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Reliques et miracles

Continuité de la controverse antipapiste au xixe siècle en France

Michèle Moulin

Bibliothèque de l’Institut

La production d’ouvrages de controverse religieuse en France entre 1814 et 1870 est abondante : un peu moins de 600 titres en tout, répartis à peu près également entre catholiques et protestants. Cela peut sembler quantitativement négligeable par rapport aux chiffres huit fois supérieurs du xviie siècle. C’est beaucoup si l’on rapporte ces chiffres à ceux du siècle des Lumières pendant lequel, il est vrai, les protestants n’avaient pas d’existence « officielle ». C’est assez peu comparé au chiffre global de la production de livres religieux : en effet, la controverse proprement dite représente entre 5 et 10 % de la littérature catholique, un peu plus du côté protestant en général et beaucoup plus si l’on s’en tient aux milieux évangéliques. Ce fut suffisant pour mener une étude qui mettait l’accent sur les textes catholiques1. Le choix des dates s’est imposé parce qu’il n’y pas eu de controverse sous le premier Empire, cependant qu’après la victoire prussienne de 1870 de nouveaux éléments sont venus modifier la donne. Je me suis peu penchée à l’époque sur la question des reliques, puisque mon travail insistait sur le passage progressif, pendant cette période, d’une controverse à dominante théologique à une polémique politique d’où le choix du sous-titre « Entre Bossuet et Maurras ».

Renouveau du culte des reliques dans le catholicisme français

C’est un thème qui a été assez peu étudié dans les travaux de la fin du xxe si l’on met à part les travaux, toujours remarquables, de Philippe Boutry2. Le xxie siècle est plus attentif à ce sujet qui a déjà vu paraître un ouvrage engagé, mais très bien documenté, d’Yves Gagneux aux éditions du Cerf3 et un colloque dont les actes ont été publiés en deux volumes sous le titre Reliques modernes, cultes et usages chrétiens des corps saints des réformes aux révolutions4. Au sein de cet ouvrage, l’article de Philippe Boutry, « Une recharge sacrale. Restauration des reliques et renouveau des polémiques dans la France du xixe siècle5 », doit être particulièrement signalé. Enfin la revue Arts sacrés, récemment fondée aux éditions du Cerf, a consacré le numéro de mars-avril 2014 aux « Reliques et reliquaires ».

On sait que la Révolution a détruit beaucoup de reliques, comme l’avait fait la Réforme deux siècles plus tôt. Or, depuis le xvie siècle, la controverse catholique associe étroitement Réforme et Révolution, la seconde procédant logiquement de la première selon l’argumentation développée par Bossuet dans son Histoire des variations protestantes. Pour les contemporains et leurs successeurs immédiats, les destructions révolutionnaires évoquent donc immanquablement l’iconoclasme huguenot, renforçant un parallélisme qui s’appuyait jusqu’alors sur l’exemple anglais. Ainsi en 1834, lors de la translation des reliques de saint Roland à Chézery dans l’Ain, l’abbé Jean-Irénée Depéry lie les deux vandalismes qui ont ravagé l’ancienne abbaye de Chézery :

Mais voici qu’après deux siècles et demi, du limon fangeux du calvinisme dont la corruption donna naissance au philosophisme, sort un nouvel ennemi de la religion catholique6.

Certaines de ces reliques ont pourtant été préservées. Le récit de leur sauvetage a rapidement pris un caractère hagiographique visant à célébrer aussi bien l’héroïque sauveteur que la relique elle-même dont l’authenticité est renforcée par sa survie, voire par sa réapparition, toutes deux plus ou moins miraculeuses. Les restes de Germaine de Pibrac, vénérée, sans avoir été cependant béatifiée, pour sa patience et sa piété, résistèrent à une immersion dans la chaux vive : ce « miracle » valut à la petite bergère, d’accéder à la béatification aux côtés de ses collègues plus illustres, Geneviève et Jeanne.

En dépit de la réinstallation, dès la période concordataire, des reliques encore pourvues ou non de leurs reliquaires, les pertes demeurent importantes. Après la chute de l’Empire, l’Église catholique entreprend la reconquête d’une France déchristianisée, à coup de missions et de processions ostentatoires menées à grand frais et à grand bruit. Il se produit alors un phénomène que Philippe Boutry a étudié dès 1979 : la translation des corps ou des reliques des martyrs retrouvés dans les catacombes romaines. L’intérêt pour ces « corps saints » s’était éveillé au xviie siècle, en pleine Contre-Réforme, après les premières fouilles et avait été copieusement raillé par les voyageurs protestants dont Maximilien Misson. En effet, dévots et trafiquants en tout genre s’étaient jetés sur cette manne. L’Église avait alors créé en une Congrégation des indulgences et des reliques dont la Custode avait le monopole de la translation des corps saints. Certaines de ces reliques avaient la France pour destination sous l’Ancien Régime, mais l’époque, philosophe et gallicane, ne s’y prêtait guère. Il en fut tout autrement après 1814. Philippe Boutry estime que, sur 2500 « corps saints » complétés ou reconstitués en cire à la mode italienne, le quart partit en France, surtout entre 1835 et 1850, soit que Grégoire XVI en eût fait cadeau à des visiteurs appréciés – au curé de Notre-Dame des Victoires, les reliques de sainte Aurélie en 1843 et à l’œuvre de la Propagation de la Foi à Lyon celles saint Exupère en 1838 –, soit que prélats ou curés eussent sollicité des reliques destinées à redynamiser la ferveur de leur diocèse ou de leur paroisse. On sait que le curé d’Ars fit beaucoup pour celles de sainte Philomène, sainte inventée (au sens archéologique du terme) au début du siècle dans les catacombes romaines et qui fut à l’origine de la guérison miraculeuse de Pauline Jaricot, éminente figure du catholicisme lyonnais à l’origine de l’Œuvre de la Propagation de la Foi.

Cette pieuse réplique au culte républicain des grands hommes – culte adopté dans une certaine mesure par les protestants7 – connut un succès certain avant que les progrès de l’archéologie ne vinssent disqualifier certains de ces nouveaux saints, dont la malheureuse Philomène qui finit par être exclue du Bréviaire en 1961. Dans les campagnes, la dévotion aux reliques se poursuivit, cependant que de nouvelles reliques, celles de saints contemporains, pouvaient être vénérées, parfois spontanément, par les fidèles, telles celles de saint Benoit Labre, celles de saint Jean-Marie Vianney ou celles de saint Pierre Chanel.

Contrairement à l’attitude réticente de l’Église à la fin des Lumières, on assiste, à partir de 1814, à une démarche plutôt réussie visant à récupérer des pratiques dévotionnelles populaires qui avaient échappé au contrôle du clergé pendant la Révolution et l’Empire, soit en raison de la disparition des clercs, soit à cause de la surveillance du gouvernement impérial. Sous la Restauration, on s’efforce de canaliser ces pratiques, de les contrôler afin de les faire servir à la re-catholicisation d’une France en majorité rurale. L’activité autour des reliques n’est donc pas négligeable : transfert, restauration, confection de reliquaires, exposition au public dans un lieu qui leur est dédié ou ostension lors de processions. Lorsque les reliques ont disparu, comme celles de sainte Geneviève à Paris, il n’est pas rare qu’on les remplace par un autre objet, une « relique de contact », une pierre du tombeau du saint par exemple. En 1845, l’évêque du Mans, Mgr Jean-Baptiste Bouvier, publie une Instruction sur les reliques de soixante-dix pages. Sous le second Empire, l’abbé Paul Guérin se livre à un travail de compilation hagiographique qu’il publie en quinze volumes entre 1866 et 1869 sous le titre Les petits bollandistes et qui fait la part belle à la dévotion aux reliques.

Réactions protestantes

C’est dans ce contexte de « retour des reliques », pour reprendre une expression de Philippe Boutry, que s’inscrivent les ripostes protestantes. Sur le thème éminemment populaire des reliques, le protestantisme libéral n’a pas beaucoup à dire comme on peut s’en douter. C’est du côté du Réveil qu’il faut chercher, et plus précisément dans les petits traités répandus à profusion dans les campagnes par les Sociétés bibliques et évangéliques de Paris, de Genève et de Londres. Les catalogues de la Société des Livres religieux de Toulouse, des frères Courtois, sont une source précieuse. On trouve des informations sur ce sujet dans les travaux récents de Jean-Yves Carluer8.

Les textes anciens, et en particulier le Traité des reliques de Jean Calvin (1543), demeurent une source importante ainsi que le fait observer sans indulgence en 1847 la Revue des deux Mondes, aussi hostile au Réveil qu’elle est favorable au protestantisme libéral :

Quant à la polémique, elle est restée dans le protestantisme ce qu’elle était au xvie siècle. Les réformés, beaucoup plus agressifs et intolérants que les catholiques, en sont encore à débattre des questions qui les occupaient à l’origine. Ils attaquent le Purgatoire, l’idolâtrie de la Messe, le culte des saints, Les Reliques juives et païennes de l’archevêque de Paris et ils vivent de Calvin, comme leurs adversaires de De Maistre et de Bonald sans oublier et sans apprendre9.

La Revue des deux Mondes vise particulièrement les écrits de Napoléon Roussel dont elle cite sans le nommer plusieurs « traités » : Le Purgatoire (1846)10 et surtout les Reliques juives et païennes de l’archevêque de Paris, une brochure de douze pages, au titre intrigant et provocateur, publiée en 1845. Rappelons qu’on désignait par traités, traduction littérale de l’anglais « tracts », les minces brochures distribuées ou vendues à bas prix par les colporteurs et les évangélistes du Réveil. Napoléon Roussel, protestant converti au Réveil sous l’influence d’Adolphe Monod, s’en était fait une spécialité depuis 1835 environ. Les reliques juives et païennes visaient Mgr Affre qui, par un mandement du 4 mars 1845, avait offert à plusieurs reprises à la dévotion parisienne les reliques déposées par Louis IX à la Sainte Chapelle : morceau de la croix, couronne d’épines, clous de la crucifixion. Roussel s’indignait dans un passage qu’il faut citer pour éclairer le titre déroutant de son traité :

Jésus-Christ, votre Dieu, a été couronné d’épines par une bande de brigands, cloué sur un bois infâmant par un terroriste juif ; percé d’une lance païenne et aujourd’hui on vous propose de vénérer cette épine, cette croix et ce clou ! […] autant j’aime Jésus mon Sauveur et mon Dieu, autant j’éprouve d’horreur pour les instruments qui ont déchiré son corps et causé sa mort. Mais le catholique romain ne doit pas y regarder de si près. Son devoir est de prier, adorer, vénérer tout ce qui se présente : instruments de supplice ou de bénédiction, apportez-lui tout ce qui se présente bois, pierres, calicots, il adorera tout ! tant il a besoin de s’abêtir sur la matière, au lieu de croire en Jésus-Christ11.

« Bois, pierres, calicots » sont des allusions à la dévotion à la Croix, à la pierre tombale de sainte Geneviève, et enfin à la Tunique sans couture du Christ, ou du moins l’une d’entre elles, exposée à Trèves à la même époque. En 1845 encore, l’infatigable polémiste publie anonymement une brochure de onze pages intitulée « Histoire d’un morceau de bois » et, sous son nom à La Rochelle, un petit traité décrivant une procession particulièrement grandiose offrant à la dévotion populaire ce que Roussel nomme tout bonnement « des os » : Les Saints de Saintes, ou Eutrope, Eustelle et les deux innocents.

Tout autant que l’aspect « païen » de ces dévotions, c’est le profit matériel qui pouvait en être retiré qui indignait les controversistes du Réveil. Bête noire du clergé catholique, Napoléon Roussel avait publié, dès 1837, un petit traité à succès intitulé La Religion d’argent dans lequel il mettait en scène un lord écossais interrogeant un curé sur le coût minimum du salut, c’est-à-dire sur le casuel dans l’Église romaine : partant du baptême pour finir aux messes des défunts, il arrivait à la somme considérable de 1 974 francs. Roussel opposait donc la « religion d’argent » au salut gratuit offert par la religion de l’Évangile. En 1849, ce traité en était à sa dix-septième édition. Il avait été complété en 1844 par Encore la religion d’argent qui abordait avec autant d’ardeur la question des reliques à travers l’exemple concret d’une Association apostolique qui vendait aux curés des reliques et des indulgences.

Ses Reliques juives et païennes brodent à l’envi sur ce thème en puisant dans Calvin, comme on peut s’y attendre, mais aussi et surtout dans les écrits de Collin de Plancy, un libre-penseur très anticlérical, lui-même lecteur et éditeur de Calvin. Aux énumérations traditionnelles de reliques ridicules ou scandaleuses : lait de la vierge, dent de l’enfant Jésus, saint prépuce « que la décence empêche de nommer », aux commentaires attendus sur l’aspect commercial du culte des reliques, Roussel ajoute des arguments plus contemporains en dénonçant l’usage politique qu’en fait une Église catholique qu’il suppose avec optimisme en voie d’extinction :

Elles ont attiré la foule, achalandé le clergé et enfin occupé le public de cette église romaine qui, sans un peu de publicité et de réclame, risquerait bien de tomber dans l’oubli12.

Lorsqu’il se scandalise que les voleurs d’Italie et les prostituées en Espagne portent des reliques pour obtenir le pardon de leur péchés, ce qui a pour effet de les empêcher de se convertir à l’Évangile et de changer de vie, il reprend les sarcasmes de Misson et des voyageurs protestants de l’âge classique, mais il fait aussi porter au catholicisme la responsabilité de la déchéance des Nations du Sud catholiques opposées aux libres et entreprenantes Nations protestantes, une argumentation qui, de Charles de Villers13 à Max Weber en passant par Edgar Quinet, se développe pendant tout le siècle14.

Roussel, dont les traités seront interdits sous l’Empire autoritaire, est peutêtre le plus connu et le plus exécré des controversistes. Mais il n’est pas le seul et la critique du culte des reliques est présente chez tous les controversistes du Réveil. Elle est particulièrement développée par trois d’entre eux : le Français François Puaux et les pasteurs genevois César Malan et Félix Bungener. Dans L’Anatomie du papisme et la réforme évangélique à Angers, lourd traité publié en 1845 dans le cadre d’une controverse avec l’abbé Maupoint, futur évêque d’Angers15, François Puaux consacre la soixante-neuvième lettre au culte des reliques et y reprend le Bouclier de la Foi de Pierre Dumoulin :

On cherche pour les adorer, les os des Apôtres, au lieu de rechercher leurs écrits, parce que ces os ne parlent pas, mais leurs écrits parlent et disent des choses horribles à ces Messieurs ; à ces os, on peut en substituer d’autres, mais ces Messieurs ne sauraient faire une autre Sainte Ecriture, et puis, il n’est pas si aisé de trafiquer des passages de l’Ecriture, que des morceaux de reliques, dont on vend même la vue, en faisant trafic d’une marchandise sans la livrer16.

L’année suivante, c’est la huitième de ses Conférences de Saint-Jean d’Angely qui traite des reliques. C’est alors, comme nous l’avons vu à propos de Napoléon Roussel, un sujet d’actualité :

Ce sujet est tout à fait approprié aux circonstances, car pendant que Trèves met sous clé sa lucrative guenille, et que l’archevêque de Paris referme précieusement les richesses de sa cathédrale, le clergé de Saintes se dispose à se prosterner devant les os de saint Eutrope17.

Et Puaux de poursuivre en ironisant sur le caractère gyrovague des reliques et sur leur propension à se multiplier, une thématique directement empruntée à Calvin.

Maupoint avait répondu à Puaux sur la question de l’antiquité du culte des reliques, un thème récurrent de la controverse, en invoquant le deuxième concile de Nicée18. Puaux lui répliqua par une note méprisante :

L’Église romaine adore les reliques d’après l’ordre du second Concile de Nicée, tenu en l’an 787 : Ossa, cineres, panos, sanguinem, sepulcra martyrum adoramus : Nous adorons les os, les cendres, les haillons, le sang et les sépulcres des martyrs (Action IV). Ce culte n’est pas digne d’une réfutation, tellement il est ridicule19.

Le vocabulaire des controversistes du xixe siècle est aussi coloré et injurieux que celui de leurs illustres prédécesseurs. Pour ne citer qu’un seul exemple, on constate que panos (vêtements) est régulièrement traduit par guenilles, nippes, calicots, chiffons pourris ou haillons comme dans le texte de Puaux cité plus haut.

À Genève, César Malan publie en 1840 un petit traité d’une quarantaine de pages Le culte de la croix et des reliques tel qu’il se pratique dans l’Eglise romaine est-il conforme à la Sainte Ecriture et à l’usage de l’Eglise apostolique ? C’est un chapitre de Pourrais-je jamais entrer dans l’Eglise romaine aussi longtemps que je croirais toute la Bible ? Question soumise à la conscience de tout lecteur chrétien publié en 1838 avec de nombreuses rééditions20 dans lequel Malan démontre, dans la plus pure tradition calvinienne, à un groupe de dévots (un notaire, un régent et sa femme) la fausseté, l’inutilité, et la nocivité des reliques. Dans Maître Jean le Huguenot, histoire ou roman comme on voudra, paru à Genève en 1844, dialogue entre un protestant et un catholique bien disposé à se laisser convertir, comme il est de règle ce type d’écrits qu’ils soient catholiques ou protestants, il insiste particulièrement sur le deuxième commandement (« Tu ne feras pas d’idoles »).

Les ouvrages que je viens de citer sont destinés à un public catholique peu instruit, d’où une virulence typique de la controverse des deux bords. De cette argumentation particulièrement outrancière chez Napoléon Roussel, Philippe Boutry se délecte visiblement dans son excellente étude. Il est dommage qu’il n’ait pas lu Bungener, dont le Manuel du controversiste évangélique destiné à un lectorat de pasteurs et d’évangélistes est d’une tout autre tenue, mais, je le reconnais volontiers, nettement moins amusant.

Félix Bungener, qui avait déjà publié Marie et la Mariolâtrie en 1856, dans le cadre d’une controverse avec l’abbé Mermillod, curé puis évêque in partibus infidelium de Genève, fait donc paraître en 1859 un Manuel du controversiste évangélique aisément transportable mais assez volumineux (515 p. in-16°), dans lequel il consacre plusieurs pages à la question des reliques. Son argumentation est serrée et se démarque de celle de Calvin en utilisant les textes (Évangiles et Actes des Apôtres). Il est vrai que son public n’est pas celui de Roussel, de Puaux et de Malan. Son manuel, toujours réédité d’ailleurs, est destiné à des lecteurs censés connaître la Bible et la citer à propos. Bungener leur indique seulement les passages utiles à leur démonstration, passages qu’ils se verront peut-être opposer par les controversistes catholiques. C’est le verset 12 de l’Evangile de Matthieu : « Et ses disciples, étant venus, emportèrent son corps, et l’ensevelirent. ».

Ils ensevelissent leur maître ; rien de plus naturel. Mais cherchez si vous trouverez quelque indice d’hommages religieux rendus par eux à ses restes ; cherchez s’il y a, dans tout le Nouveau Testament, un seul mot qui ait trait à un culte de ce genre.

La tête de Jean-Baptiste fut-elle recueillie avec son corps ? Saint Matthieu semble plutôt dire que non ; saint Marc de même. Malgré cela, et peut-être à cause de cela, car on dirait que l’Église romaine aime à être en contradiction avec tout ce qu’on lit dans l’Écriture, la tête de Jean-Baptiste a été fameuse entre toutes les reliques. On vous la montre entière à Rome, entière à San-Salvador, et, avec les fragments qu’on en possède en plusieurs autres villes, on en ferait encore deux ou trois21.

Sur le culte de la Croix, il cite Jean au verset 38 : « Et Pilate le lui ayant permis, il vint et enleva le corps de Jésus. »

Quoique les quatre Évangélistes soient assez détaillés en cet endroit, ils ne nous disent point que ni Joseph d’Arimathie, ni aucun des disciples de Jésus, ait mis quelque importance à conserver l’instrument de son supplice, la croix, le bois de la croix. On aurait cependant bien pu, sans aller jusqu’à la vénération superstitieuse dont ce bois a été l’objet plus tard, le conserver comme souvenir de Jésus. Il a bien fallu supposer qu’on l’avait conservé, mais les Épîtres n’en parlent pas plus que les Évangiles, et les trois premiers siècles pas plus que le premier ; les chrétiens de ces temps n’avaient pas besoin d’un morceau de bois pour se rappeler le grand mystère dont ce bois avait vu l’accomplissement. Essayez de vous figurer saint Paul vantant les vertus de la vraie croix ! Une seule phrase dans ce sens formerait un tel contraste avec tout ce qu’il a écrit, que jamais lecteur, même catholique, ne la croirait de lui.

On dit toujours la vraie croix. Pourquoi ? Hélas ! Parce qu’on sait bien qu’il y a fort à douter qu’on ait la vraie, si même on l’a jamais eue. Eût elle été conservée, il faudrait encore qu’elle eût été miraculeusement multipliée, car on ne saurait dire où il n’y en a pas eu quelque morceau. Les innombrables fraudes dont elle a été l’occasion en disent assez, à elles seules, contre le culte grossier qui les a provoquées22.

On voit donc que Bungener reprend lui aussi les arguments de Calvin dans ses commentaires.

Or le Traité des reliques n’avait pas été réédité en français depuis l’édition de Pontorson de 1601. Il sera réédité à Genève en 1863 seulement. Entretemps, les controversistes protestants ont pu le consulter à partir de 1822, publié en annexe au tome III du Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses ; précédé d’un Essai historique sur le culte des images et des reliques, sur les troubles causés par les iconoclastes etc., de Jacques-Albin-Simon Collin de Plancy (1794-1881), qui parut en trois gros volumes (1170 pages au total) de 1821 à 1822. Inutile de préciser que le Dictionnaire fut mis à l’Index en 1827, opera omnia et in odio auctoris.

Un mot sur la Libre Pensée. Collin de Plancy et ses suiveurs

Collin de Plancy, dans son introduction, louait la Réforme d’avoir préparé le terrain aux philosophes des Lumières :

Ils écrivirent contre le culte idolâtre ; Calvin fit le traité des reliques ; d’Aubigné les attaqua dans la Confession catholique de Sancy ; cette matière donna lieu à de vives diatribes, qui obligèrent la cour de Rome à mettre plus de circonspection dans les honneurs qu’elle rendait à ses saints. Ils éclairèrent aussi certaines classes du peuple en montrant que les ossements et les images qu’ils brulaient n’avaient aucun pouvoir ; et les prêtres ne s’acharnèrent si fort contre les protestants que parce qu’ils leur ôtaient une source abondante de richesses23.

Il allait jusqu’à excuser l’iconoclasme (« On leur dut l’anéantissement d’une multitude de reliques et d’images24 »).

Il cite abondamment Calvin tout au long de son Dictionnaire, avant de reproduire son Traité in-extenso, alors même qu’il ne donnait que des extraits du Traité des saintes reliques de l’abbé Louis Géraud de Cordemoy paru en 1719 :

Le petit livre de Calvin fit de l’effet ; l’abbé de Cordemoi tenta vainement longtemps après de le réfuter ; il annonça qu’il allait répondre enfin au livre du huguenot ; il fit un traité des saintes reliques, où il prouva que Calvin avait raison, puisqu’il ne montra nulle part qu’il eut tort25.

D’après Nicole Courtine, les écrivains protestants constituent environ 20 % des sources de Collin de Plancy26. La conclusion de son introduction pourrait avoir été écrite par un protestant :

On observera aussi que le culte des reliques et des images renait de toutes parts et qu’il est peut-être de temps de réclamer le retour aux simples règles de l’Evangile, qui ramènerait la vertu dans le sein de l’Eglise27.

À l’époque où paraissaient les textes de Napoléon Roussel et François Puaux, dont on ne peut douter qu’ils aient fait sans le nommer de larges emprunts à Collin de Plancy, ce dernier, ruiné en 1831, s’était rapproché du catholicisme à partir de 1838 jusqu’à se convertir en 1841 sous la houlette du P. De Hasque, supérieur général des jésuites de Hollande. Sa lettre de rétractation avait paru dans la presse catholique. Il lui avait été prescrit de racheter ses livres pour les brûler puis de les réécrire dans le sens catholique. Au moment de sa mort, en 1867, le manuscrit d’un « Dictionnaire des saintes reliques » était prêt pour remplacer ce que l’auteur appelait son « infâme dictionnaire ». Ce manuscrit a disparu, peut-être dans l’incendie des ateliers de Montrouge de l’abbé Migne, en 186828.

Après 1870, et dans l’atmosphère dévote de l’Ordre moral, qui multiplie pèlerinages et processions ostentatoires, quelques libres penseurs écrivent encore des ouvrages aussi virulents et généralement beaucoup plus grossiers que les textes protestants. Citons parmi les plus connus Le prêtre et le sorcier, Statistiques de la superstition d’André Saturnin Morin en 1872 ; La foire aux reliques qui fait suite en 1878 à L’Arsenal de la dévotion (1876) et au Dossier des pélerinages (1877) de Paul Parfait, ancien secrétaire de Dumas père, auteur de romans populaires et publiciste anticlérical.

Contrairement à Collin de Plancy, ces auteurs ne font aucune allusion aux écrits protestants et au Traité de Calvin. Le divorce entre le protestantisme évangélique et l’anticléricalisme militant est alors manifeste. Ainsi qu’il apparaît dans le Dictionnaire de Pierre Larousse (à l’article « Protestantisme » en particulier), la Réforme avec son libre examen est considérée comme une étape vers la libre pensée, un moment historique dépassé, cependant que les protestants contemporains, les évangéliques en particulier, ne sont pas loin d’être rejetés dans le camp honni des bigots.

Conclusion

La critique de la dévotion aux reliques est donc un thème récurrent repris, comme beaucoup d’autres, par les anticléricaux. Il est rapidement sorti, à la fin du xixe siècle, du champ restreint de la controverse théologique. Dans la mesure où l’Église catholique n’a pris ses distances que très tardivement et très progressivement avec la dévotion aux saints et aux reliques, les controversistes protestants ont continué à l’évoquer, leurs critiques s’inscrivent dans l’affirmationdusoli Deo gratia. Cependant, ces attaques n’ont pas forcément attiré beaucoup de sympathies aux évangélistes, parmi les populations rurales, au contraire de leur dénonciation du casuel, de la confession auriculaire ou de l’interdiction de lire la Bible. Ces dernières allaient dans le sens du mécontentement et des réticences populaires, réticences surtout masculines en ce qui concerne la confession. La dévotion aux reliques et aux images des saints au contraire, dans la mesure où elle ne coûtait rien (ou du moins peu de chose) et où elle n’empiétait pas sur la vie privée, était bien acceptée des populations, surtout rurales. Ces pratiques dévotionnelles leur fournissaient un support de sociabilité et une occasion de distraction, tout en flattant l’esprit de clocher et en marquant l’attachement au groupe. En outre, elles s’inscrivaient dans la longue durée, ce qui leur conférait un caractère familier et sécurisant. Alors même qu’ils dénonçaient le culte des saints et des reliques comme un héritage, voire un dédoublement d’antiques cérémonies païennes, tel Roussel dans Rome païenne (1844), les controversistes protestants ignoraient ou négligeaient l’enracinement ancestral de ces dévotions dans des cadres coutumiers dont leurs auditoires catholiques, parfois, ne pouvaient ni ne voulaient se défaire.

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1. Michèle Sacquin, Entre Bossuet et Maurras. L’antiprotestantisme en France de 1814 à 1870, Paris : École des Chartes, 1998.

2. Philippe Boutry, « Les saints des Catacombes. Itinéraires français d’une piété ultramontaine (1800-1881) », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, Temps modernes, 1979, 91-2. Ce travail est repris de façon plus synthétique avec des chiffres actualisés dans Reliques modernes, cultes et usages chrétiens des corps saints des réformes aux révolutions, cité n. 4.

3. Yves Gagneux, Reliques et reliquaires à Paris, xixe-xxe siècle, Paris : Cerf, 2007.

4. Philippe Boutry, Pierre-Antoine Fabre et Dominique Julia (dir.), Reliques modernes, cultes et usages chrétiens des corps saints des réformes aux révolutions, Paris : EHESS, 2009.

5. Dans ibid, vol. 1, p. 121-173.

6. Jean-Irénée Depéry, « Relation de la translation des corps de saint Roland », p. 2-3, dans Ph. Boutry, op. cit., p. 160.

7. Musée des protestants célèbres ou portraits et notices biographiques et littéraires des personnages les plus éminents dans l’histoire de la réformation et du protestantisme, publié par Guillaume Tell Doin, Paris : Weyer, Treuttel et Wurtz, 1821-1824, dix tomes en 5 volumes.

8. Jean-Yves Carluer, « Les enjeux culturels de l’évangélisation protestante au xixe siècle », ThEv 6.3 (2007), p. 203-228.

9. « Statistique de la production intellectuelle de la France », dans Revue des deux Mondes, vol. 20, 1847, t. 4, p. 102.

10. Un titre utilisé aussi par Jean Barry, pasteur à Grenoble, et par André Blanc, pasteur de Mens, lors de leurs controverses avec l’abbé Prouvèze (Le Culte des saints, le Purgatoire, Grenoble, 1841-1842).

11. Les Reliques juives et païennes de l’archevêque de Paris, dans Napoléon Roussel, Traités-Roussel, Paris : Librairie protestante, 1848, p. 395.

12. Ibid., p. 398.

13. Charles de Villers, Essai sur l’esprit et l’influence de la Réformation de Luther. Ouvrage qui a remporté le prix sur cette question proposée dans la séance publique du 15 germinal an X, par l’Institut national de France, “Quelle a été l’influence de la réformation de Luther sur la situation politique des diffférents États de l’Europe et sur le progrès des lumières”, Paris, 1804.

14. Roussel a lui-même publié un gros ouvrage sur ce sujet : Les Nations catholiques et les Nations protestantes comparées sous le triple rapport du bien-être, des lumières et de la moralité, Paris : Meyrueis, 1854, 2 vol. in-8°. L’ouvrage fut traduit l’année suivante en anglais.

15. Mgr Armand-René Maupoint, Anatomie de l’« Anatomie du papisme » de M. Puaux, ministre du saint évangile, Angers : Barassé frères, 1845.

16. François Puaux, L’Anatomie du papisme et la réforme évangélique à Angers. Lettres angevines, Delay, 1845, p. 367-371. Il cite ici le Bouclier de la Foi de Pierre Du Moulin (Genève, 1630, p. 492). Maupoint publiait la même année un Bouclier de la foi. Manuel des catholiques, développement en 587 pages de son Anatomie de l’Anatomie qui n’en comptait que 64.

17. François Puaux, Conférences de Saint-Jean d’Angely, Paris : L. R. Delay, 1846, p. 46-57.

18. Mgr Armand-René Maupoint, Anatomie de l’« Anatomie du papisme », op. cit., p. 544-547 : « Sur les reliques ».

19. Ibid., p. 371.

20. P. 142 : « Administration du salut. Quatrième visite. Le culte de la Vierge Marie, des saints, des anges, des images, des reliques. »

21. Ibid., p. 39.

22. Ibid., p. 195.

23. Jacques Collin de Plancy, Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, Paris, 1822, t. I, p. lii.

24. Ibid.

25. Op. cit., p. liii.

26. Reliques modernes, op. cit., t. I, p. 252.

27. Jacques Collin de Plancy, Dictionnaire critique des reliques, op. cit., p. lvii.

28. Nicole Courtine, « Collin de Plancy (1794-1881) et le Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses », dans Reliques modernes, op. cit., t. I, p. 209-271.