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Allocution de M. Olivier Millet

professeur à l’Université Paris IV au nom de la Société de l’histoire du protestantisme français

Madame la Maire, Monsieur le Maire d’arrondissement, Monsieur le Président de la Fédération protestante, mesdames et messieurs les élus, mesdames, messieurs,

La Saint-Barthélemy est un mythe autant qu’une atroce réalité historique. Vouloir séparer les deux, même si on peut les distinguer, serait illusoire.

C’est un mythe, d’abord parce que l’événement reste en partie énigmatique pour les historiens actuels : la suite exacte des prises de décision successives qui y a conduit nous échappe, même si on peut en comprendre le sens dans le contexte à long terme des guerres de religion du xvie siècle. D’autre part, n’oublions pas que le massacre, qui s’est étendu aux provinces jusqu’en octobre 1572, a été très vite célébré triomphalement, notamment en France, entre autres par de nombreux écrivains et poètes, comme un coup d’état de génie, d’une prudence sans pareille. Cette célébration, qui nous scandalise aujourd’hui, et que corrigent les vers géniaux d’Agrippa d’Aubigné que nous allons pouvoir lire sur la plaque commémorative, légitimait le crime aux yeux des responsables politiques et d’une population souvent rendu enthousiaste par lui. Selon cette propagande, en s’attaquant à Coligny le 22 août 1572, puis, conséquence terrible de ce premier attentat, en assassinant plusieurs dizaines de chefs huguenots, on avait éliminé la source de toute nouvelle guerre civile pour l’avenir. Illusion pitoyable, et qui ne peut cacher ni justifier le développement du crime en massacre général (sans doute contre le gré de la monarchie) d’environ trois milliers de personnes à Paris ( jusqu’au 29 août) et de dizaines de milliers en province, dans une atmosphère hystérique d’hallucination collective qui a marqué ces jours et ces semaines terribles. Enfin la Saint-Barthélemy est devenu un mythe sur le long terme. Événement traumatisant pour les réformés français et pour les protestants européens, voué ensuite, aux yeux des autorités françaises soucieuses d’établir durablement la paix civile (notamment celle de 1598 et de l’édit de Nantes, que nous rappellent au-dessus de nous la statue d’Henri IV et le Pont- Neuf), à l’oubli au moyen d’une nécessaire et impossible amnésie collective, elle est devenue progressivement, surtout à partir du xviiie siècle, la référence mythique universelle qui permet de condamner tout fanatisme religieux ainsi que le machiavélisme politique. Positivement, elle a alors servi d’envers noir à un idéal positif et laïc de tolérance et de fraternité. Mais cette fonction-là du mythe fut à son tour dépassée quand l’intolérance s’attaqua plus tard, au cours de notre histoire, et de façon parfois également ou plus effroyable encore, à la religion elle-même et à des groupes de victimes nouveaux.

L’énormité générale du fait, mais aussi son caractère mythique, expliquent sans doute qu’il n’y ait pas eu à Paris de lieu commémoratif avant l’heureuse initiative, prise par la Ville de Paris, que nous fêtons en ce jour. La statue de l’amiral de Coligny, devant le Louvre, non loin d’ici, relève en effet d’une autre forme de mémoire, individuelle et héroïque. Or le caractère collectif du massacre et son horreur largement anonyme nous rappellent qu’au-delà du premier coup contre Coligny, la politique concerne la collectivité, tous et chacun. Dans le contexte de l’époque, trois faits ressortent à cet égard, sur lesquels on peut méditer. Il y avait à l’époque des tensions et des ambiguïtés, au sommet de l’État monarchiques, entre des politiques également possibles, mais incompatibles entre elles, à l’égard de la minorité réformée ; la confusion des jeux de pouvoir, des promesses (dont celle que constitue le mariage du réformé Henri de Navarre avec la catholique Marguerite de Valois, quelques jours auparavant) et des hésitations ont favorisé dans ce contexte le déclenchement d’un mécanisme qui a échappé tragiquement à tout contrôle rationnel et humain. Deuxièmement, dans le cadre international et stratégique de ces années-là, la monarchie hésitait à intervenir aux Pays-Bas en faveur des patriotes révoltés contre l’Espagne ; cet énorme enjeu extérieur a pesé dans la balance, et interféré dramatiquement avec la politique intérieure. Enfin, et surtout, la Saint-Barthélemy résulte d’une atmosphère de défiance généralisée et durable, qui durait depuis plus de dix ans malgré les trois paix qui avaient conclu les trois premières guerres civiles, entre les Français aussi bien qu’entre leurs responsables politiques. Le soupçon et le complotisme ont prospéré sur l’absence de confiance. Ce fait nous rappelle que la tâche la plus noble de la politique, et une mission majeure des religions, consiste à entretenir la confiance publique, jusque dans les choix nécessaires qu’il faut bien opérer, et à mettre sans cesse en œuvre cette confiance dont chacun et chacune a besoin pour vivre avec les autres.

Je vous remercie pour votre attention.