Introduction
Hugues Daussy
Université de Franche-Comté
Au cœur des réflexions conduites par les théologiens protestants, la question des reliques est devenue un lieu commun de la controverse religieuse dès les premiers temps de la Réforme. Enracinée dans les réflexions conduites par les humanistes chrétiens dans le sillage d’Érasme, la polémique portant sur l’existence même de ces « objets » et sur leur sacralisation s’est rapidement développée pour prendre une ampleur telle que Calvin, en 1543, lui a consacré l’un de ses ouvrages les plus célèbres, le fameux Traité des reliques. Loin de rester cantonnée aux écrits fondateurs des différentes confessions évangéliques, la controverse s’est ensuite déployée à travers les siècles et, aujourd’hui encore, la problématique des restes corporels de personnages emblématiques et de leur statut persiste à préoccuper nos contemporains, comme on a pu le mesurer récemment avec la redécouverte de la tête présumée d’Henri IV, seul prince protestant à avoir régné sur la France.
Le dossier réuni dans ce numéro, fruit d’une journée d’étude organisée par le Groupe de Recherche en Histoire des Protestantismes (GRHP) en mai 2014, met en lumière quelques aspects des recherches les plus récentes conduites sur cette question dans une perspective diachronique, du xvie siècle jusqu’à nos jours. Il permet d’observer de nombreuses permanences dans l’approche de ce qui est demeuré, au fil des siècles, l’un des marqueurs essentiels de la frontière confessionnelle entre monde protestant et monde catholique.
Pratique de piété éminemment populaire, la dévotion aux reliques, qui était considérée par Érasme comme une manifestation de superstition, est unanimement et constamment condamnée par les théoriciens protestants comme une idolâtrie païenne. Omniprésente dans les écrits du xvie siècle, cette assimilation reste très vivace dans ceux du xixe siècle. Sur fond d’infraction au deuxième commandement, ce rejet des reliques s’inscrit dans la perspective du rapport à la mort et plus précisément dans l’appréhension d’une communication possible entre le monde des vivants et celui des morts par le truchement de restes corporels ou d’objets ayant été en contact avec le Christ et les saints. Véritable « opium du peuple » selon certains auteurs protestants, les reliques sont considérées comme l’un des éléments d’attraction essentiels du catholicisme sur les foules fascinées par la possibilité d’entretenir un contact matériel avec le divin.
La rhétorique du rejet de ces reliques et de leur adoration conserve des caractères constants, de Calvin au Réveil du xixe siècle en passant par leur reprise philosophique chez Bayle. Elle s’appuie sur un argumentaire dont les trois piliers sont invariablement le dégoût, la tromperie et la moquerie. Le dégoût est exprimé à l’égard de ces morceaux de corps morts arrachés à leurs sépultures, à travers tout le lexique de la répulsion qu’inspirent ces matières ordinaires et l’emploi de vocables que l’on retrouve en permanence à travers les siècles dans la littérature de controverse. La tromperie est celle de l’Église catholique qui, non contente de faire croire aux fidèles que ces restes sont sacrés, leur ment en forgeant une multitude de fausses reliques. Dès 1543, Calvin en avait dressé une première liste visant à démasquer l’imposture. La moquerie est une stratégie rhétorique de dénigrement et de démystification qui recourt volontiers à un certain humour dont la finalité est de priver ces objets de toute respectabilité. Il s’agit de discréditer la matérialité, voire le matérialisme catholique, et la critique conduit parfois les polémistes à établir un rapport entre ce culte des reliques entretenu par l’Église et la vente de biens spirituels par la papauté dans le seul but de s’enrichir sur le dos de fidèles trop crédules. Ces restes sont alors assimilés à des marchandises qui sortent de la boutique du pape, ou alors à de simples « babioles » sans valeur.
De cette condamnation découle, sauf dans le monde luthérien, une tentation iconoclaste qui aboutit aux nombreuses destructions que l’on connaît bien en France, aux Pays-Bas et en Angleterre, où des milliers de reliques ont été détruites dès le règne d’Henri VIII. Cet anéantissement partiel des restes vénérés par les catholiques a laissé des traces durables et causé un traumatisme réel dans certaines communautés, comme en témoigne la controverse qui demeure encore vivace à Orléans en 1684, juste avant la révocation de l’édit de Nantes, alors que les exactions huguenotes contre les reliques de saint Aignan remontent à 1562.
Pierre Bayle, qui observe la sensibilité religieuse des protestants, note qu’en dépit des efforts considérables déployés par les théologiens, le besoin et l’envie de croire ainsi que l’attrait exercé par le merveilleux et le miraculeux demeurent suffisamment puissants pour que le risque de séduction reste réel et requière, de manière récurrente, un effort de désenchantement du monde de la part de penseurs tels que lui.
À partir du xixe siècle, après que la Révolution française a légalisé le culte protestant en France, la controverse théologique sur les reliques demeure active, mais on voit alors émerger peu à peu une nouvelle dimension dans la conception même de la relique au sens large. Il n’est, dans certains cas, plus question de corps de saints ou même du Christ, mais de restes d’hommes illustres, de personnages emblématiques de l’histoire du protestantisme auxquels une tout autre valeur peut être attribuée. De manière connexe avec la renaissance du culte voué aux grands hommes, se développe ainsi une quête mémorielle et identitaire qui peut s’appuyer en partie sur la glorification laïque de grandes figures de la lutte conduite par la minorité réformée pour sa survie au fil des siècles. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre l’intérêt manifesté à l’égard des restes présumés de l’amiral Gaspard de Coligny dont le parcours chaotique a pu être reconstitué grâce à une enquête minutieuse. Véritable martyr de la Cause, mort en héros lors de la Saint-Barthélemy, il incarne plus que tout autre cette mémoire des temps glorieux du combat huguenot et la perpétuation de sa « légende » participe puissamment à la solidité du ciment identitaire qui unit encore les réformés français. Et sur le plan spirituel, en lieu et place des reliques mortes unanimement rejetées, c’est sur la Parole vive que, depuis le siècle de la Réforme, les protestants ont choisi de fonder leur relation au sacré.