Discours de Mme Anne Hidalgo
maire de Paris
Monsieur le président de la Fédération Protestante de France, cher François Clavairoly,
Messieurs les représentants des cultes qui sont partie prenante de l’âme de Paris,
Mesdames et Messieurs les élus, Madame la présidente de la Société d’Histoire du Protestantisme Français,
Mesdames et Messieurs,
C’est avec beaucoup de gravité mais également beaucoup de joie que je prends la parole aujourd’hui pour l’inauguration de cette plaque en hommage aux Parisiens victimes des massacres de la Saint-Barthélemy.
La gravité d’abord va de soi quand on évoque la mémoire d’hommes, de femmes et d’enfants assassinés au cœur de leur ville par leurs concitoyens. Elle est donc d’abord de l’ordre du recueillement – ce recueillement silencieux qui sait prendre le relais des mots face au bruit et à la fureur des assassinats, des lapidations, et des meurtres de masse qui jalonnent l’histoire humaine. Mais la gravité s’étend à la parole : à la parole scientifique que nous venons d’écouter lors du remarquable discours du professeur Olivier Millet – à la parole religieuse dont le pasteur François Clavairoly nous a fait entendre dans toute son universalité et toute sa générosité – à la parole politique dont elle doit constituer le centre : le centre de gravité.
J’en viendrai donc à la joie et à l’espérance dont cette cérémonie est empreinte, mais je souhaite d’abord dire quelques mots des conditions du massacre dont nous honorons les victimes.
Je ne reviendrai pas sur les faits tels que les a établis Olivier Millet et tels que les analysent les historiens avec toujours plus de précision dans leur travail d’explication et d’élucidation qui est à mes yeux fondateur de notre pacte social.
J’en retiens ce que chacun devrait en savoir : une journée d’été à Paris, une société française traversée de tensions religieuses et politiques, une atmosphère plus proche de la guerre que de la paix civile, et en l’espace de quelques jours, le massacre de 3 000 protestants parisiens et de 10000 protestants français.
À l’origine de ces massacres, une pluralité de causes – là encore, expliquer n’est pas excuser. Causes culturelles imputables au fanatisme religieux aussi répandu, quoique sous des formes différentes, chez les élites que chez le peuple. Cause politiques imputables à l’arbitraire et à la fragilité d’un pouvoir incapable de voir dans la différence autre chose qu’une menace. Causes diplomatiques imputables à l’addition de plusieurs raisons d’état particulières qui a conduit à un état général de déraison.
C’est aux historiens d’élucider l’équation complexe qu’ont formée d’un côté ces causes et de l’autre un massacre qui est devenu, dans notre langue, un des archétypes du pire dont une société est capable.
Mais c’est au politique, et ce rôle je veux l’assumer, de montrer comment une somme de pensées, de paroles et d’actes inacceptables peut conduire une extrême civilisation à se transformer en extrême barbarie.
Et c’est bien de barbarie, c’est-à-dire d’étrangeté à l’humanité-même, qu’il est question avec les massacres de la Saint-Barthélemy.
Cette barbarie, et c’est une leçon fondamentale à mes yeux, frappe aussi bien le peuple que les élites. Où le premier dépèce les corps de celles et ceux qu’il a assassinés pour leur contester toute appartenance à l’humanité au-delà même de la mort, les secondes balaient d’un revers de main la mémoire des êtres humains qui ont perdu la vie. Je pense évidemment au roi d’Espagne qui ose réagir à l’annonce de la nouvelle en disant que c’est le plus beau jour de sa vie. Mais je pense également au roi de France qui, le 26 août, au cours d’un lit de justice en endosse publiquement la responsabilité des assassinats en disant avoir voulu prévenir l’exécution d’une malheureuse et détestable conspiration.
C’est donc bien à la fois le fanatisme des élites et ce que j’appellerai l’inculture des masses qui ont semé la mort et la profanation de la mort dans Paris les 24 et 25 août 1572. Et il y a là à mes yeux une vraie leçon politique adressée par l’Histoire à tous les gouvernants de notre temps. Ceux qui délibèrent, qui dirigent et qui décident ont toujours une responsabilité éminente dans la répression des minorités, quelles que soient ces minorités. Celui qu’on désigne comme un sous-homme, ou comme un citoyen de seconde zone, où comme un danger pour la vérité, on prépare les conditions de sa mort. Il est donc fondamental de rappeler l’ensemble de ceux qui ont une part de la parole publique que leurs détestations désignent des victimes – que leurs haines arment des coupables – que ceux qu’ils exècrent aujourd’hui, d’autres qu’eux les extermineront demain.
La seconde leçon à usage immédiat que je tire ce matin de ces massacres, c’est, pour reprendre une expression chère au protestantisme, que la vérité est un sacerdoce universel – c’est-à-dire, pour préciser ma pensée, qu’aucun pouvoir temporel ne doit s’en prévaloir pour humilier ses adversaires, ou exterminer ses ennemis. C’est parce qu’ils croient détenir la vérité pure, que les ligueurs catholiques voient dans les protestants non pas seulement une menace pour leur pouvoir mais bien une force obscure qui ne mérite pas d’exister. Et c’est en gagnant l’esprit et le cœur d’un grand nombre de Parisiens que ce fanatisme a fait d’eux des assassins. Là encore, de l’homme de cour à l’homme de rue, c’est une seule et même passion qui se déploie le jour de la Saint-Barthélemy : celle d’éliminer, de rayer de la face de la terre celles et ceux qui aspirent à penser et à prier différemment. Comme le génocide des tutsis que je célébrais la semaine dernière, le massacre des protestants à la Saint-Barthélemy naît de la négation de l’autre pour conduire, la passion populaire aidant, à son extermination. Cette négation peut être d’essence religieuse ou philosophique – dès qu’elle gagne l’ordre politique, puis l’ordre social, elle se transforme en ce qu’on pourrait appeler une dynamique incontrôlable d’extermination.
Cette notion de dynamique incontrôlable d’extermination m’amène à la troisième et dernière leçon que je souhaite tirer de la Saint-Barthélemy dans l’ordre de la gravité politique. Tous les historiens insistent en effet sur le fait que le massacre, que certains stratèges voyaient comme un moyen de protéger le pouvoir royal, se transforme vite en insurrection contre lui. Dès le matin du 24 août, Charles IX avait ordonné l’arrêt des tueries mais il ne maîtrisait plus rien de ce qu’avec d’autres il avait déclenché ou laissé déclencher. Et on sait qu’il a dû attendre le mois d’octobre pour reprendre le contrôle total de Paris. Il y a là une vérité essentielle que doivent méditer les incendiaires et les pyromanes qui croient pouvoir tirer profit de la violence qu’ils installent. La guerre civile a ses bourreaux et ses victimes – souvent dans les deux camps. Mais elle n’a jamais de vainqueur. Il est donc fondamental de veiller en permanence à la concorde qui passe par la liberté de conscience et, dans notre pays, par la laïcité.
La concorde, la liberté de conscience, la laïcité sont au cœur de la cérémonie qui nous réunit ce matin – et c’est là le motif de la joie que j’évoquais au début de mon intervention. Le souvenir que nous commémorons éloigne Paris du pire et l’amène au meilleur. Le pire, ce sont ces 3 000 protestants que de moins humains qu’eux ont voulu éradiquer de l’espèce humaine. Le meilleur, c’est cette Ville qui s’enrichit de ses différences et de sa diversité, qui est fière de son identité riche et multiple et qui aspire à être la patrie du genre humain. Cette ville, c’est notre ville et nous l’aimons.
Aimer Paris en effet, c’est considérer son passé avec toute la lucidité possible. C’est oser dire que son Histoire riche et ancienne est aussi faite de douleur et d’humiliation. C’est oser rappeler que ses trésors sont parfois environnés d’ombre, que ses triomphes sont parfois entachés de manquements et d’exaction, que ses héros ont dû vaincre ses lâches pour lui redonner régulièrement le visage éclatant de la justice. C’est affirmer que la beauté et la grandeur de Paris sont des victoires remportées sur la tentation, toujours renaissante et toujours présente, de la violence, de la haine, du mépris ou de la négation de la dignité humaine.
Cette tentation, la société parisienne y résiste admirablement. Frappée par le fanatisme le plus aveugle, elle refuse de stigmatiser les musulmans. Confrontée à la crise des migrants, elle refuse de se réfugier derrière des frontières, des barrières. Et si elle parvient pour l’instant, à l’épreuve de la crise, à résister à la tentation du refus, c’est à la fois parce qu’elle est fondamentalement attachée à la laïcité et parce qu’elle reconnaît la part active et féconde des religions dans la vie de la cité.
Cette laïcité n’est un camp et la laïcité n’est pas un clan. Elle est le bien commun que nous avons tous en partage, croyants comme non croyants. Elle est une capacité à nous allier, à agir et à vivre ensemble malgré les divergences sociales, y compris les divergences morales. Elle suppose d’accepter une part d’ambivalence et d’imperfection, de se détacher de la pureté des idéaux. Elle implique non pas une tolérance abstraite, mais un sens pratique de la fraternité et de la confiance. C’est à ce titre qu’elle nous protège. Elle nous fait prendre le monde comme il est et non comme il devrait être – préférer la paix à l’ordre, la porosité des frontières à leur imperméabilité, et les risques du dialogue au confort du monologue. Elle est quelque chose comme le droit coutumier d’une société qui se sait imparfaite – et non le droit, naturel ou positif, d’une société qui se croit ou se veut parfaite.
Cette cérémonie est en effet davantage qu’une commémoration, même si elle a l’immense mérite d’inscrire davantage le protestantisme dans la trame d’une ville qui, comme la République, lui doit beaucoup. Elle est un signe d’espérance et de concorde. Elle est une réponse actuelle au fanatisme en posant la laïcité à la fois au fondement de la liberté qu’elle procure, de l’égalité qu’elle garantit et de la fraternité qu’elle fait grandir.
Au bord de la Seine où furent jetés les cadavres de plusieurs de ceux dont nous honorons la mémoire, je souhaite conclure, en présence de tous les représentants des cultes, sur l’importance des ponts que nous ne devons jamais cesser les uns vers les autres.
Pour être soi, écrivait l’historien Jean-Pierre Vernant, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre et cesser d’être. On se connaît, on se construit par le contact, l’échange, le commerce avec l’autre. Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont.
Les ligueurs catholiques d’il y plusieurs siècles ont pu incarner cette humanité « enclose dans son identité » au point de s’y perdre et de s’y trahir. D’autres malheureusement ont pris et prendront la suite. Seule compte notre détermination à rester humains et à rester unis à l’épreuve de la terreur.
Paris est cette ville dont le peuple a toujours su se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui. Aucune menace ne doit lui faire oublier, à ce peuple fiévreux, que la porte de l’avenir s’ouvre vers l’extérieur. Il ne s’agit évidemment pas d’unanimité, entre des Parisiens supposés identiques, mais d’unité entre les Parisiens qui se connaissent et se reconnaissent comme différents.
C’est la raison pour laquelle nous devons nous battre pour que Paris reste cette ville où on se connaît, on se construit par le contact, l’échange, le commerce avec l’autre. C’est ce que je retire de cette cérémonie et ce que signifie cette plaque : notre désir de sécuriser non pas seulement nos vies mais notre vie commune – non pas seulement nos libertés mais l’espace de justice et de paix que dessine leur dialogue.