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Des « fous de Dieu » aux « sages de Dieu »

Jean-Paul CHABROL

Historien

Cette année, si nous avions honoré le vœu de Charles Bost, nous aurions dû nous rassembler non pas ici au Mas Soubeyran, mais au pied du hameau des Montèzes dans la commune de Monoblet, sur les rives du modeste Crespenou.

En effet, dans un article écrit en 1915 et publié en 1916 dans le Bulletin de la société de l’histoire du protestantisme français1, le grand pasteur et historien écrivait en conclusion de son étude : « Quand il sera possible aux protestants de France, dans un pieux pèlerinage, de célébrer l’anniversaire biséculaire de la convocation des premiers synodes, ils sauront donc exactement vers quel lieu des Cévennes ils devront porter leurs pas ».

Pour des considérations matérielles aisément compréhensibles, mais aussi par fidélité à ce théâtre emblématique qu’est devenue la maison de Rolland, c’est à distance que nous « célébrons » ce tricentenaire. Aussi, à défaut de « porter nos pas », nous transporterons nos cœurs vers les Montèzes, à une douzaine de kilomètres à vol de colombe d’ici. Et si la foi déplace les montagnes, elle peut tout aussi bien rapprocher puis confondre — pour un jour et dans notre imaginaire — ces deux hauts lieux de la mémoire huguenote. Mais le sujet principal de mon intervention est ailleurs...

Je viens de dire imaginaire. Alors imaginons un mas cévenol et, à l’intérieur, cette scène.

Une trentaine de personnes sont réunies clandestinement pour « disputer du fanatisme et des femmes prédicantes ». Parmi les hommes, les plus notoires sont Antoine Court, Jacques Bonbonnoux, Pierre Corteiz, Jean Rouvière, Benjamin Du Plan, Jean Vesson, Jean Huc. Plusieurs d’entre eux ont été, naguère, de belliqueux « fous de Dieu », des camisards. Sont présentes aussi une poignée de femmes dont on ne connaît pas le nom à l’exception — et quelle exception ! — d’Isabeau dite la Vivaraise.

Opiniâtre de la première heure, Isabeau est à la fois une prédicante, une prophétesse non convulsionnaire et une visionnaire. Durant l’année 1689, dans les Boutières du Vivarais, elle a participé sous le sobriquet de Dauphinenche — la Dauphinoise en français — à toutes les manifestations prophétiques dont la dernière, au Serre de La Pale, a été écrasée dans un bain de sang par les milices royales.

En septembre 1701, elle est arrêtée dans une assemblée mouvementée où sa « sœur en religion », Marie la Boiteuse, aurait miraculeusement versé des larmes de sang : Isabeau en est absolument convaincue. Devant le juge, elle a déclaré que, « si le gibet était préparé tout présentement pour elle, elle dirait la vérité », à savoir l’authenticité de ce miracle. Pour d’obscures raisons, celle que le pouvoir catholique surnomme alors la « présidente des prophétesses » échappe à la peine capitale. En novembre 1701 à Privas, un jour de foire solennelle, elle est « conduite — dévêtue — à tous les carrefours » de la ville, et « à chaque halte, passée aux verges jusqu’à effusion de sang ». Le dos embrasé par le fouet du bourreau, elle est enfin marquée à l’épaule droite au fer rouge fleurdelisé. Elle avait auparavant assisté à la pendaison de deux de ses proches, dont la Boiteuse. Après son flétrissant supplice, Isabeau est incarcérée dans le mouroir de la tour de Constance, puis transférée à Carcassonne avant d’être libérée dix ans plus tard2. Elle monte alors aux Cévennes où elle se réfugie — dans la vallée Borgne probablement — sous un nouveau surnom, la Vivaraise3.

Jean Huc, dit Mazelet, est lui aussi un prédicant. Il l’a d’abord été dans la troupe de son beau-frère, le redoutable et parfois sanguinaire camisard du mont Lozère, Jean Nicolas, plus connu sous le nom de Jouany. Il s’exile en Suisse en 1705. De retour en France deux années plus tard, il est placé pendant trois ans en résidence surveillée à Montpellier. En 1712, il redevient un prédicateur itinérant. Pierre Corteiz qui prêche lui aussi l’accuse d’être accommodant avec les pratiques catholiques. En opposition frontale avec Antoine Court, il sera exclu plus tard du groupe des restaurateurs du protestantisme. Pour la période qui nous préoccupe, Jean Huc est surtout réputé pour son intransigeante hostilité au prophétisme qu’il considère comme « l’œuvre du Diable ».

Huc prend la parole pour défendre sa position sur ce que l’on appellerait aujourd’hui le ministère féminin. Il conclut son discours en réitérant son aversion envers « les filles qui fanatisent ». À ces mots, la Vivaraise se cabre et réagit avec « rage et fureur ». « Pleine de colère », elle prononce « d’une voix menaçante » des « injures » à l’encontre de l’intervenant. Présent lui aussi, Benjamin Du Plan, le modérateur de la réunion choisi par Court pour son caractère conciliant, calme les esprits en demandant à Jean Huc « d’excuser le sexe féminin ».

Cette scène incroyable, ce face-à-face orageux s’est donc déroulé dans une maison des Montèzes, non pas le 21 août 1715 (la date que nous commémorons), mais le 12 janvier 1716, à la veille de ce que l’on appellera par la suite le second « synode » du Désert. Mais à cinq mois près, ces deux réunions ne peuvent être dissociées, elles forment un bloc insécable qui inaugure une nouvelle période de l’histoire du protestantisme méridional4.

Ni Court5, ni Bonbonnoux6, ni Corteiz7, dans leurs Mémoires rédigés trois décennies après les faits, ne mentionnent cet accrochage. Mais il est fort probable qu’au moment de cette algarade sont remontés chez eux les souvenirs d’un passé récent durant lequel ces trois hommes ont souvent coudoyé des prophètes.

De 1713 à 1714, Court a suivi deux prophétesses, la veuve Caton et la jeune Claire, la plus exaltée des deux. Jacques Bonbonnoux et Pierre Corteiz ont combattu dans des troupes où les inspirés, hommes ou femmes, imposaient leurs « révélations » et leurs visions selon le dogme que « Dieu ne mentait jamais ». Jusqu’en 1710, tous deux ont été compagnons et amis de l’inspiré Pierre Claris qui, disait-on, avait miraculeusement traversé un brasier sans se brûler. Benjamin Du Plan, un gentilhomme de la région d’Alès, devait à des prophétesses influentes son engagement auprès des prédicateurs post-camisards. Plus tard à Londres, il a soutenu les French Prophets et a été le dernier adhérent connu de cette secte millénariste fondée par quatre prophètes cévenols en exil dont le plus illustre fut Élie Marion. Quant à Jean Vesson, autre participant à cette réunion, il ne pouvait qu’approuver la Vivaraise : ce paysan-tonnelier était devenu un prédicateur charismatique prestigieux, saisi parfois de tremblements ou de transes qui en faisaient un « extatique » ou un « extravagant », pour reprendre deux expressions dépréciatives d’Antoine Court qui l’avait rencontré à Nîmes en 1713.

Loin d’être une anecdote, cette altercation est symptomatique du climat dans lequel se sont déroulées les deux assemblées des Montèzes, révélatrice aussi d’enjeux théologiques déterminants pour l’avenir. Si la prédication fut interdite aux femmes à l’occasion de la première réunion, en 1716, la condamnation des « révélations » des inspirés-prédicateurs ne fut pas sans appel. Étaient encore tolérées les « révélations » qui pouvaient « soutenir la foi ». La rupture avec le prophétisme n’était donc pas entièrement consommée, mais elle se profilait à l’horizon avec l’appui lointain et les encouragements des théologiens calvinistes de Genève ou de Lausanne.

Cette querelle amène à questionner la date de 1715, à s’interroger sur les protagonistes des deux Montèzes. Qu’est-ce qui a conduit ces hommes et ces femmes

—  à rompre progressivement avec le « fanatisme du réformé visionnaire » (selon les mots sévères de Jacques Bonbonnoux) et avec la violence séditieuse qui l’avait accompagné ;

—  à vouloir restaurer l’ordre et la discipline ecclésiastiques d’avant 1685 ;

—  à défendre la nécessité de confesser publiquement sa foi en organisant, au Désert, des cultes malgré les interdictions royales et une répression sans faiblesse ?

Quand s’est produite leur conversion à ce que l’on appellerait aujourd’hui la « non-violence » ? C’est à cette dernière question que je vais tenter d’apporter des réponses.

Pour les historiens qui aiment découper l’histoire en tranches, l’année 1715 marque le début du « Désert discipliné » par opposition au « Désert improvisé », sinon anarchique, voire libertaire, des années 1685-1715. Mais cette coupure didactique est réductrice. Elle escamote une période encore mal connue, au cours de laquelle les « fous de Dieu » ont été graduellement conduits à devenir des « sages de Dieu ». En effet, il a fallu cinq ans pour que les derniers camisards et une partie des inspiré(e)s perdent leurs illusions et acceptent enfin ces évidences : David n’a pas vaincu Goliath ; Pharaon règne toujours à Versailles bien que le Roi-Soleil soit devenu une vieille chandelle à l’agonie (il meurt le 1er septembre 1715, onze jours après le premier Montèzes) ; Babylone n’a pas été détruite ; Israël auquel s’identifient les huguenots persécutés n’est pas encore sorti du Désert ; les oracles8 de Jurieu ou des astrologues nostradamiques, nombreux et à la mode en cette fin de Grand Siècle, ne se sont pas réalisés.

C’est ce qui rend, à mes yeux, fascinant le quinquennat 1711-17159. Car la vraie césure entre les deux Déserts se situe précisément au cours de cet intervalle, si long et si bref à la fois, moment durant lequel se sont opposés et affrontés — verbalement — des hommes et des femmes qui ne pouvaient se résoudre à ce que leur religion devienne confidentielle, invisible, inaudible, recluse à l’espace domestique ou encagée dans leur for intérieur ; des hommes et des femmes qui ne s’accommodaient pas de la dissimulation et du secret, du silence et de l’inaction que leur imposait une législation tyrannique. Mais pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour que s’opère cette mutation, pour que la sagesse (on disait à l’époque la sapience), pour que la sapience ou la raison l’emporte ?

Pour tous les vaincus de l’histoire, les lendemains de la défense d’une cause, les lendemains de guerre, les lendemains de soulèvement ou de révolte, sont souvent pathétiques. Chez ceux dont l’engagement a été absolu, désintéressé, sincère, ils provoquent — selon les individus — une foule de sentiments ou d’attitudes : désillusion, déception, découragement, amertume, repli sur soi, désespoir, indifférence, scepticisme, incroyance ou encore radicalisation et fuite en avant...

Cette fuite en avant s’est produite à cinq reprises.

—  Entre juin et août 1704, quand Rolland et ceux qui l’approuvaient se sont violemment opposés aux négociations entre Jean Cavalier et le maréchal de Villars ;

—  au printemps 1705 lors du complot nîmois et montpelliérain des « Enfants de Dieu » ;

—  entre mai et juillet 1709, quand Abraham Mazel a tenté de soulever le Vivarais affamé et épuisé par le « grand hyver » ;

—  à l’été 1710, quand Abraham Mazel et Pierre Claris, soutenus par Corteiz, ont voulu rallumer la révolte avec le secours d’un contingent anglais, momentanément débarqué à Sète.

—  à l’automne 1710, quand les mêmes Mazelet Claris, nullement découragés s’apprêtaient à recevoir de l’argent en provenance de Genève afin de soutenir une « sainte entreprise », à savoir une nouvelle rébellion. D’abord réticent, Pierre Corteiz avait fini par se rallier à ce nouveau projet. Honteux, il a pendant très longtemps caché à Court cet égarement.

Pour comprendre ces cinq tentatives désespérées, il convient de se rappeler que ces opiniâtres étaient imprégnés de croyances messianiques, millénaristes, apocalyptiques et prophétiques.

—  Messianiques : tous espéraient qu’une intervention étrangère — conduite par un Messie, nouveau David ou nouveau Rohan — obligerait Louis XIV à rétablir l’édit de Nantes. Cette chimère née au lendemain de la Révocation a perduré un quart de siècle.

—  Millénaristes : tous étaient convaincus aussi de l’imminent « second avènement du Christ » pour un règne de mille ans qui verrait le triomphe des « Élus » de Dieu.

—  Apocalyptiques : tous avaient en tête les conjectures eschatologiques de Pierre Jurieu qui, révisant ses calculs après 1689, avait fixé la chute de Babylone, autrement dit le papisme, dans les années 1710.

—  Prophétiques : tous enfin étaient persuadés que « le bras de Dieu n’était pas raccourci » et que l’Esprit de prophétie ne s’était pas arrêté aux temps apostoliques.

La mort tragique d’Abraham Mazel et de Pierre Claris, le 14 octobre 1710 à Uzès, ébranle ces certitudes, ces convictions, ces assurances. En 1711, les « religionnaires obstinés » (comme les nomme par mépris le pouvoir) ne sont probablement pas plus d’une vingtaine, pas plus d’une vingtaine disséminés sur un vaste territoire « cévenol » s’étalant de la Vaunage au Vivarais ! À l’exception d’Antoine Court âgé de 16 ans, presque tous ont été — peu ou prou — des « guerriers de Dieu ». Autour d’eux gravite un nombre plus important de femmes : les unes prédicantes, les autres prophétesses, d’autres encore faisant fonction de diacres (elles assistent les malades ou les mourants) ou de ménagères (elles s’occupent du linge, des repas et du gîte). La plupart analphabètes, elles ne nous ont malheureusement pas laissé de témoignages. Elles sont les pointillés de l’histoire, alors que leur rôle dans la résistance est, depuis l’automne 1685, bien plus considérable que celui des hommes.

C’est au sein de ce maigre et informel réseau de résistants désaccordés, mêlant deux générations, ramassant des vécus et des expériences disparates, qu’émerge cette voie « pacifique » qui a permis au protestantisme de durer. L’historiographie a longtemps fait d’Antoine Court l’initiateur de ce choix. Sans nier ses incontestables qualités, ce n’est que dans la cohabitation, l’interaction et la confrontation avec ces hommes et ces femmes qu’il va, plus rapidement que les autres — signe de sa maturité et de sa clairvoyance —, entraîner ses partisans dans la rupture avec la violence et l’« illuminisme extatique ».

La « dispute » des Montèzes, la déchirure des Montèzes, derrière laquelle se dissimulent de médiocres rivalités et d’autres querelles d’ego dérisoires, éclaire — de façon saisissante et profondément humaine — ce temps de ruminations et d’hésitations dont nous n’avons plus que des traces ténues10 ou déformées par les reconstructions mémorielles ou apologétiques postérieures.

1715 est l’aboutissement de ce douloureux retour au réel durant lequel Court et ses compagnons ont intériorisé la prière d’illumination de Paul : « Que le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le Père de gloire, vous donne l’Esprit de sapience et de révélation, par la connaissance d’icelui » (Éphésiens, 1, 17).

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1. Pour tous les détails de cette réunion, voir Charles BosT, « Les deux premiers synodes du Désert. 21 août 1715-13 janvier 1716 », BSHPF 55 (1916), p. 11-54 ; AD Hérault C 192 à 197.

2. Jean-Paul CHABROL, L’assemblée trahie. Les larmes de sang, Nîmes : Alcide, 2016. Informations extraites du dossier AD Hérault C 181.

3. Charles Bost, art. cit.

4. Ibid. Pour une synthèse récente sur cette période, voir Patrick CABANEL, Histoire des protestants en France, XVIe-XXIe siècle, Paris : Fayard, 2012.

5. Mémoires pour servir à l’histoire et à la vie d’Antoine Court (De 1695 à 1729). Édition établie par Pauline Duley-Haour, Paris : Éditions de Paris, 1995.

6. Mémoires d’un camisard, Jacques Bonbonnoux, Nîmes : Alcide, 2011.

7. Mémoires de Pierre Carrière dit Corteis, pasteur du Désert, Paris : Sandoz et Fischbacher, 1871. Voir les réflexions critiques de Charles BosT sur cette édition in La Première vie de Pierre Corteiz, pasteur du Désert, Fischbacher-La Concorde, 1935.

8. J.-P. CHABROL, Le Prophétisme huguenot en 40 questions, Nîmes : Alcide, 2015. ID., La Guerre des Camisards en 40 questions, Nîmes : Alcide, 2e éd. 2014.

9. Cette période charnière gagnerait, par des nouvelles recherches, à être mieux documentée.

10. Sauf à découvrir de nouveaux documents.