusion de nouveautés et ne peut, en intellectuel et acteur culturel de son temps, ni les ignorer ni même les éviter. L’Église réformée se dote même d’un local fixe en 1554, ce qui lui confère une visibilité et un caractère officiel évidents. Malgré tout, avant la prise de Lyon en 1562 par le baron des Adrets et surtout l’arrivée dans la foulée du pasteur Pierre Viret d’un côté et des pères jésuites Possevino et Augier de l’autre, le processus de cristallisation des confessions n’est pas abouti9. Hugues de La Porte a pu jusqu’au crépuscule de sa vie fréquenter la messe et la cène selon son envie ou sa curiosité sans trop de souci.

Hugues de La Porte, on l’a dit, est le fils aîné du libraire Aimé de La Porte. On ne connaît rien de son enfance, sinon qu’il la passe à Lyon dans une famille qui s’élève à la noblesse par l’achat de plusieurs seigneuries. On peut conjecturer qu’il a bénéficié d’une excellente éducation digne de son rang et de la profession qu’il devra embrasser lorsqu’il reprendra l’entreprise qui a fait la fortune familiale (Baudrier dit qu’il aurait été considéré comme le plus riche libraire de Lyon à son époque). On ne sait ni où il naît ni ce que sont les 25 premières années de sa vie. Son père meurt en 1530, mais dès 1529, Hugues a acquis son autonomie car on le retrouve conseiller-échevin. Il habite le quartier de Saint-Nizier, où résident toutes les riches familles d’imprimeurs.

Hugues est marié à Jeanne de La Fay, issue d’une famille de drapiers. Il marie la même année deux de ses enfants à des membres de la famille Gabiano, elle aussi spécialisée dans l’édition : sa fille Sibylle épouse en avril 1555 Henri de Gabiano, fils de Luxembourg de Gabiano ; son fils Charles se marie quelques mois plus tard avec Anne, la sœur d’Henri. Ces mariages relevant d’une logique endogamique sont très intéressants. En effet, personne à l’époque n’ignore que la famille Gabiano adhère à la Religion prétendue réformée. C’est même Balthazar de Gabiano, beau-frère de Charles et de Sibylle, qui achète en 1554 la maison où se réunissent les protestants10. Les liens professionnels et sociaux qui unissent Hugues à cette famille sont-ils assez forts pour expliquer ces deux hymens rapprochés ? Dans le cadre d’une simple stratégie matrimoniale à motivation économique et professionnelle, un seul mariage aurait suffit. Selon toute vraisemblance, ces deux familles voisines devaient intensément se fréquenter et un lien d’amitié les unir. Si rien ne prouve qu’Hugues de La Porte ait adhéré à la Réforme, il semble qu’il n’ait pas craint, dans un temps de répression (le bûcher des cinq étudiants de Lausanne fume encore) officialisé depuis l’édit de Châteaubriant en 155111, de s’afficher aux côtés de protestants avérés. Il est clair que son réseau d’amitié est transconfessionnel.

La fuite de son gendre, qui part pour Genève avec sa femme et ses enfants en 1568, suscite chez lui un grand chagrin. Il manifeste alors un refus de l’antagonisme proclamé entre les deux confessions. Tandis que Messeigneurs de Maugiron et de Birague, catholiques patentés, dressent une liste de réformés12 à arrêter en premier lieu en cas de répression, Henri de Gabiano fuit prudemment avec son frère Balthazar, se sachant menacé du fait qu’il s’est fait remarquer par son zèle à l’occasion des sacs des églises catholiques au début de la décennie. Pourtant, Hugues, dans les lettres qu’il lui adresse à Genève, le supplie instamment de revenir à Lyon. Nous sommes certes avant 1572, mais la persécution se fait déjà sentir ; le souhait du beau-père semble nier cette menace et exprimerait alors un idéal irénique de cohabitation. On peut aussi penser que, plus qu’un idéaliste rêveur, Hugues est d’abord conscient de son influence : il se fait fort de l’exercer pour garantir à sa famille l’impunité au cas où elle reviendrait à Lyon. Quoi qu’il en soit, cette correspondance montre qu’il cherche à passer outre les antagonismes confessionnels et promeut par son attitude, par ses affections inconditionnelles et par sa foi en la possibilité qu’aurait son gendre de cohabiter avec des catholiques, un idéal de partage transconfessionnel. Pour lui, il est clair que la foi protestante de son gendre et de sa fille ne constituent pas une entrave à la bonne entente, à l’ordre et à l’exercice de sa propre foi.

Mais qu’en est-il, de cette foi ? On a vu qu’Hugues de La Porte n’adhère pas à la radicalité exclusiviste qui triomphe progressivement. Cela ne donne pas pour autant une idée claire de sa propre pratique religieuse. Il peut être catholique convaincu mais tolérant, ou bien avoir suffisamment d’affinité avec les protestants pour ne pas voir une différence insurmontable entre sa foi catholique et la leur. De fait, ses relations avec des membres actifs de l’Église réformée ont dû influencer sa propre opinion. On sait par Claude de Rubys que Jean de La Porte, son propre frère cadet, a adhéré ouvertement à la Réforme et s’est engagé auprès des militants : « l’une [des compagnies de soldats protestante fut baillée] à Iean de la Porte, Seigneur de Chareirieu, fils de cest Aymond de la Porte13. » On imagine mal qu’Hugues ait eu un gendre protestant dont il bénit l’union ou encore un frère passé à l’hérésie sans qu’ils ne parlent jamais de religion. Sans leur prêter une attitude prosélyte que pourtant leur véhémence des années 1560 peut laisser paraître, il est peu vraisemblable que ceux-ci, sans doute convertis au contact d’écrits hétérodoxes ou de prêcheurs, n’aient pas tenté de partager leurs lectures avec ce parent bienveillant.

Hugues meurt bon catholique en 1574, date connue par les comptes municipaux qui enregistrent encore des taxes foncières à son nom en 157414. Il n’a été ni tué ni exilé après les Vesprées lyonnaises, ce qui plaide en faveur d’un homme catholique aux yeux de ses concitoyens. Cela ne signifie néanmoins pas qu’il n’ait pas tergiversé à un moment donné de sa vie. En 1567, les protestants lui ont bel et bien accordé leur confiance, quand ils ne semblaient pas encore manquer de candidats crédibles pour le consulat. Cette marque de confiance déçue a pourtant une origine, et il est probable qu’à une époque Hugues a fréquenté régulièrement le temple protestant, sans pour autant s’adonner à une pratique religieuse exclusive. Peut-être est-il allé plus loin, mais, en l’absence de source complémentaire, il est difficile de l’affirmer.

On sait en outre qu’il connaît bien la famille Miraillet, notamment Françoise, la veuve de Sébastien Gryphe, et son frère Paul dont il est témoin testamentaire15. Ces derniers n’étaient pas non plus très clairs dans leur obédience à Rome et à la Sorbonne, mais ils meurent bons catholiques. Les archives paroissiales ne contiennent pas non plus d’acte de baptême qui indiquerait un parrainage suspect. Le seul événement connu qui fasse intervenir le choix d’une messe ou d’un prêche protestant est le mariage de sa fille Sibylle rapporté par Jean Guéraud dans sa chronique :

Le mardy jour de Sainct George 23e d’apvril 1555 furent les nopces de Henry de Gabiano fils du sr Luxembourg de Gabiano et de Anne [il s’agit en fait de Sybille] de la Porte fille de sr Hugues de la Porte et de damoiselle Jane de la Fay ma cousine germayne et espousarent à Sainct Nizier là où il y eust fort bonne et honnorable compagnie avec une si grande assemblée de peuple qu’il en fust veu il y a dix voire vingt ans pour une espousaille, car despuis chez Humbert Faure à a Grenette d’où lad. Espouse sortit à heure de dix heures jusques à Sainct Nizier qui estoit toutte playne jusques chez led. sr Hugues de la Porte les rues estoient si plaines qu’il n’y avoit ordre de passer. Dieu leur doint longuement vivre en bonne paix ensemble et leur donner bonne et heureuse lignée16.

Il s’agit d’un mariage traditionnel célébré à la paroisse de Saint-Nizier devant un prêtre qui, en l’absence d’indication contraire, délivre les sacrements dans les règles de splendeur qui conviennent à deux bonnes familles. Jean Guéraud, cousin par alliance d’Hugues de La Porte, y est sans doute élogieux par égard pour la puissance de son cousin ; mais lui-même ayant une opinion orthodoxe proche des ligueurs, son admiration devant la cérémonie n’est probablement pas feinte, et tout dévoiement de la tradition catholique aurait été sévèrement déploré. Ce ne sont probablement pas les Gabiano qui ont insisté pour la messe, et il faut admettre qu’Hugues a dû être le principal acteur de ce choix. Ses motivations furent-elles celles d’un catholique attaché aux sacrements traditionnels, ou bien celles d’un crypto-protestant17 recherchant l’effet même présenté dans ce texte : avoir auprès de l’élite lyonnaise dont fait partie Jean Guéraud une image d’honnête catholique ? Cette question se posera à nouveau pour l’épisode du consulat en 1567. Si elles démontrent une proximité avec le milieu protestant et suggèrent une familiarité avec les doctrines hétérodoxes, ces relations ne sont en toute hypothèse pas suffisantes pour établir une adhésion secrète ou temporaire au protestantisme, d’autant que les choix d’Hugues le cantonnent toujours dans la religion de ses pères, à défaut d’être celle d’une grande partie de ses pairs.

Hugues de La Porte, un libraire au sein de la tourmente de l’hérésie

Si une rapide étude de son parcours personnel et de son réseau social n’ont permis de déterminer la position confessionnelle d’Hugues de La Porte, un regard sur son activité de libraire peut être intéressant à plusieurs titres : il s’agit de voir s’il participe activement à la diffusion d’idées nouvelles par ses propres publications, et encore d’en chercher les motivations profondes. On tentera d’abord de replacer son œuvre dans la production lyonnaise globale de cette époque. La comparaison se fera surtout avec le corpus de texte défini au préalable selon des critères d’hétérodoxie. Ce corpus, que l’on a essayé de rendre le plus complet possible, ne prétend pas à l’exhaustivité : certains ouvrages ont pu être oubliés malgré les précautions prises. En outre, il n’a été constitué que pour la période 1540-1560 à partir des manuels de Baudrier, en ajoutant certains ouvrages de Dolet et de Jean I de Tournes. On relève, pour cette période, un peu plus de 390 ouvrages intéressants.

Graphique 1 : Nombre d’éditions tendancieuses selon les années.

Ce graphique présente la production globale des livres mal sentant de la foy selon les années. Sans procéder ici à l’analyse des résultats du comptage, on se contentera de noter les périodes creuses de la production en 1547 d’abord, mais surtout en 1553. Elles sont sans doute liées aux persécutions : la baisse des années 1544-1547 correspond peu ou prou au procès de Dolet qui s’achève par son exécution, et 1553 suit l’édit de Chateaubriant et les exécutions de Mosnier et des étudiants de Lausanne.

Ce point conduit à évoquer le problème de la censure. Dolet a été jugé tant pour son activité d’écrivain que de libraire hérétique. Lors de son arrestation en 1542, toute sa production de Nouveau Testament en français, indexée en 1543, semble avoir été saisie. Voici un graphique présentant la production censurée (avant ou après la date de publication) par rapport à la production globale d’écrits théologiques tendancieux.

Graphique 2 : Part des ouvrages indexés par la Sorbonne comparée au nombre total d’ouvrages publiés à Lyon sur les vingt ans étudiés avec précision.

Cette production censurée est très importante : elle représente près d’un tiers de la production comptée. Certes, les théologiens de la Sorbonne ont ratissé large et leur zèle vaut bien celui d’un Étienne Dolet qui, à lui seul, a produit 19 des 109 éditions lyonnaises censurées. Mais nombreux ont été les libraires à avoir outrepassé la censure sans avoir fini sur le bûcher ni même avoir été sérieusement inquiétés. Plus de 500 ouvrages ont été censurés par la Faculté de théologie entre 1544 et 155618. Robert Gaguin décrit les théologiens comme « une garnison constante dans la cité de Dieu, forte dans la foi et la piété, miroir de vérité, marteau et bras vengeur contre l’hérésie et les faux maîtres19 ». Dans les faits, « l’orthodoxie en France dépendait largement de ce qu’enseignait la Faculté de théologie de Paris20 ».

Mais, si la Faculté proclamait haut et fort sa censure, elle avait de la peine à tenir Paris sous sa férule malgré les dispositions prises d’un commun accord avec le Parlement pour établir une répression efficace. Alors qu’en est-il dans une ville de province fière de son indépendance vis-à-vis de Paris, et qui surtout n’a ni Université, ni Parlement de province ? Les relais traditionnels et les plus fidèles de la Sorbonne font défaut à Lyon21. Pourtant, la juridiction de la Sorbonne s’étend à tout le territoire du royaume, ce que confirme l’édit royal de 1551. Cette juridiction ne saurait être mise en cause par les Lyonnais, et les libraires, tout indépendants qu’ils soient, reconnaissent en parole la légitimité de l’Index. Une affaire montre cette obédience toute relative à la Sorbonne. Baudrier22 fait état d’une requête le 28 novembre 1551 des libraires de la Grande Compagnie auprès du procureur du roi Pierre Bullioud pour lui demander si une crie23 a été faite, prohibant l’édition :

[d’]aucun livre es facultés de théologie, loix et médecine, ni aultre livre de quelques facultés que ce soit, sans premier, les avoir monstré audit sieur gouverneur ou dict sieur son lieutenant.. .sans leur ou de l’un desdictz permission, congié et licence... à peine de confiscation de corps et bien [...]. Lequel sieur procureur du roy a répondu que Mgr le lieutenant général lui avait communiqué la dicte crye. Néanmoins n’entend que, sous lesdictes deffenses, soient comprins les livres de loix imprimés ou qui ont été receus de tout temps et qui ne sont censurés par la faculté de Théologie de Paris24.

La dernière phrase de ce texte notarial montre le respect dû à la Faculté et à son Index. Cette crie fait sans doute suite aux nouvelles mesures prises dans l’édit de Châteaubriant le 27 juin précédent ; mais la lecture attentive de cet échange interroge sur l’autorité de la censure : le procureur retire de cette liste de contrôle les ouvrages anciens non censurés par la Sorbonne. Cela signifie certes qu’il ne remet pas en cause le jugement de la Sorbonne. Mais d’un point de vue pratique, quels sont alors les livres contrôlés ? Sans doute ce contrôle s’exerce-t-il sur les livres nouvellement écrits qui ne sont peut-être pas encore passés au crible de la censure. Le gouverneur s’arroge donc de fait le rôle que détient normalement l’Université, ce qui ouvre la porte à des pratiques d’évitement des interdictions dictées par l’Index. De plus, il est peu probable que ce contrôle ait pu être effectué efficacement, le gouverneur ne disposant pas des mêmes moyens de surveillance intellectuelle que les théologiens. Cette crie semble avoir été faite surtout pour rappeler une ordonnance peu respectée et pour instituer le gouverneur en juge ultime à Lyon. De plus, cette requête auprès du procureur du roi montre déjà que les libraires cherchent à trouver des failles dans cette ordonnance : ils consultent cet homme de loi assermenté et obtiennent de sa part une façon de déroger à ce contrôle. Ce jeu des libraires entre les différentes autorités leur permet de trouver les incohérences puis de les utiliser pour se justifier de ne pas s’être soumis à la censure proclamée dans la crie. Le manque de rigueur et de coopération qui semble être coutumier dans l’exécution des lois à Lyon donne de multiples moyens de contourner la loi sans y contrevenir ouvertement.

Cette opération dissuasive a été accompagnée de mesures juridiques et répressives nécessaires à son application. L’extrait cité est explicite : des peines d’arrestation des personnes et de confiscation des biens sont prévues pour quiconque enfreint la loi. De fait, Lyon connaît pendant la période plusieurs vagues de répressions dont une doit retenir particulièrement l’attention : le procès et l’exécution d’Étienne Dolet25. Mais l’opposition constante entre le pouvoir ecclésiastique (et seigneurial) et le pouvoir municipal rend l’exécution de ces peines difficile et inefficace. Lorsque les chanoines-comtes s’élèvent contre l’hérésie, l’inertie du consul empêche de mettre en place la police répressive demandée par Saint-Just. Or Paris est, si ce n’est dans des cas exceptionnels, bien trop éloignée pour prendre les choses en main. On peut donc conclure sans trop s’avancer que les libraires et imprimeurs lyonnais ne risquaient pas leur vie à cause de la censure. Néanmoins, ils pouvaient craindre un désaveu social et redouter d’être mis au ban du marché du livre lyonnais. Ils s’exposaient surtout au risque de confiscation des livres censurés, ce qui représente une vraie perte dont certains n’auraient pu se relever. Mais ce risque était contrebalancé par l’espoir d’un gain important que promet l’édition de livres religieux et hétérodoxes à une époque où l’intérêt pour les nouvelles doctrines est croissant, et la répression encore balbutiante26.

Quel est, dans ce contexte, la production d’Hugues de La Porte ? Y. Krumenacker a raison de rappeler qu’il est un des six éditeurs à n’avoir jamais publié de livre protestant27. Dans toute sa carrière, Hugues de La Porte a relativement peu édité à son nom : Baudrier recense soixante éditions qui portent sa marque28 étalées sur 40 ans (de 1531 à 1572). Une poignée de ces publications concernent la religion, quand la majorité s’intéresse au droit, avec notamment le fameux Corpus Juris Civilis très recherché à l’époque. On ne trouve que neuf ouvrages religieux :

Santis pagnini lucensis praedictorii ordinis Isagogae ad sacras literas, 1536, in-2 de 900 p. (VII, 306)

Biblia Utriusque Testamenti, imprimé chez les Trechsel, 1538, in-2 avec figures d’Holbein (VII, 308)

Concordatorum inter sanctissimum dominum nostrum papam decimum, 1539, in-4 (VII, 309)

Biblia sacra ex Santis Pagnini tralatione, imprimé chez les Trechsel, 1542, in-2 (VII, 312)

Biblia Sacrosancta Testamente Veteris & Novi, imprimé chez J. Frellon, 1544, in-2 avec figures d’Holbein (VII, 314)

Breviarium Romanum ex sacra potissimum scriptura, 1544, in-4 de 600 p. avec car. rouge et noir (VII, 315)

Biblia Concordantia, 1546, in-2 avec car. goth. noir, illustrée

Sanctissimi in Christo patris D. Innocentii papae IIII, 1548, in-2 (VII, 322)

Quaestione, atque omnia quolibeta Thomae a Vio (de sacrificio Misse, adversus Luteranos, iuxta scripturam, Tractatus), 1554, in-2 de 300 p. (VII, 335)

Sur ces neuf publications, les deux dernières et le bréviaire de 1544 semblent hors de soupçon d’hérésie : un ouvrage du pape, un bréviaire romain29, et un traité de théologie contre les luthéranisants. Malgré les subterfuges auxquels recourent habituellement les éditeurs pour dissimuler sous une apparence d’orthodoxie des ouvrages censurés30, ceux-ci sont probes. Qu’en est-il des six derniers ? Un écrit théologique de Sante Pagnini, le fameux philologue catholique qui a donné sa propre version de la Bible31, deux concordances de la Bible avec le texte sacré et trois Bibles simples, le tout en latin.

La facture de ces ouvrages permet d’émettre des hypothèses quant à l’usage auquel les destinait le libraire qui a dressé le cahier des charges. Sur les neuf livres, deux sont au format 4° et sept en 2°. Ces formats sont imposants, surtout l’in-folio, et interdisent un usage portatif du livre. Par exemple, le format du bréviaire et l’utilisation d’encre rouge en font un ouvrage de luxe, qui ne peut être confondu avec le bréviaire qu’un particulier emporterait sur lui à la messe. Il est destiné aux bibliothèques et plus précisément à un usage liturgique : on imagine le beau livre posé sur le lutrin du prêtre qui le lit devant les fidèles. Même les ouvrages de théologie sont au format 2° : toute cette production n’est en aucun cas destinée à une large diffusion, mais bien plutôt à être achetée par de riches particuliers ou conventuels qui en orneront leur bibliothèque et l’étudieront confortablement assis. Hugues de La Porte, au contraire d’un S. Gryphe ou des frères Frellon, ne destine jamais ses ouvrages onéreux et peu maniables au petit peuple. Il vise un public savant qui a déjà accès à une abondante littérature religieuse. L’emploi systématique du latin confirme cette idée : seules les personnes instruites peuvent le lire. Hugues ne participe pas au mouvement évangélique et érasmien qui souhaite répandre les Saintes Écritures et les rendre accessibles à tout un chacun.

L’étude de ses Biblia est très intéressante car, si elles ne sont pas protestantes, elles présentent des particularités qui pourraient les rendre suspectes d’hétérodoxie voire d’hérésie. Ont été consultées au fonds ancien de la Bibliothèque municipale de Lyon les Biblia de 154232 et 154433, ainsi que deux exemplaires de la Biblia Concordantia34 de 1546. Leur grande taille et l’illustration massive par Holbein de la deuxième Bible en font des ouvrages de travail et de bibliothèque.

— La Biblia de 42 reprend la Nova Translatio35 de Sante Pagnini, première tentative de traduction complète de la Bible depuis saint Jérôme36. Si son auteur est bon catholique, cet énorme travail philologique et linguistique édité en 1528 le met en porte-à-faux vis-à-vis d’une Sorbonne qui, sans condamner radicalement de telles entreprises, les juge peu utiles et les voit comme la porte ouverte à tous les débordements37. Dans sa Bible, Sante Pagnini est le premier à avoir numéroté les versets, la rendant plus aisée à lire et à étudier. Cette Bible non illustrée n’est pas un ouvrage d’apparat (la mode était aux illustrations), mais, avec sa numérotation novatrice, son impression sur deux colonnes, ses notes, tables et index et ses grandes marges, elle est très commode pour l’étude philologique et théologique. Quant à la sensibilité religieuse38 qui émane de ce texte, Sante Pagnini est un catholique convaincu, mais son travail philologique, ainsi que la somme des Annotations qui ne furent jamais publiées, le situe dans une mouvance humaniste proche des évangélistes. Considérons en outre les apports de cette nouvelle édition : elle a été corrigée par le très controversé Michel Servet, alias de Villeneuve, et les éditeurs ont choisi d’ajouter les notes d’Haugubinus à l’Ancien Testament et celles d’Érasme au Nouveau Testament39, ainsi que celles de la Bible de Robert Estienne — on y reviendra. La patte évangélique est donc attestée dans ces pages, et l’on sait que les notes sont très suggestives d’un point de vue interprétatif. Si l’on considère en outre que Michel Servet a accompli ce travail en collaboration avec Claude Guillaud, catholique dont deux écrits ont été censurés40, en y ajoutant sa propre marque, cette Bible devient presque subversive. Rémi Jimenès a montré l’importance primordiale des correcteurs dans l’édition d’un livre41. Ce sont selon lui les vrais directeurs intellectuels des ateliers d’imprimerie au xvie siècle. On notera enfin que Calvin utilise cette Bible pour faire condamner Servet : s’il montre que cette Bible ne répond pas aux exigences calvinistes, ce fait prouve aussi l’influence de Servet et l’empreinte hétérodoxe qu’il y a laissée.

Figure 1 : Adresse au lecteur et table des matières de la Biblia sacra d’H. De La Porte, BM Lyon, cote 100017 (2).

— La Biblia de 1544 : cette Bible est du même type que la précédente : in-folio, en deux colonnes, caractère romain, nombreuses annotations, index en tous genres et large marge. Toutes ces caractéristiques en font d’abord un ouvrage d’étude ou de liturgie. Une nette différence cependant : la Bible est somptueusement ornée et illustrée de bois de Holbein, dont certains sont inédits selon la notice de la Bibliothèque. Hugues de La Porte sacrifie à l’engouement du public pour les belles gravures agrémentant le texte. Ces nombreux bois ont sans doute coûté fort cher, et il est certain que l’ouvrage est au-dessus des moyens du menu peuple. C’est, là encore, l’œuvre d’une élite financière et intellectuelle destinée à une élite financière et intellectuelle. Les ex-libris relevés dans l’exemplaire 100017 (2) corroborent cette impression : on y trouve les noms de trois possesseurs successifs, tous de la même famille Bergier : Thomas, François et Aymar. Le premier est prieur dans un monastère de la Côte Saint-André42, le deuxième à Saint-Pierre de Chalaconne43 et le dernier est abbé d’un couvent probablement situé dans la vallée de la Saône44. Le livre a dû se transmettre au sein de la famille et se retrouve systématiquement dans la bibliothèque d’un couvent, lieu privilégié d’étude et d’exégèse biblique. Le titre d’Aymar (abbé) semble indiquer qu’il s’agit au moins d’une famille de notables, puisqu’il obtient un poste de pouvoir au sein d’une institution ecclésiastique. Cela ne signifie pas que le commun n’y ait jamais accès, notamment par des voies indirectes : cette Bible peut en théorie être achetée par une paroisse et être le support des sermons dominicaux, ce qui leur en donne un accès indirect. Elle se présente comme une Vulgate normale, mais la comparaison avec la Biblia de Robert Estienne détrompe et contredit bientôt cette apparence. Cette Bible reprend la structure et certains éléments de la parisienne : les textes de saint Jérôme sont relégués après l’index christocentrique d’Estienne et une exhortation à la lecture toutefois différente de celle de 1532. La table des matières, qui isole habilement par des moyens typographiques les livres apocryphes, est celle d’Estienne, ainsi que le très controversé Haec docent Sacra Bibliorum scripta. Selon Bernard Roussel45, tous ces textes écrits par le libraire et philologue parisien font de cette Bible la Bible évangélique par excellence, bien qu’elle soit dissimulée derrière une traditionnelle Vulgate. Cette copie lyonnaise du monument évangélique présente un parti-pris d’hétérodoxie. Il faudrait pousser l’investigation pour voir si elle reprend au fil du texte les annotations de Robert Estienne, ou mieux si elle les substitue à la Vulgate.

— La Biblia de 1546 : cette Bible coéditée avec Luxembourg de Gabiano et imprimée par Jacques Crozet est nettement moins intéressante que les deux autres. Cette Vulgate luxueuse est précédée d’une grosse Concordance et suivie par l’Index des noms hébreux de saint Jérôme, ce qui en fait un ouvrage de bibliothèque et consacré à l’étude exégétique et doctrinale en particulier. Mais rien, pour autant qu’on puisse en juger, ne la fait sortir des sentiers battus de la tradition catholique. Au contraire, du texte jusqu’à la typographie gothique très classique pour l’époque et les figures qui sont un remploi d’anciens bois, tout est pensé pour rendre ce livre familier au lecteur ; il s’agit en fait, d’après la notice de la Bibliothèque municipale de Lyon, d’une édition qui reprend celles de Jean Crespin de 1529 et de 1539 ainsi que la version de Scipion de Gabiano imprimée en 1531 par Jacques Myr et celle de Jean Moylin en 1533. Autant dire que ce n’est pas un ouvrage inédit et qu’il correspond aux attentes des communautés monastiques en quête d’ouvrages à étudier. D’ailleurs, si l’on s’intéresse aux possesseurs des deux ouvrages consultés, on apprend grâce aux ex-libris qu’une de ces Bibles a appartenu au couvent des Carmélites. On lit également cette inscription manuscrite : apud de tournes //.1551. Cette mention est intéressante parce qu’elle est calquée sur l’expression habituelle qui renseigne le lecteur de l’imprimeur employé. Mais elle pourrait aussi désigner le possesseur qui serait donc le célèbre imprimeur protestant Jean de Tournes. Le second exemplaire mentionne le prescheur Deponte dans un texte daté de 1583 et signé par un certain Jusunta qui s’interroge sur la provenance de cet ouvrage lacéré par ung coup de dague. Là encore un homme d’Église, ce qui confirme l’hypothèse sur le public cible de cette édition.

Sur les trois Bibles consultées, aucune des deux premières n’est parfaitement orthodoxe et traditionnelle. La première est le résultat d’un travail philologique, hébraïque et helléniste qui délaisse saint Jérôme et sa Vulgate ; la seconde est une fille de la Biblia de Robert Estienne, monument évangélique déguisé dont le subterfuge finit par être éventé par la faculté de Louvain en 1546 et par la Sorbonne en 1549. La troisième en revanche reprend des éditions érudites de la Vulgate imprimées à Lyon durant la décennie précédente. Il semble donc qu’Hugues de La Porte ait hésité entre l’innovation théologique et la tradition exégétique, sans jamais abandonner le latin pour le vernaculaire, inutile lorsqu’on considère le public visé. Mais le choix redoublé d’hétérodoxie doit être davantage relevé, que le respect somme toute banal de la tradition éditoriale et dogmatique.

Quelle est la responsabilité effective d’Hugues de La Porte dans ces choix théologiques et intellectuels ? Et quel lien tisser entre choix théologique et sensibilité spirituelle ? Sur le corpus établi, quatre livres semblent potentiellement porteurs de messages hétérodoxes : les trois Bibles de 1538, 1542 et 1544. La Concordance de 1539 serait un livre idéal pour faire passer le message évangéliste et biblien très en vogue, mais il est tout aussi possible qu’elle soit dans la même veine que celle de 1546 dont la consultation rapide écarte les soupçons d’hétérodoxie. Il n’a pas été possible de la consulter. Dans tous les cas, quelle est la marge de manœuvre du libraire ? C’est lui qui décide généralement de ses publications. Dans le cas des deux Bibles étudiées, quelle autorité intellectuelle a-t-il sur le texte publié ? La Bible de 1544 est absolument évangélique et il est probable qu’Hugues de La Porte en ait été conscient. Mais en 1544, cette Bible n’est pas encore mise à l’Index par la Sorbonne, et Hugues peut très bien en ignorer le caractère condamnable. Comme nous l’avons dit, c’est avant tout le correcteur qui est l’instance décisionnaire en matière littéraire46, et le contrat de 1540 avec Michel Servet montre la confiance qui leur est accordée, lui laissant une importante marge de manœuvre :

lequel [Servet] [...] confesse avoir prins en charge [...] premièrement de prélire la glose ordinaire sur la bible contenant six volumes. Item la orthograffier, accentuer, punctuer et dythonguer, item de restituer les dictes dictions grecques ou hébraiques que sont en lettres latines et les marquer en grec et en hébrieu. Item marquer les lieux là où il fauldra insérer les anotations de Haugubinus au Vieil Testament et les annotations de Herasme au Nouveau ainsi qu’il sera advisé par ledit Mr Michel de Villeneuve et par Mr maistre Claude Guillaud47.

Cet extrait du contrat montre l’ampleur des ajouts qui étaient attendus de Servet. Son travail de linguiste et de philologue lui donnait véritablement le pouvoir d’orienter le texte final de la version de Sante Pagnini. Il était le dépositaire du message théologique à transmettre. L’expression «qu’il sera advisé par ledit Mr Michel de Villeneuve » est à cet égard éloquente : il peut intercaler les corrections et les annotations là où il le juge bon. Certes, il partage cette responsabilité avec Claude Guillaud, mais c’est avec lui qu’est passé le contrat, et il semble réellement maître de son navire. En outre, les autorités religieuses ne s’y sont pas trompées : lorsqu’elles décident de réprimer cette publication hérétique, elles cherchent à arrêter non pas les libraires, nombreux, puissants et apparemment hors de cause devant la loi qui prévoit pourtant des sanctions à l’encontre du personnel éditorial, ni Claude Guillaud, par ailleurs censuré à deux reprises, mais bien Michel Servet qui doit fuir Vienne où a été imprimée la Bible. Cette impunité des libraires s’explique peut-être par leur pouvoir au sein de la municipalité, notamment Antoine Vincent, Luxembourg de Gabiano ou encore Hugues de La Porte, et, si Dolet a fini sur le bûcher, il était également un écrivain provocateur et insolent à l’égard des autorités. Mais il est probable que leur responsabilité morale soit relativement faible dans cette entreprise telle qu’elle a été menée, déléguée à un tiers.

Le contrat révèle une autre dimension de l’affaire. Si certaines Bibles portent le nom et la marque de La Porte, elles sont le résultat d’une coopération entre les quatre libraires membres de la Grande Compagnie : A. Vincent, H. de La Porte, J. Juncte et L. de Gabiano. La prépondérance d’Hugues est relativement restreinte, et il a pu s’aligner sur le choix des autres libraires de faire appel au controversé Michel Servet. On notera la présence d’A. Vincent, protestant dont l’engagement confessionel ne fait aucun doute48. Il a pu influencer ce choix et en être le véritable instigateur. Il ne faut cependant pas sous-estimer la responsabilité d’Hugues dans cette entreprise : il aurait pu se dissocier du groupe, ou limiter son intéressement par un financement faible. Mais il a adhéré à cette publication et n’a pas craint d’apposer sa marque à cette Bible dont il devait avoir une idée du contenu, associant ainsi son nom à une entreprise rapidement condamnée.

Quand bien même Hugues aurait adhéré en toute connaissance de cause à cette publication, peut-on en déduire des informations sur sa sensibilité religieuse ? Certes une affinité théologique peut favoriser une telle entreprise, mais ce n’est ni systématique, ni évident : les libraires protestants ne sont pas forcément les seuls à avoir publié des écrits mal sentant de la foy, et certains libraires catholiques semblent plus zélés à la diffusion des idées nouvelles que des protestants. Les Gabiano sont un bon exemple : protestants convaincus dès le début de la décennie 1550, ils n’ont pourtant rien publié sous leur nom qui soit susceptible d’être censuré, quand le catholique B. Rigaud en publie déjà un, et un S. Gryphe bien davantage encore. Ces hommes sont des marchands, des chefs d’entreprise qui cherchent le profit. Et une Bible est toujours lucrative dans cette période d’intense activité théologique et philologique : le marché est avide de Bibles nouvelles ou corrigées, même si elles sortent des chemins tracés par la Sorbonne. Il est significatif de voir que les propriétaires de la Bible de 1544, censurée dès 1546, sont des clercs et même des responsables ecclésiastiques, comme l’abbé Aymar Bergier. Le succès de la Bible de 1542 se manifeste dans le nombre encore conservé d’exemplaires de cette édition : Baudrier en recense 17 avec celui de Lyon, ce qui est particulièrement important, même pour une Bible de bibliothèque dont l’usage veut qu’elle soit mieux conservée qu’un livre de colportage. Toutes les Bibles luxueuses de grand format éditées à l’époque ne sont pas aussi bien représentées dans les bibliothèques du xxie siècle, et cet effet peut s’expliquer (avec prudence) par une large diffusion de cette édition bien vendue. L’espoir du gain n’est pas négligeable, et, si l’on considère que le risque reste minime, limité à une perte financière liée à la confiscation de la publication et à une amende, le courir devient tout à fait raisonnable et envisageable.

Il serait hasardeux de tirer des conclusions sur les opinions d’Hugues de La Porte à partir de sa production. La seule chose certaine, c’est qu’il n’a pas hésité à vendre des ouvrages dont il pouvait se douter que le contenu était tendancieux. Mais aucune campagne de propagande, aucune volonté de diffuser la Parole et aucune préférence théologique ne ressort de son œuvre éditoriale. On peut même se demander s’il a souhaité posséder l’une des Bibles qu’il vendait. La réponse est proche de celle de la première partie : sa production reste catholique, mais s’aventure au-delà de la frontière confessionnelle fixée par le dogme. Ses choix éditoriaux autant que ses rapports professionnels montrent une certaine indifférence à l’égard des interdits confessionnels. Ces publications l’ont sans doute amené à être en contact avec des opinions théologiques et des sensibilités religieuses divergentes : celles-ci ont pu, ont dû marquer son parcours spirituel.

Hugues de La Porte : un homme public au croisement des regards confessionnels

Là où l’historien ne peut trancher, le contemporain a plus de chance de réussir. Tout comme l’orthodoxie se définit à l’époque par rapport à l’Index, l’appartenance confessionnelle est aussi une histoire de regard, de considération, de catégorisation par autrui. L’exemple de Robert Estienne est intéressant : catholique évangélique avant tout, il semble passer au protestantisme parce qu’il est considéré comme tel par les théologiens de la Faculté et qu’il est obligé de fuir à Genève. La perception par autrui qui aboutit rapidement à un jugement est donc importante dans la construction spirituelle. Dans le cas présent, les regards ont dû être nombreux et aiguisés ; Hugues de La Porte est un homme public, un notable lyonnais qui prend part à la bonne administration de sa cité. C’est donc un personnage bien en vue dont dépend la politique consulaire. Connaître ses opinions et sa pratique religieuse est important pour les contemporains catholiques et protestants qui se livrent une lutte d’influence au sein de la municipalité, les uns pour obtenir le droit de cité, les autres pour se préserver de toute impureté et hérésie.

Hugues de La Porte a été élu huit fois au consulat : six fois avant 1550, une en 1556 et une dernière, la plus intéressante pour notre étude, en 1567. C’est donc un administrateur de premier plan, membre d’une famille impliquée dans la vie municipale. Son père Aymon a été au moins une fois consul durant la décennie 152049 et son frère cadet Jean représente le côté Rhône dans cet organe essentiel pour l’année 156250. Sa carrière publique commence en 1528 lorsqu’il est élu à l’échevinage et que, pour remercier la ville de Lyon de cet honneur, il achète en son nom les célèbres tables Claudiennes alors récemment découvertes51.

Hugues exerce également une grande influence économique à Lyon, particulièrement dans l’industrie du livre. Il fait nommer syndic des libraires de Lyon Balthazar de Gabiano alors même que celui-ci a émigré à Genève pour cause de religion. Ce n’était pas le candidat idéal, mais il semble que l’appui de son aîné ait à lui seul justifié sa cause ; c’est du moins ce que laisse entendre Baudrier52. Il est fréquemment député par ses collègues lyonnais auprès des autorités, comme le 28 novembre 1551 où il accompagne Antoine Vincent, Luxembourg de Gabiano et Jean Senneton pour objecter une crie publique concernant la censure53. Ce cursus honorum montre éloquemment qu’Hugues de La Porte est un notable influent de Lyon, et qu’il doit soigner son image.

Hugues est observé, et son comportement scruté par des concitoyens prompts à juger et à catégoriser. Il est intéressant de prendre en considération un jugement contemporain, tout subjectif et déformé qu’il soit, là où les catégories étics se sont avérées impuissantes, faute de source et d’information. L’étude de la perception d’Hugues de La Porte par autrui ne peut faire entrer dans la psychologie du personnage — ce que Th. Wanegffelen avait remarquablement fait dans sa thèse pour certains acteurs en se basant sur leurs écrits et leur parcours, mettant en place une typologie fonctionnelle54 —, mais elle permet de mieux dessiner une frontière sociale et religieuse que l’on a souvent pensé plus étanche qu’elle ne l’était avant 1560. Le cas d’Hugues de La Porte montre cette mobilité, car il semble qu’il ait joui d’une confiance transconfessionnelle.

Que dit Claude de Rubys d’Hugues de La Porte ? Bien qu’une génération les sépare, Rubys a pu connaître Hugues ; il fait partie de la notabilité lyonnaise, lui-même ayant été consul. Catholique et ligueur intransigeant, il n’a pas de mot assez dur pour qualifier l’hérésie et ses tenants, et n’hésite pas à soupçonner un protestant là où il n’y en a pas de façon certaine, comme pour le comte de Sault ou Barthélémy Aneau55. Il parle peu d’Hugues et rien dans sa chronique ne révèle la moindre antipathie ou animosité religieuse quand Jean de La Porte56, lui, est déclaré hérétique avec une pointe de mépris et d’aversion. Cela signifie-t-il qu’Hugues est au-dessus de tout soupçon d’hétérodoxie ? On pourrait le penser, mais si l’on compare avec ce que Rubys dit d’un autre imprimeur beaucoup plus tendancieux, on en vient à douter du discernement du ligueur. En effet, à la p. 419 de sa chronique, il qualifie Guillaume Rouillé d’homme « d’heureuse mémoire » en raison de sa générosité envers l’Hôtel-Dieu. Pourtant Guillaume a plus que flirté avec l’hérésie : si l’on considère sa production littéraire pour la période 1540-156057, on compte quatre ouvrages indexés et surtout plusieurs éditions de la Bible de Genève. Sa vie montre des entorses claires à l’orthopraxie catholique. Or Rubys semble bien disposé envers lui : est-ce par ignorance ou par complaisance ? En tout cas, cela relativise la capacité de son jugement aux yeux de l’historien : son silence et son respect pour Hugues de La Porte ne sont en aucun cas un gage de la bonne foi catholique et de l’orthopraxie de ce dernier.

Si l’on revient vers un autre contemporain lui aussi catholique, Jean Guéraud, on note qu’il est élogieux envers son cousin dont il se fait une relation flatteuse. La seule occurrence de sa Chronique, citée plus haut, concerne le mariage de Sibylle58. Cet extrait semble attester une belle orthopraxie. Mais la chronique cesse en 1562, au moment où les protestants prennent le contrôle de la ville de Lyon, et il est fort possible qu’Hugues ait manifesté des opinions hétérodoxes postérieurement. On constate qu’aucun des deux auteurs catholiques intransigeants ne confond l’homme et ses relations, et ne met en pratique l’adage qui veut qu ’on juge un homme à ses fréquentations. Hugues a beau être le frère de Jean, chef protestant, et lié aux Gabiano, tous militants réformés, il n’en est pas moins probe aux yeux des chroniqueurs qui semblent admettre par leur silence la légitimité d’un réseau transconfessionnel. Mais il ne faut pas surinterpréter ce silence qui peut résulter d’une méconnaissance ou d’une complaisance à l’égard de l’homme : ils peuvent réprouver ses amitiés sans le proclamer.

À moins qu’Hugues ait su les convaincre de son orthodoxie par ses actions et sa pratique. Son comportement en 1567, seule occurrence où Rubys parle de lui, a pu en effet le persuader qu’il était resté fidèle à Rome et ne pouvait en aucun cas être associé à des schismatiques. En décembre 1566, Hugues de La Porte est élu à un des quatre sièges protestants du consulat :

Et du party des Protestants furent continuez Antoine Renaud [...] et nouvellement esleu Hugues de la Porte, sieur de Bertaz, pour quatriesme, l’un des anciens et notables Bourgeoys de la ville et qui ja, par diverses fois, avoit esté Eschevin. Il ne voulut accepter la charge, disant qu’il ne vouloit encourir la notte d’avoir iamais esté autre que Catholique. Qu’il estoit prest de venir au Consulat, comme l’un des Eschevins Catholiques ; mais que comme Protestant, il n’y entrerait jamais comme de faict il ne fit, & par ainsi furent les Protestants reduits au nombre de trois59.

Cet extrait témoigne du refus catégorique d’Hugues à venir siéger au consulat pour cause de religion : il est catholique et ne veut pas être assimilé à un protestant. Mais l’extrait indique bien davantage. On y décèle une satisfaction évidente de l’auteur face à la déconvenue protestante et à leur perte de pouvoir. En outre, Rubys semble citer les propres paroles d’Hugues de La Porte : il n’énonce pas une certitude historique, mais rapporte ce que prétend un acteur. La phrase finale accrédite cette parole par la preuve des faits. On se situe ici dans une étude du discours, et particulièrement d’un discours qu’Hugues a dû prononcer devant plusieurs représentants influents de l’autorité. La formule « encourir la notte » est intéressante : Hugues craint davantage les accusations d’hérésie que l’hérésie elle-même. Il semble agir pour se prémunir contre d’éventuelles accusations. Quelles sont ses motivations réelles ? Est-ce seulement par fidélité à l’Église romaine qu’il renonce à son siège ?

Pour tenter de répondre à cette question, il faut remonter en 1550 : les archives départementales conservent des actes juridiques qui témoignent à cette date d’un procès entre Hugues de La Porte et le consulat, procès arbitré par le représentant de l’autorité royale, le lieutenant et conseiller du roi Hugues Dupuy60. Dans cette affaire, Hugues s’oppose à sa troisième élection consécutive au consulat contre le consulat lui-même qui exige qu’il vienne siéger et assumer les devoirs de sa fonction. Hugues explique qu’il « a esté conseiller-eschevin dis annéès entières, qui est temps plus que suffisant pour prendre le labeur d’ung cytoien61 » : son refus en 1549 serait avant tout motivé par sa lassitude, son épuisement après avoir longtemps assumé cette tâche administrative. La contrepartie de l’honneur et du pouvoir conféré par un siège au consulat consiste en une assiduité à siéger, mais aussi dans les devoirs de financements corrélés : l’anecdote des tables Claudiennes de 1529 révèle la dimension évergétique du consulat. Ce poste s’avère épuisant en énergie comme en fonds, et l’on comprend sa réticence à siéger. D’ailleurs, Hugues finit par céder en échange de la garantie qu’il ne serait plus élu pour six ans. Cette affaire montre qu’il ne semble plus courir après de tels honneurs civiques et peut-être renonce-t-il moins à ce poste qu’il ne le fuit. Le texte de Rubys rappelle en outre qu’il est « ancien » (il est âgé de 67 ans en 1567). La cause religieuse ne serait-elle plus qu’un prétexte pour ne pas siéger ? Hugues prévient cette accusation qu’on pourrait lui opposer pour le forcer à assumer sa charge : il ne fuit pas ses responsabilités et se déclare prêt à siéger en catholique. Il semble lui-même recentrer le débat sur la question confessionnelle, ce qui pourrait conforter dans l’idée qu’Hugues est un catholique au-dessus de tout soupçon.

Ce serait aller trop vite en besogne. Hugues a été élu par les protestants pour qu’il les représente avec trois autres personnes au consulat. Cette élection manifeste la confiance des réformés à son égard. Comment se justifie-t-elle ? Ses relations ne sont certainement pas étrangères à ce choix : son frère Jean et ses amis Gabiano ont bien pu promouvoir sa candidature à son insu. La visibilité de ces amitiés concrétisées dans deux fastueux mariages a dû rassurer les protestants qui ne connaissent pas personnellement Hugues de La Porte et les incliner à lui accorder leur confiance. D’autant qu’il ne semble pas cacher sa bienveillance à l’égard des hérétiques même devant le consulat. La greffe de la séance consulaire du 23 juin 1551 indique que La Porte a siégé la veille dans une assemblée tenue à l’archevêché, en présence de l’évêque de Valence, au sujet des manifestations huguenotes où l’on chante des psaumes censurés en pleine rue. Il en fait le rapport au consulat le lendemain :

Aucuns disent que ces hérétiques menacent de piller les maisons, d’autres disent au contraire qu’ils sont très austères de mœurs et qu’ils veulent ramener la religion comme elle était du temps de St-Pothin avant que le clergé dissolu l’eut altérée et gastée62...

Ces lignes semblent rapporter impartialement les propos tenus par Hugues à l’assemblée, mais il l’étend davantage sur le discours mélioratif que sur l’accusateur. Entend-il défendre implicitement les hérétiques ? C’est possible, car il accorde plus d’importance à ceux qui dénoncent le clergé et font l’éloge des réformateurs tout en ne donnant pas son opinion. Cela dénoterait une certaine sympathie pour les idées réformées, et ce texte a bien pu être interprété ainsi par ses contemporains. Mais cela suffit-il pour en faire un homme digne d’une telle confiance qu’on le revête malgré lui d’une si grande responsabilité ? C’est douteux. Depuis ces premières marques de bienveillance à l’égard de la Réforme 15 années se sont écoulées, durant lesquelles Hugues a pu — sans qu’on en ait gardé trace — se montrer plus proche encore des protestants. Il est probable qu’il ait fréquenté le temple, notamment en 1562 après la prise de Lyon où cette pratique ne présentait plus de risque immédiat ; et ce, assez pour manifester son intérêt et s’attirer confiance et sympathie des réformés. Cette hypothèse est invérifiable mais vraisemblable, d’autant que la teneur des arguments invoqués pour ne pas siéger en 1567 laisse place au soupçon : « Il ne voulut accepter la charge, disant qu’il ne vouloit encourir la notte d’avoir iamais esté autre que Catholique63. » Soit Hugues de La Porte estime qu’il risquerait, en acceptant, d’être accusé ultérieurement d’hérésie, soit il prévient une accusation qu’on pourrait déjà lui faire en donnant un gage évident de son orthopraxie. Car comment pourrait-on l’accuser d’hérésie s’il n’a jamais donné de raisons autres que cette élection dont il n’est pas directement responsable ?

Si elle ne permet pas de confessionnaliser Hugues de La Porte, cette affaire, montre l’ambiguïté d’un homme qui cherche apparemment à se laver du soupçon d’hérésie et d’hétéropraxie au soir de sa vie. D’une vie qui, si elle ne montre aucune velléité schismatique, a envoyé suffisamment de signaux mal sentants de la foy pour qu’Hugues ait été considéré par les protestants comme un des leurs ou de leurs alliés.

Que peut-on dire d’Hugues de La Porte au terme de cette courte réflexion ? Si sa production littéraire, ses relations et ses discours ne permettent de le classer sûrement dans une quelconque orthodoxie, il semble bien rester catholique : le mariage de sa fille en 1555 et sa mort en 1574 l’attestent en acte, et l’affaire de 1567 en parole. Ce qui ne signifie pas qu’il n’ait pas par ailleurs une pratique religieuse assez souple. Mais il convient de bien distinguer les concepts : appartenance confessionnelle, opinion doctrinale et pratique religieuse sont liées mais elles ne doivent pas être confondues : Hugues se sent catholique et non schismatique, ce qui ne l’empêche pas de fréquenter les deux cérémonies dominicales pendant un temps de sa vie au moins, tout en critiquant peut-être les abus de l’une et de l’autre.

Figure 2 : Signature d’Hugues de la Porte, dans H. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, Lyon : Auguste Brun, 1908, t. VII, p. 294.

À la fin de cette étude, la position et la foi d’Hugues ne sont guère plus simples à comprendre qu’au départ. Sa production éditoriale et ses relations ne peuvent attester une inclination calviniste. L’affaire de 1567 montre autant son attachement au catholicisme que l’ambiguïté du comportementd’un homme qui semble avant tout chercher à se prémunir plus des accusations d’hérésie que de l’hérésie elle-même. Mais contrairement aux individus étudiés par Th. Wanegffelen qui sont rejetés et soupçonnés des deux côtés, Hugues semble avoir su garder la confiance et l’estime de tous ses concitoyens. Cette confiance, il la reçoit d’abord parce qu’il l’a donnée : il n’a pas craint de s’associer publiquement aux Gabiano et de lier avec eux une véritable amitié nourrie d’affection réciproque, pas plus qu’il n’a hésité à apposer sa marque éditoriale au bas de livres soupçonnés d’hérésie. Après son choix confessionnel de 1567, il a persévéré dans un comportement niant les antagonismes religieux et promouvant, dans sa lettre à son gendre Henry de Gabiano, une attitude de conciliation moins intellectuelle et religieuse que pratique, une cohabitation qui refuse l’incompatibilité proclamée par les intransigeants des deux bords : on peut être hérétique et bon sujet du roi ; et on peut être catholique et avoir une vraie confiance, une véritable affection pour les réformés malgré les divergences d’opinions doctrinales et morales. A l’image de l’édit de tolérance de janvier 1562 qui veut préserver la communauté civique des divisions, Hugues de La Porte, en catholique débonnaire, refuse que son réseau familial et affectif soit désintégré pour cause de religion.

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1. Claude de RUBYS, Histoire véritable de la ville de Lyon, à Lyon chez Bonaventure Nugo, 1604, p. 409. Consulté au Fonds ancien de la Bibliothèque municipale de Lyon, cote 146951.

2. C. de RUBYS, op. cit., p. 389.

3. Cette expression est la traduction du concept allemand d’E. W ZEEDEN, Konfessionsbildung. Le concept de confessionnalisation (traduction de l’allemand die Konfessionnalisierung) est développé par l’historien allemand H. SCHILLING dans Konfessionalisierung und Staatsinteressen : internationale Beziehungen, 1559-1660, Munich : Paderborn, 2007. La dichotomie entre une confessionnalisation forte et une faible vient de Philip Benedict qui distingue une confessionnalisation forte qui s’exprime dans tous les domaines et tisse un dialogue étroit avec l’État en construction et une confessionnalisation faible qui revient à une simple cristallisation des dogmes religieux et n’a de réalité que dans la sphère religieuse et ecclésiastique. Cf. « Confessionalization in France ? Critical reflections and new evidence », in Raymond A. MENTZER — Andrew SPICER (dir.), Society and culture in the Huguenot World, 1559-1685, Cambridge : Cambridge University Press, 2002.

4. Sur Aimé Maigret, cf. H. HOURS, « Procès d’hérésie contre Aimé Maigret (Lyon, Grenoble, 1524) », Bibliothèque dHumanisme et Renaissance, 1957.

5. Sur le procès de Baudichon de la Maison Neuve, cf. Procès de Baudichon de la Maison Neuve accusé d’hérésie à Lyon, 1534, éd. J.-G. Baum, Genève, 1873,

6. R. GASCON, Grand commerce à Lyon au XVIe siècle, t. II : Lyon et ses marchands, Paris : SEVPEN, 1971.

7. Y. KRUMENACKER (dir.), Lyon 1562, capitale protestante : une histoire religieuse de Lyon à la Renaissance, Lyon : Olivétan, 2009.

8. Un extrait de la chronique de Rubys déjà citée rend compte du problème de souveraineté posé aux autorités lyonnaises par les privilèges de foire défendus par les ambassadeurs allemands et suisses. Cf. op. cit., p. 368.

9. La confrontation entre ces différents acteurs ecclésiastiques et son impact sur la confessionnalisation sont abordés dans G. de GROëR, Réforme et Contre-Réforme en France : le collège de la Trinité au XVIe siècle à Lyon, Paris : Publisud, 1995.

10. Y. KRüMENACKER, op. cit., p. 126.

11. Ibid., p. 130.

12. R. Gascon mentionne cette liste dans sa thèse déjà citée. Mais celle-ci n’a pas été localisée et d’aucuns doutent même de son existence.

13. Cl. de RUBYS, op. cit., p. 392.

14. Cf. CC. 147, A.L.

15. H. BAUDRIER, Bibliographie lyonnaise, Lyon : Auguste Brun, 1908, t. VII, p. 264.

16. Jean TRICOU (éd.), La Chronique de Jean Guéraud, Lyon : M. Audin, 1929, p. 83.

17. Th. WANEGFFELEN, op. cit.

18. Pour tout ce qui touche à la censure et aux index publiés par la Sorbonne au xvie siècle, consulter le manuel dirigé par J. M. de BUJANDA (éd.), Index des livres interdits, t. I, Genève : Droz, 2002.

19. Cité dans J. M. de BUJANDA, op. cit.

20. Ibid, p. 39.

21. Jean-François GILMONT, « Le “Protestantisme” des libraires et des typographes lyonnais (1520-1560) », Revue d’histoire ecclésiastique, 101/3-4 (2006), p. 988-1013.

22. H. BAUDRIER, op. cit., t. VII.

23. Proclamation orale et publique d’un édit ou règlement par là promulgué et rendu obligatoire.

24. Claude Cussonnet, not., AN.

25. Claude LONGEON, op. cit.

26. La question est posée par J.-F. Gilmont dans son ouvrage déjà cité à propos d’E. Dolet dont il questionne les motivations éditoriales : l’amour de la provocation et l’appât du gain ont selon lui été plus important qu’une foi dont la vie licencieuse même du personnage qualifié d’épicurien montre l’ambiguïté.

27. Y. KRUMENACKER, « Le livre religieux à Lyon au xvie siècle », Bulletin de liaison de l’Association des Bibliothèques Chrétiennes de France, 2007, p. 20-31 : [http://www.abcf.fr/images/bulletinPDF/bull_abcf_135.pdf].

28. Un homme franchissant un seuil dont il saisit la porte brisée. C’est une référence évidente à Samson et à l’épisode de Juges 16 lorsqu’il part de nuit de la ville de Gaza, emportant sur ses épaules portes et battants. Cf. les reproductions dans BAUDRIER, op. cit., t. VII.

29. Les théologiens ont tout de même attaqué la première version de ce bréviaire retiré de l’index après les corrections proposées par Rome. Cf. J. M. de BUJANDA, op. cit.

30. A ce sujet, cf. Henri MEYLAN, Les aspects de la propagande religieuse au XVIe siècle, Genève : Droz, 1957.

31. Guy BEDOUELLE — Annie NOBLESSE-ROCHER, « La Bible lue au temps des Réformes », Supplément aux Cahiers Évangile n° 146 (2008).

32. Biblia sacra ex santis Pagnini tralatione, 1542, cote 100016.

33. Biblia Sacrosancta Testamente Veteris & Novi, 1544, cotes 100017 et 100017 (2).

34. Biblia Concordantia, 1546, cotes Rés 31556 et 20035.

35. Elsa KAMMERER, « La lettre biblique et l’esprit lyonnais. Humanisme et pensée religieuse à Lyon (1510-60) », in Y. KRUMENACKER, op. cit.

36. J. P. DELVILLE, « L’évolution des vulgates et la composition de nouvelles versions latines de la Bible au xvie siècle », in M. C. GOMEZ-GÉRAUD (dir.), Biblia, les Bibles en latin au temps des Réformes, Paris : PUPS, 2008.

37. J. M. de BUJANDA, op. cit.

38. Expression empruntée à Th. WANEGFFELEN, op. cit.

39. Le contrat du 14 février 1540 passé entre la Compagnie des Libraires et Servet est conservé aux archives notariales. Baudrier, qui le reproduit à la page 266 du t. VII, note la cote suivante : Cotereau, not., A.N.

40. Cf. J. M. de BujANDA, op. cit.

41. R. JiMENÈs, « Pratiques d’atelier et corrections typographiques à Paris au xvie siècle », in Ch. BÉNÉVENT, A. CHARON, I. Diu et M. VèNE (éd.), Passeurs de Textes, imprimeurs et libraires à l’âge de l’humanisme, Paris : École des Chartes, 2012.

42. « ex libris Thoma Bergierprioris costa sancti andrea ».

43. « Ex Libris francisci Bergier prioris St petri de chalancone ».

44. « Aymarius Bergerius Abbas Saonis et prior priorate qui ... ? j. Il me possidet ».

45. B. ROUSSEL, « La Biblia éditée par Robert Estienne à Paris, en 1532 », in M. C. GOMEZ-GéRAUD (dir.), Biblia, Paris : PUPS, 2008, p. 107-127.

46. Cf. note 35.

47. Op. cit. en note 33.

48. Cf. l’affaire des Psaumes de Marot traitée dans l’ouvrage collectif cité en note 25.

49. Cf. C. de RUBYS, op. cit., p. 359.

50. Cf. La Chronique de Jean Guéraud, p. 143-144, paragraphe 277.

51. Cf. BAUDRIER, t. VII, p. 264.

52. Cf. BAUDRIER, t. VII, p. 143.

53. Cf. BAUDRIER, t. VII, p. 289. Cote de l’archive notariale : Claude Cussonnet, not., A.N.

54. Th. WANEGFFELEN, op. cit. : il s’agit de la typologie à quatre termes : nicodémite, temporiseur, moyenneur et irénique.

55. C. de RUBYS, op cit., p. 389 : « l’accusants [Aneau], comme la verité estoit bien telle, que c’estoit luy qui avoit semee l’heresie à Lyon ».

56. Cf. C. de RUBYS, op. cit., p. 392 ; La Chronique de Jean Guéraud, p. 141-142, paragraphe 275.

57. Cf. BAUDRIER, t. IX.

58. La Chronique de Jean Guéraud, p. 5.

59. C. de RUBYS, op. cit., p. 409.

60. Les actes de ce procès sont reproduits fidèlement dans BAUDRIER, t. VII, à partir de la p. 268.

61. Ibid., p. 271 (pièce 3 du procès).

62. Cf. BAUDRIER, t. VII, p. 289. La cote indiquée est : Séance consulaire, A.L.

63. Cf. ci-dessus, note 54.