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Olivier FATIO, Louis Tronchin, une transition calvinienne, Paris : Classiques Garnier, collection Histoire des temps modernes n° 2, 2015, 1143 p.

Louis Tronchin, entre son père Théodore qui, avec Jean Diodati, avait représenté l’Église de Genève au synode de Dordrecht, et ses descendants, le procureur Jean-Robert et le médecin Théodore, qui a soigné Diderot, Voltaire et Rousseau, est un peu oublié. Bien à tort, découvrirons-nous en lisant sa biographie écrite par Olivier Fatio ; bien à tort, mais de façon assez explicable, pour les raisons que voici. Il n’a pour ainsi dire rien publié, sinon des thèses théologiques en latin, en 1670, un Sermon sur le grand incendie du Pont du Rhône, également de 1670, et, en 1700, une brochure sur la version des Psaumes corrigée par Conrart. Trois brochures totalement insuffisantes pour établir la réputation d’un penseur de premier plan.

Comment ce paradoxe s’explique-t-il ? Parce que le jeune théologien, après avoir suivi l’enseignement de l’Académie de Genève, sa ville natale, s’est rendu à Saumur, où il a écouté Amyraut exposer sa théorie de la grâce universelle : le Christ est mort pour tous les hommes (et non pas pour les seuls élus), dont le salut ne dépend plus que de la façon dont ils ont reçu cette bonne nouvelle (ou même du fait qu’ils l’ont reçue ou non, pour les hommes qui habitent des continents lointains). La grâce universelle n’implique pas, en effet, le salut universel : le salut est accordé à ceux qui croient et se repentent. L’Écriture ne dit-elle pas : « Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jean 3, 16). La grâce universelle, on le voit, n’exclut pas la prédestination. Les prédestinés sont alors ceux qui ont reçu la foi, grâce à laquelle ils participent au salut universel, ce sont les élus. Les autres sont laissés à leur sort normal. On ne parle plus de « réprouvés ».

Lorsque Louis Tronchin, après avoir été pasteur à Lyon durant quelques années, peu après la mort, survenue en novembre 1658, de son père Théodore — le professeur pour qui la grâce est réservée aux élus, conformément à l’orthodoxie bézienne —, fut nommé presque en même temps pasteur et professeur de théologie à Genève, il devint de ce fait collègue de François Turrettini, le gardien de l’orthodoxie bézienne. Il lui fallut s’engager à ne rien publier qui soit contraire à la doctrine officielle de la Compagnie des pasteurs de Genève. C’était en 1661. Donc, il ne publia rien.

Il en va de même du cartésianisme, auquel il avait aussi pris goût à Saumur. L’influence du rationalisme de Descartes l’a amené à comprendre le rôle éminent de la pensée (cogitatio) dans la présence du Christ dans le sacrement de la Cène. Pas besoin de « manducation corporelle ». Le rappel de la présence corporelle invisible, qui rend les explications de Calvin un peu mystérieuses1, n’est plus nécessaire : la présence du Christ dans le sacrement est purement spirituelle. Les bienfaits acquis du Christ sont saisis par l’esprit, par la réflexion et la méditation. C’est le cas de la rémission des péchés, du don de l’Esprit, de la vie éternelle, soit de tous les bienfaits du Christ évoqués dans la Cène (p. 357-358). Tronchin rappelait d’ailleurs que cette explication toute simple se trouve déjà dans Marnix de Sainte-Aldegonde, dans son Traité du sacrement de l’Eucharistie (1599), reprise par Jean Mestrezat (1624).

Louis Tronchin, donc, dut promettre de « fuir les nouveautés » (c omme la grâce universelle...). Et son enseignement se caractérisa par une grande exactitude, un art incomparable d’expliquer clairement les questions les plus compliquées, avec l’art de pratiquer une tolérance très discrète. Il eut des élèves de toutes sortes, venus de tous les coins de l’Europe, qui tous l’admiraient et le respectaient. Citons l’un d’entre eux, qui deviendra très célèbre (et des moins orthodoxes), Pierre Bayle, qui écrit : « Je ne feins point de dire que c’est le plus penetrant et le plus judicieux theologien de l’Europe. Il est degagé de toutes les opinions populaires et de ces sentiments generaux qui n’ont point d’autre fondement que parce qu’ils ont eté creus par ceux qui nous ont precedés. Ce n’est rien pour luy que d’apporter qu’un tel et un tel, que les universités, que les academies ont condamné une chose, il examine les raisons pourquoi ils l’ont fait et s’il les trouve justes, il les embrasse, et non autrement. Ses leçons sont toutes de chefs d’oeuvre et une critique fine et delicate du commun des theologiens. Il en fait connoitre les foiblesses à veuë d’oeil » (p. 147, d’après BAYLE, Correspondance, I, lettre 11).

On remarquera la place que Louis Tronchin réserve aux oeuvres dans la justification : elles ne méritent certes pas le salut, mais elles attestent la qualité de la foi. « Dieu, tel un prince, ne pardonne à des sujets rebelles qu’en les voyant disposés à s’amender » (p. 152, p. ex.). Dans la doctrine de la justification il suivait Cameron, qui lui-même suivait Piscator : la sainteté de la vie du Christ ne faisait pas partie de la satisfaction ou justification (Bèze soutenait au contraire que c’est par l’obéissance parfaite de toute sa vie, que le Christ donne l’accès à la vie éternelle, à cause du « hoc fac et vives » (Luc, 10, 28)). Or la position de Piscator fut condamnée par le Synode de Tonneins en 1614 (p. 155).

Cependant l’adhésion de Louis Tronchin à l’école de Saumur a des limites. Ainsi Pajon avait cru que Tronchin pensait comme lui, mais Tronchin n’a jamais été pajoniste. Sur le point de la conversion du pécheur, la divergence est très nette : Pajon n’y voit que l’action de la Parole de Dieu, tandis que Tronchin y voit d’abord l’action du Saint-Esprit, et ensuite celle de la Parole. Le processus, dit-il, est le même que dans l’apprentissage des mathématiques : la Providence doit d’abord disposer le cerveau pour que l’homme puisse comprendre les mathématiques, puis il faut un exposé clair des règles mathématiques (p. 433). « La Parole contient assurément toute la lumière nécessaire à convertir un idolâtre, un voleur, un avare, un luxurieux ou un colérique, néanmoins on voit tous les jours qu’elle est incapable de les faire renoncer à leurs vices. On en conclut à la nécessité d’une action divine en eux, distincte de la Parole » (p. 434-435). Voilà pour Pajon.

L’enseignement de Louis Tronchin rencontra donc un grand succès. On y accourait de tous les coins de l’Europe et de toutes parts aussi on voulait avoir son avis, sur un point délicat ou un autre. À cause de la règle qu’il s’imposait, enseignements et consultations n’avaient lieu que verbalement ou par lettres. Et Tronchin avait l’habitude de demander à ses correspondants de lui rendre les lettres qu’il avait écrites, de peur, semble-t-il, qu’elles ne circulent ou ne s’impriment. Voilà pourquoi toute sa correspondance, active et passive, se trouve conservée dans les Archives Tronchin, rare cas dans la documentation historique, aubaine pour son historien ! Certes, abondance de biens ne nuit pas, mais il faut reconnaître que l’historien qui affronte un sujet aussi ample et le traite pour la première fois — ce qui est bien le cas d’Olivier Fatio ici, l’ampleur de la documentation et les centaines d’aspects de son sujet, requièrent une maîtrise exceptionelle, sans parler d’un très grand nombre de pages... Son livre traverse toute l’histoire religieuse du xviie siècle, en éclairant toutes les crises et problèmes rencontrés par la théologie et la philosophie de ce siècle.

Prenons un exemple : en 1666 un médecin d’Amsterdam imbu de Descartes et Spinoza, nommé Lodewijk (Louis) Meyer, publie anonymement une Philosophia S. Scripturae interpres, que Pierre Serrurier (Serrarius), millénariste hollandais attaqua. John Durry demanda à Tronchin ce qu’il fallait penser de cette controverse. Ce dernier répondit, en octobre 1667, que les avis de Meyer étaient fort dangereux et que la réponse de Serrurier était insuffisante. Meyer, en effet, veut « que l’on ne croye rien de ce qui est en la Parole de Dieu qu’autant que la raison juge qu’il est vrai, et de la maniere dont elle estime qu’il est vrai ». C’est ouvrir le chemin à la négation de la Trinité, de l’Incarnation et d’autres dogmes contenus en l’Écriture, sous prétexte que « la raison ne les comprend pas bien ». Comme Tronchin le dira dans son enseignement, ce n’est pas parce que la raison ne comprend pas complètement les dogmes qu’elle doit les refuser ; Dieu en révèle suffisamment dans l’Écriture pour qu’elle les accepte (p. 159). Voilà l’épisode résumé par Olivier Fatio avec une concision parfaite, et il nous semble d’une grande importance pour saisir la position vraiment centrale et arbitrale de Louis Tronchin dans l’ensemble du christianisme au xviie siècle. Les cas analogues sont légion dans ce gros livre.

Mais revenons à l’enseignement de Louis Tronchin à l’Académie de Genève. Après avoir conclu que les sermons de Tronchin durant les premières années de son ministère à Genève reflètent ses opinions saumuroises, l’auteur ajoute : « Il est probable que son enseignement académique en fut également marqué, discrètement au début, de manière de plus en plus claire avec le temps, au point de susciter une crise en 1669 » (p. 152).

Quelle est cette crise ? Il s’agit de la tension qui régnait au sein de la Compagnie des pasteurs de Genève, entre la « cabale italique », composée principalement de François Turrettini, premier professeur de théologie, et de Fabrice Burlamacchi, à la tête des pasteurs de tendance conservatrice, et ceux qui avaient adopté quelques-unes des positions de Saumur, avec en tête Louis Tronchin et Philippe Mestrezat, tous deux professeurs de théologie. Un étudiant prêt à être reçu au ministère, en juin 1669, Charles Maurice, qui devait devenir pasteur chez la marquise de Sénas, près de Grenoble, demanda à être exempté de la promesse de ne pas enseigner la grâce universelle. Mestrezat l’en dispensa, mais Turrettini l’exigea. La Compagnie était divisée en deux camps égaux en nombre. Irrité, Turrettini accusa Mestrezat et Tronchin de profiter de la mort récente du pasteur Jérémie Pictet, qui était du parti conservateur, « pour lever le masque ». Le ton montait... Tronchin déclara que si on avait toujours agi de la sorte (« s’en tenir aux ordres des pères »), il n’y aurait jamais eu de Réformation... On s’adresse au Conseil d’État ; mais le jeu des parentés y était tel que le Conseil se découvrit lui aussi partagé en deux moitiés égales. Comme le parti Tronchin-Mestrezat allait obtenir un arrêt favorable du Conseil, le parti des Turrettini, Calandrini et Burlamacchi demanda une consultation des Églises de Suisse. On invoqua l’avis de Calvin : Tronchin composa un florilège de phrases de Calvin affirmant que Christ était mort pour tous les hommes. Les autres citèrent force passages de Calvin en leur faveur. On répliqua que les synodes de France avaient décidé d’interdire de prêcher les uns contre les autres sur ce sujet. Se succédèrent alors divers coups de force et divers compromis. Toute la ville ne parlait plus que de ça. Des familles étaient divisées.

Un écrit anonyme, mais de Tronchin, le 1er décembre, parut décider le Conseil. Cet écrit montrait « que l’imputation du péché par Dieu (que voulait le parti conservateur) permettrait aux catholiques d’accuser « notre Église de faire Dieu autheur de peché » (p. 234). Mais, pendant ce temps, le parti conservateur l’emportait devant le Conseil des Deux Cents !

Comme les tiraillements continuaient, malgré les épreuves (comme l’incendie du Pont du Rhône en 1670, qui avait fait un millier de morts et blessés) et les événements divers, comme l’arrivée à Genève du pasteur Mussard de Lyon (chassé par un décret de Louis XIV, interdisant à un étranger d’être pasteur en France, — or Mussard était Genevois), le parti conservateur, en la personne de Burlamacchi, souhaita dès 1671, une formule de Concorde interdisant formellement de prêcher la grâce universelle ; il comptait sur la bonne influence conservatrice des Églises de Suisse pour cela. C’est ainsi que se prépara le fameux Consensus Helveticus. Face à cette menace, Tronchin fournit aux pasteurs de Paris de quoi écrire des avertissements solennels aux Églises de Suisse : une telle condamnation affaiblirait tout le parti protestant, déjà tellement menacé par le roi de France. Il y eut en effet des interventions directes, des avertissements solennels, notamment de Claude, pasteur de Charenton, de La Bastide, diplomate et membre du Consistoire de Charenton... Peine perdue, le Consensus Helveticus fut promulgué en 1675. Une analyse détaillée de ce texte prouve, dit Olivier Fatio, qu’il vise principalement Louis Tronchin. La Conférence de Baden, en juillet 1675, enregistra l’adoption du Consensus et décida qu’il serait signé par tous les ministres, et que ce serait une condition pour accéder au ministère pastoral.

En 1678, c’est la Compagnie des pasteurs qui veut adopter le Consensus, et cette fois, c’est le Conseil qui tergiverse. Tronchin fournit à ce dernier des arguments contre le Consensus. « Il lèse en priorité les réformés sans nuire aux catholiques ». Il rappelle la responsabilité de Genève vis-à-vis de la France protestante (p. 299-300). François Turrettini en fait autant dans le sens contraire. Après un temps d’hésitation, le Conseil finit par accepter le Consensus en profitant d’une séance, le 28 décembre 1678, où il y avait sept absents, dont la plupart des partisans de Tronchin et Mestrezat. Mais la signature ne fut exigée que de ceux qui accédaient au ministère.

Désormais, le Consensus resta pour Tronchin une souffrance. « S’il n’eut pas le bonheur d’en voir l’abolition, écrit l’auteur p. 315, il eut au moins la satisfaction de constater que son établissement était publiquement contesté » (en effet, François Turrettini mourut en 1687, et en 1705 Antoine Léger condamna le Consensus en chaire, p. 1068). Mais il fallait s’accommoder de cette situation douloureuse. À deux reprises, Louis Tronchin avoua que s’il s’interdisait de publier sa théologie, c’était à cause de la persécution larvée dont il était l’objet (ces deux citations se trouvent à la p. 319). Or ces années de persécution, entre 1670 et 1685, sont aussi celles de sa pleine maturité théologique. C’est dans ces années qu’il consacra l’essentiel de son enseignement à commenter et corriger le Manuel de théologie de Marcus Friedrich Wendelin, qui était alors le manuel utilisé dans toutes les Facultés de théologie protestante. Tronchin donna des séries de leçons « particulières » de théologie chez lui, rectifiant les preuves que l’auteur donne, réajustant les passages de l’Écriture qui s’y trouvent cités, ou rectifiant les citations. Ces leçons données à la maison, durant sa maladie, constituèrent tout son enseignement en 1673 et 1674 (p. 325). Les notes des élèves présents étaient recopiées et re-recopiées pour satisfaire un plus large public, proche ou lointain. Tous les théologiens du temps les ont pratiquées, jusqu’à Rotterdam ou Copenhague. Etrange moyen de devenir célèbre alors qu’on vivait le triomphe de l’imprimerie ! Mais parfois la difficulté stimule la recherche. Et surtout, on savait qu’on allait connaître un avis particulièrement judicieux, modéré et sagace.

Voici comment Olivier Fatio caractérise la théologie de Tronchin : « comme on ne parlera jamais parfaitement de Dieu, mais qu’il vaut mieux en dire quelque chose que rien, il est permis de créer des mots pour l’expliquer. Grâce à eux, la raison peut tirer les conséquences contenues dans l’Écriture, étant entendu que la raison n’est jamais le fondement de la foi » (p. 317-318). Plus loin, Fatio examine les différents manuscrits du commentaire de Tronchin à Wendelin : il en existe quatre principaux, dont il a repéré les manuscits (voir p. 328-330), puis il examine leur contenu...

Certains théologiens du xviie siècle connaissaient si bien Dieu qu’ils devinaient les raisons de ses décisions, et pour un peu auraient pu lui donner des conseils. Rien de tel chez Louis Tronchin, qui pense : que d’extravagances on peut éliminer de la théologie, si l’on veut bien reconnaître que tout ce que nous savons de Dieu est dans l’Écriture ! Prenons l’exemple de la transmission du péché : « Pourquoi Dieu ne l’a-t-il pas empêché ? Parce qu’il n’est pas tenu de l’interdire [...]. Il suffit de savoir, sans en connaître les raisons, que Dieu a permis cette propagation ; de cette ignorance on conclut qu’il l’a fait à cause de son bon plaisir. » (p. 343).

Tronchin a étudié particulièrement la volonté de Dieu, y revenant dans son commentaire de Wendelin, et dans son écrit « De voluntate Dei » (connu par une copie de la main de Daniel Chamier, conservée à Nottingham). Dans ces deux textes, il distingue une volonté d’agrément, et une volonté de bon plaisir, qui correspondent aux deux manières d’être de Dieu : le législateur et le gouverneur du monde (p. 339). La volonté d’agrément met en évidence l’immutabilité de la volonté divine. C’est sur elle que repose l’alliance de grâce, fondée dans le sang du Christ et proposée à tous les hommes à la condition qu’ils se repentent et croient. Mais comme la persistance du péché est grande, il faut que Dieu « procure l’événement » par sa volonté de bon plaisir, qui permet d’accomplir la condition (se repentir et croire, voir p. 340). La prédestination, c’est en somme la volonté de bon plaisir. « C’est pourquoi, pour voir si je dois être élu, il ne faut pas que je cherche à savoir si j’ai été élu, mais si j’ai fait ce que je devais faire » (ibid.).

D’une manière générale, Tronchin débarrasse la théologie de beaucoup d’étrangetés qu’y avaient introduites ses prédécesseurs. Par exemple, la création fut-elle une nécessité ou un caprice de Dieu ? « Mieux vaut se taire, si l’Écriture se tait » (p. 342).

Dans un grand chapitre intitulé « Au jour le jour », l’auteur examine l’activité de Tronchin pasteur et professeur, autorité consultée par un grand nombre de ses contemporains. On lui demande son avis sur un mariage d’amour que réprouve la famille d’un jeune Hollandais. Il fait un sermon sur les Mahométans, analysant le Coran fort consciensieusement. Puis il est question du Cid de Corneille, représenté à Genève en 1681. Pajon l’interroge, étant persuadé que Tronchin pense comme lui, mais Tronchin le détrompe (p. 438).

Puis viennent les années sombres de la persécution du protestantisme français, du fait des diverses décisions de Louis XIV, qui culminent dans la Révocation de l’édit de Nantes, en 1685. Témoignages poignants. Afflux de réfugiés. Les Genevois sont entravés par la présence, dans leur ville, du Résident de France, qui a le privilège de faire célébrer la messe dans son hôtel. Les Genevois n’en reviennent pas ! En 1686, Tronchin échange plusieurs lettres avec une cousine de sa femme, Madame de La Fredonière (née Grenus, donc genevoise de naissance). Elle fut arrêtée à Dijon, puis emprisonnée à Port-Royal. Les lettres que Tronchin lui écrit sont extrêmement intéressantes, mais elles n’empêchent pas l’abjuration de la dame, qui développe dès lors des arguments romains, que Tronchin réfute (p. 528-540). À la suite d’autres cas analogues, Tronchin concluait : les « barbaries » qu’on infligeait à des innocents ne pouvaient émaner que d’un esprit menteur et meurtrier ; bien loin de les attirer dans la communion romaine, ces cruautés les en éloignaient toujours davantage (p. 553).

En 1687, François Turrettini mourut. D’où un soulagement certain dans la vie de Tronchin, d’autant plus que Turrettini fut remplacé par son fils, Jean-Alphonse Turrettini, devenu professeur d’histoire ecclésiastique en 1697. Tronchin s’entendait à merveille avec ce jeune homme très doué, qui deviendra le grand théologien éclairé du XVIIIe siècle. Mêmes relations excellentes avec Jean Le Clerc et Pierre Bayle. À Neuchâtel montait l’étoile de Jean-Frédéric Ostervald, et à Bâle celle de Samuel Werenfels. J.-A. Turrettini, Ostervald et Werenfels furent appelés le Triumvirat helvétique. Ce sont tous d’anciens élèves de Tronchin, devenus de ses meilleurs amis. Lumières qui éclairent la vieillesse de Tronchin, qui commentait les événements au jour le jour avec eux. C’est spécialement le cas d’Ostervald, avec qui l’échange épistolier fut serré et régulier et un chapitre du livre analyse le contenu de ces deux cents lettres sur les points principaux (p. 909-1001). Un autre chapitre fort intéressant est consacré à la révision des Psaumes chantés à l’église. Tronchin rompt plusieurs lances en faveur de la révision de Conrart, indispensable, car le public des années 1700 ne comprend plus certains termes utilisés par Marot, et même par Bèze. Mais que d’Églises françaises en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, restent attachées à la version ancienne, celle qu’avaient chantée les martyrs des débuts de la Réforme !

D’autres chapitres sont consacrés aux tentatives de rapprochement entre calvinistes et luthériens (p. 1015-1039). Un autre concerne les relations avec l’Angleterre, intitulé « Les Sociétés de Londres », car en effet Tronchin et J.-A. Turrettini furent nommés membres de deux illustres Sociétés, la Society for promoting Christian Knowledge (en 1701) et la Society for the Propagation of the Gospel in Foreign Parts (en 1703). On y voit les efforts des deux Genevois pour le prosélytisme (par exemple à Livourne), et les efforts pour épargner à Genève les critiques de certains presbytériens (qui craignent que l’on dévie du calvinisme pur) et celles de certains épiscopaliens, qui souffrent si l’on critique l’institution des évêques. « La ligne modérée de Turrettini prévaudra ; Tronchin en avait été le précurseur », écrit l’auteur (p. 1064). Quelques pages, à la fin, après le récit de la mort de Louis Tronchin, à l’âge de soixante-seize ans en 1705, donnent une admirable synthèse de cette vie si bien remplie.

Ajoutons que la lecture de ce livre si bien écrit est un plaisir continu, et qu’elle offre comme une traversée complète du XVIIe siècle protestant.

Alain DUFOUR

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1. Dans le Catéchisme de Calvin, au 53e dimanche, on lit, sous « Que nous recevons Jésus-Christ en la cène, et comment », M : « Mais comment cela se peut-il faire vu que le corps de Jésus-Christ est au ciel et nous sommes en ce pèlerinage terrien ? E : C’est par la vertu incompréhensible de son Esprit, laquelle conjoint bien les choses séparées par distance de lieu » (Confessions et catechismes de la foi réformée, éd. par O. Fatio et alii, Genève, 1986, p. 102). Le passage correspondant de la Confession de La Rochelle, se trouve cité dans la n. 5 de la p. 358 du Louis Tronchin.