Armand Reclus, Lettres de ses sœurs (1868-1874), texte établi par Gabrielle Cadier-Rey et annoté par Gabrielle Cadier-Rey, Rachel et Philippe Chareyre, Pau : Centre d’études du protestantisme béarnais, collection Correspondances n° 2, 2015, 248 p.
On le sait, les correspondances sont un instrument irremplaçable pour connaître la vie des personnes et des familles, en particulier au xixe siècle C’est encore plus net pour les grandes familles, comme celle du pasteur Jacques Reclus et de sa femme Zéline, qui ont eu 14 enfants dont 11 ont vécu jusqu’à l’âge adulte et dont plusieurs se sont illustrés. De plus, ces enfants ont eu des destins fort différents, depuis l’anarchisme et la participation à la Commune de Paris (en particulier Elisée), jusqu’à un certain conservatisme politique (comme Armand, officier de marine) et aussi un attachement au protestantisme, et à l’Église réformée ou, au contraire un détachement de toute croyance religieuse. En dépit de cette grande diversité de choix, dans cette famille, on s’entend fort bien et on s’écrit beaucoup. D’ailleurs, des lettres ont déjà été publiées, notamment celles d’Elisée, le plus célèbre des enfants de Jacques et Zéline Reclus2 ; mais aussi, dans le Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, celles d’autres enfants, moins connus3. en ce qui le concerne, Armand — le plus jeune de la famille — s’engage dans la marine en 1860 ; il devient aspirant en 1862, puis officier de quart en 1868. C’est alors qu’il est envoyé en Extrême-Orient pour un long périple qui le retient éloigné des siens jusqu’en 1872. Logiquement, sa famille lui écrit beaucoup. Les lettres de sa mère ont déjà été publiées par les soins de Gabrielle Cadier-Rey4. Cet ouvrage, qui reproduit une partie des lettres de ses sœurs5, complète donc la première publication et permet de mieux comprendre les liens d’affection qui unissent les « grandes sœurs » à leur « petit frère », parti au loin, et pour lequel elles s’inquiètent, d’autant plus que le courrier est lent : un échange de lettres met alors 6 mois (trois dans chaque sens). La plus grande partie de ces lettres ont été rédigées par Marie (1834-1918), qui a épousé le pasteur libéral Auguste Grotz. Comme ils n’ont pas eu d’enfants, on peut penser qu’elle reporte sur son jeune frère (il a 9 ans de moins qu’elle) une partie de son affection « maternelle ». Mais elle mène aussi une vie mondaine. En effet, son mari est pasteur à Nîmes et — bien que Jacques Reclus soit un très ferme partisan de la tendance évangélique affirmée — il est l’un des pasteurs libéraux les plus connus dans ces années où la querelle entre évangéliques et libéraux est particulièrement vive. Il est clair que Marie partage les convictions théologiquement libérales de son mari. Par ailleurs, Marie et Auguste Grotz habitent à Nîmes le « quai de la Fontaine », le quartier le plus chic de la ville, et ils sont parfaitement intégrés à la vie de bourgeoisie protestante nîmoise qui forme à elle seule une « société ». Les lettres publiées dans ce volume, tout comme celles des autres sœurs, Louise et Noémie, nous proposent donc une plongée dans la vie de la bourgeoisie protestante du Midi, saisie dans ses ressorts les plus profonds. On y voit, par exemple, qu’ils vivent entre eux (très peu de catholiques sont cités), que les relations mondaines (réceptions, bals, etc.) tiennent une place considérable, mais aussi qu’alors dans cette catégorie sociale le mariage est bien plus qu’une union entre deux personnes. Certes, les filles sont libres de refuser un « parti » qui leur déplaît (on y parle du « respect profond des droits qu’à le cœur de se donner à qui cela lui plaît », p. 37). Mais, comme l’écrit G. Cadier-Rey, ces lettres « montrent bien à quel point le mariage est à cette époque, à Orthez comme à Nîmes et partout ailleurs, la grande affaire des familles » (p. 225). Toutefois, la « grande histoire » rencontre aussi l’histoire familiale. Ainsi, dans l’été 1870, Marie devient infirmière volontaire à Strasbourg pendant le siège que lui imposent les Allemands, et elle évoque cette expérience dans ses lettres.
Au total, très bien présentées, pourvues de notes abondantes, précises et fort bien informées, ces lettres nous offrent une sorte d’autoportrait (involontaire) de la bourgeoisie protestante de la seconde moitié du xixe siècle, dans cette partie du Midi où les protestants sont assez nombreux localement pour être en mesure de fréquenter essentiellement des coreligionnaires.
André ENCREVé
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2. Elisée RECLUS, Correspondance, 3 vol., Paris : Schleicher, 1911-1915.
3. Lucien CARRIVE, « Lettres écrites par les filles du pasteur Jacques Reclus à Zoé Tuyès (Steeg) (1856-1863) », BSHPF 1997, p. 189-244 et 663-730.
4. Lettres de Zéline Reclus à son fils Armand (1867-1874) éditées par Gabrielle Cadier-Rey et Danièle Provain, Pau : Éditions du CEPB, 2013, 210 p.
5. Loïs est la sœur qui lui écrit le plus ; comme ses lettres sont très nombreuses, elles feront l’objet d’une publication ultérieure.