Les pasteurs français face à la Révolution
Yves KRUMENACKER
Université de Lyon (Jean Moulin) UMR 5190 LARHRA
La Révolution française n’est pas la période la mieux connue de l’histoire du protestantisme. Le constat a été fait en 1977 par Daniel Ligou et Philippe Joutard1, il a été repris en 1989 par Henri Dubief et Daniel Robert en introduction aux quelques études rassemblées dans un numéro spécial du Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français2. Le bicentenaire a pourtant davantage intéressé cette revue que le centenaire, centenaire pour lequel seule une histoire de l’Église réformée de Paris a été publiée3. Le constat est toujours globalement valable aujourd’hui. De plus, c’est généralement l’attitude des protestants en général pendant la Révolution qui a été examinée, plus que les réactions des pasteurs, en dehors de quelques grands noms, que nous allons retrouver. Les informations les plus complètes restent encore celles fournies en 1902 par Léon Peyric dans sa thèse de théologie4. D’autres peuvent être tirées d’un livre de Charles Durand paru à la même date, mais envisageant l’ensemble du protestantisme, pasteurs et fidèles5. Sur la déchristianisation, on est toujours tributaire des données du mémoire de maîtrise de Jean-Louis Bourdon6. Les principaux renouvellements, déjà anciens, sont dus à des historiens américains, Poland et Woodbridge7. Le premier replace l’événement dans la longue durée pour essayer de comprendre pourquoi, alors que la Révolution a profité aux protestants, les pasteurs sont si nombreux à renoncer à leur ministère ; ce serait l’avidité avec laquelle ils reçoivent la philosophie des Lumières qui en serait la cause. Le second cherche à préciser l’influence de la pensée des Lumières sur les pasteurs languedociens et considère qu’ils ont en majorité abandonné l’orthodoxie calviniste pour adopter le système de valeurs de la pensée philosophique. Il faut enfin mentionner les études récentes de Céline Borello sur la parole et l’écriture protestantes de la fin de l’Ancien régime au début du xixe siècle, et notamment sur Rabaut Saint-Étienne8. En dehors de ces quelques titres généraux, il faut se tourner vers des biographies ou des monographies régionales pour trouver davantage de renseignements.
L’avocat au Parlement Boissy d’Anglas, devenu député aux États Généraux, puis à la Convention et au Conseil des Cinq-Cents estimait que les protestants n’étaient ni plus ni moins révolutionnaires que les autres Français. Le pasteur Jeanbon-Saint-André, lui aussi conventionnel, considérait au contraire les huguenots comme les premiers martyrs de la Révolution française. C’est donc dès l’événement lui-même que deux jugements s’opposent. La question, en dehors de son intérêt purement historique, n’est pas sans enjeu : lier fortement protestantisme et Révolution, c’est rejoindre l’opinion des contre-révolutionnaires qui font du protestantisme un facteur de désordre, de rébellion ; mais c’est également souligner son aspect moderne, progressiste, voire républicain. Selon la conjoncture, l’une ou l’autre image pourra paraître dangereuse ou au contraire avantageuse. Les passions religieuses autant que celles qui accompagnent les débats sur la Révolution jouent donc un rôle dans l’appréciation de la position des réformés.
À la fin du xixe et au début du xxe siècle, les historiens protestants peuvent donc être fiers de mettre en avant les contributions de leurs ancêtres à une république modérée. Plusieurs articles du Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français commémorent les pasteurs morts « sous l’échafaud révolutionnaire »9. Charles Durand, en 1902, insiste sur l’influence de la Réforme sur la Révolution. La même année, Léon Peyric met en valeur la participation des pasteurs aux travaux des assemblées révolutionnaires, montrant qu’ils s’intéressent à la politique en général sans chercher à défendre les intérêts des protestants, à l’exception notable de Rabaut Saint-Étienne.
Une position moyenne semble dominer aujourd’hui. Daniel Ligou, en 1977, exprime un point de vue nuancé :
Obtenir l’égalité des droits et de la liberté du culte était, au fond, tout ce qui pouvait unir les protestants. Ceci acquis [...] il était fatal que les réformés se dispersent politiquement selon leurs aspirations, de la Vendée ou de l’émigration à un « sans-culottisme » plus ou moins affirmé. Mais, dans l’ensemble, les réformés furent favorables à la « Révolution bourgeoise » qui les rétablissait dans des droits dont ils étaient privés depuis le xviie siècle10.
La bourgeoisie, quant à elle, se serait répartie majoritairement entre Gironde et Montagne11. Dubief et Robert partagent ce constat d’une diversité politique après 1792, mais voient la bourgeoisie plutôt du côté Girondin12. L’année suivante, André Encrevé considère que les protestants s’engagent massivement dans le parti « patriote » jusqu’à la mi-1791 car la Révolution ne peut que leur profiter. Mais ensuite, avec le changement du climat politique, ils se divisent autant que la majorité des Français. Pour cet auteur aussi, cependant, la majorité de la bourgeoisie se retrouve avec les Girondins, prônant une république « modérée »13. Plus nunacé encore, ou plus imprécis, au terme d’une étude des positions des protestants dans les assemblées révolutionnaires, Jacques Poujol conclut en 1989 :
Du panorama général de la représentation protestante aux trois Assemblées qui se succédèrent de 1789 à 1795 ne se dégage aucune image cohérente d’une attitude protestante. Sur aucun des grands débats qui agitèrent ces Assemblées il n’y eut de consensus protestant14.
Cet article, limité à un bilan historiographique, contribuera essentiellement à faire le point sur le cas précis des pasteurs, généralement mêlé à l’étude du protestantisme en général, ou de la bourgeoisie ; pour cela, nous utiliserons les études disponibles et notamment du Dictionnaire des Pasteurs dans la France du XVIIIe siècle, couvrant la période révolutionnaire, mais excluant les luthériens15. Cela permettra de dresser, dans un premier temps, un portrait de groupe des pasteurs ayant vécu la Révolution, puis de replacer les monographies et travaux plus ponctuels dans un cadre d’ensemble.
Portrait de groupe
Le nombre de pasteurs au moment de la Révolution est relativement bien connu. Pour D. Robert16, il y a 205 à 210 pasteurs en France en 1793, Alsace non comprise ; il faut en enlever au moins vingt-cinq pour avoir le chiffre de 1789 : les débuts de la Révolution voient en effet une augmentation du nombre des pasteurs, grâce à des consécrations17 toujours soutenues. Ce n’est qu’à partir de 1794 qu’elles diminuent nettement, mais sans jamais se réduire à zéro, car elles ont lieu à l’étranger18.
Si l’on considère non seulement les pasteurs en poste au début de la Révolution, mais tous ceux qui ont exercé leur carrière à un moment ou à un autre de cette période, et en incluant l’Alsace, on arrive à un total de 307 pasteurs réformés. Il s’agit donc d’une population relativement importante. La répartition géographique19 fait apparaître l’importance du Sud-Est du pays : on y trouve 190 pasteurs, principalement en Bas et Haut-Languedoc et en Cévennes, puis dans le Dauphiné. L’Alsace est également importante, ainsi que l’Île-de-France (en fait, surtout Paris, un peu artificiellement gonflée par l’existence de pasteurs d’ambassades étrangères). La Révolution vient donc toucher un corps pastoral qui commence à être nombreux, mais qui est encore très inégalement réparti.
En revanche la répartition par âge de ces pasteurs est plutôt gage de bonne santé. Le graphique suivant porte sur les 256 pasteurs dont on connaît la date de naissance20.
Le ministre le plus âgé, Pierre Rozan, est né en 1706. Il exerce en Dauphiné depuis 1744. Certains, qui commencent leur ministère en 1799 ou 1800, n’ont qu’une dizaine d’années quand éclate la révolution. AU total, six sont nés avant 1720, vingt entre 1720 et 1729, vingt-et-un entre 1730 et 1739. Viennent ensuite ceux qui ont moins de cinquante ans en 1789 : cinquante-et-un sont nés entre 1740 et 1749, soixante-cinq entre 1750 et 1759, soixante-treize entre 1760 et 1769. Ce sont donc des pasteurs de tous âges qui abordent la Révolution, avec une forte proportion d’hommes jeunes : 36% ont moins de trente ans, 62% moins de quarante ans.
Ils ont donc relativement peu d’expérience pastorale et la plupart n’ont pas vécu directement la période de persécutions. Sans doute, comme le souligne l’historiographie, sont-ils reconnaissants à la Révolution d’avoir rendu tous leurs droits aux protestants, mais il faut convenir que beaucoup ont toujours connu la tolérance et ont surtout une mémoire familiale des répressions contre le culte public. Ce qui ne les empêche pas, évidemment, d’être particulièrement sensibles à l’égalité des droits.
Globalement, ce sont plutôt des hommes de terrain, des pasteurs au sens propre, et non des intellectuels. Très peu ont publié. Si on ne compte que ceux dont des ouvrages ont été écrits sous la Révolution, on ne trouve que douze auteurs21. Encore ce chiffre est-il trop élevé, car seuls quatre d’entre eux ont publié plusieurs livres : Jean-Paul Rabaut22, Paul-Henry Marron23, Benjamin-Sigismond Frossard24 et André Jeanbon-Saint-André25. Mais, pour ce dernier, il s’agit surtout de discours et de rapports à la Convention. L’œuvre de Marron est plus variée mais, sous la Révolution, elle se compose surtout de discours et de sermons. Pour Jean-Paul Rabaut, il s’agit essentiellement de lettres et de journaux, ainsi que d’un roman apologétique, Le Vieux Cévenol. Frossard, lui aussi, écrit surtout des sermons, des pétitions, des rapports et des adresses pendant cette période.
Les autres auteurs sont Jean-Antoine Blachon, dont des discours ont été publiés sous l’Empire, Louis Bonifas, auteur d’une adresse aux amis de la Liberté, Pierre-Louis Dugas qui a publié en 1790 un Discours sur les sentiments qui doivent habiter un bon Français et sur les devoirs qu’il est appelé à remplir dans les circonstances actuelles, Koenig, dont on a un Discours sur la liberté civile religieuse, Jacques Olivier, auteur en 1795 d’un Discours sur cette proposition : la justice et la vertu sont les bases de la république, Pierre Ribes et Adrien Vincent qui ont eux aussi publié chacun un discours. Simon Lombard représente un cas particulier, dans la mesure où il n’a laissé que des manuscrits, dont un cours de grammaire, un catéchisme et des discours sur la morale26. Il est donc difficile, à partir de ce petit nombre d’ouvrages, de se faire une idée de l’opinion de l’ensemble des pasteurs face à la Révolution. Il nous faut donc d’autres sources pour avancer dans cette question.
Réactions à la Révolution
Une première limite s’impose. Sur 307 pasteurs qui ont connu la Révolution, nous n’avons de renseignements, même minimes, que pour 117 d’entre eux, auxquels on peut ajouter Georges-Frédéric Dentzel, pasteur de Landau, en Palatinat, mais député du Bas-Rhin à la Convention. Autrement dit, les réactions de près des deux tiers des pasteurs nous échappent. Et pour les autres, nous ne savons souvent pas grand-chose.
Le plus connu est l’engagement politique. Au niveau national, il est assez réduit. Comme l’a montré Léon Peyric27, seuls neuf pasteurs ont siégé à la Convention : Rabaut-Saint-Étienne, qui en a été président28, Marc-David Alba, Jeanbon-Saint-André, Jean Julien, Rabaut-Pomier, Louis Bernard, Georges-Frédéric Dentzel, Jean Jay, Jean-Louis Lombard ; on peut y ajouter le pasteur luthérien de Wissembourg, Jean Gottard Grimmer, qui est suppléant à la Convention. Jay, Jeanbon-Saint-André, Julien et Lombard sont montagnards, Alba, les frères Rabaut, probablement Bernard sont girondins. Bernard et Rabaut-Saint-Étienne ont voté le bannissement du roi, les autres sa mort29. Les pasteurs sont encore moins nombreux aux autres assemblées30 : seul Jean-Paul Rabaut (Rabaut-Saint-Étienne) est élu aux États Généraux, devenus Assemblée nationale constituante (il y a en tout dix-sept députés protestants sur les quelque douze cents représentants des trois Ordres)31 ; il est vrai qu’il y joue un grand rôle, y ayant été président ; il figure au centre du tableau de David, Le Serment du jeu de Paume. À la législative, on ne note qu’Alba et Jay (au total, vingt protestants sur 745 députés)32. Bassaget et Jacques-Antoine Rabaut sont au Conseil des Anciens, Bassaget et Cunier au Conseil des Cinq-Cents. Et très peu d’entre eux jouent un rôle important.
La participation au niveau local est un peu plus forte. Elle est difficile à estimer exactement, faute de monographies suffisantes. Nous avons pu repérer quinze pasteurs participant à l’administration d’un district ou d’un département33, sept maires34 et neuf officiers municipaux35. Il y a également six juges de paix36. Huit pasteurs s’engagent dans l’armée ou sont commissaires aux vivres37. Chuard est délégué du Comité de Salut public dans la Drôme et Bonifas juge au tribunal de district de Castres. Sans doute bien des noms nous ont-ils échappé. Il n’en reste pas moins qu’il est difficile de parler d’un engagement civique massif des pasteurs français sous la Révolution et qu’on ne peut affirmer, comme l’a fait Charles Durand que, lorsqu’ils doivent choisir entre leur ministère et des fonctions publiques, la plupart optent pour les fonctions publiques38. Certains concilient même les deux, comme cet Abraham Daniel Chuard, pasteur suisse (du pays de Vaud), exerçant dans la plaine de Valence au début de la Révolution, qui poursuit son ministère pendant la Terreur, tout en étant délégué au Comité de Salut Public du département de la Drôme et président des Jacobins de Valence39. Notons d’ailleurs qu’en certains endroits, l’engagement dans la vie publique ne va pas de soi : le synode des Cévennes de 1791 interdit aux pasteurs d’occuper aucun emploi civil — non sans protestation de quelques pasteurs comme Samuel40.
Il est vrai qu’aucun pasteur ne meurt simplement pour sa foi. Seuls six sont guillotinés : Alba, d’Hervieux, Rabaut-Saint-Étienne, Ribes et Soulier ; mais c’est pour leurs opinions politiques fédéralistes. Certains pourtant continuent à exercer leur ministère sous la Terreur : Astier en Vivarais, Louis-Charles Bourbon dans les Cévennes, Chuard, déjà nommé, dans la plaine de Valence, Mejanel à Saint-Rome-du-Tarn, Tarrou à Vallon-Pont d’Arc. Jean-Baptiste Née, pour sa part, exerce à Lille en 1793 et 1794 ; ce n’est qu’ensuite qu’il aurait abandonné ses fonctions pastorales, pour les reprendre en 1798. Jean-Antoine Blachon n’aurait interrompu que très brièvement son ministère à Nantes. Le cas de Jean Mazauric est également intéressant : il est arrêté en l’an II pour avoir prêché sur l’immortalité de l’âme, puis élargi et il entre dans l’administration du district. Mais il prêche à nouveau à Saint-Jean-d’Angély. Il doit alors entrer dans l’armée qui marche sur la Vendée pour prouver son civisme. Dès lors, il participe activement à la Révolution ; il est maréchal des logis dans une compagnie de cavalerie pendant la guerre de Vendée41. Mais il n’a jamais abdiqué son ministère. Mentionnons encore Pierre Pierredon, à Lyon, qui célèbre des baptêmes et des mariages dans des maisons particulières pendant toute la Révolution42. Au Ban-de-La-Roche, Frédéric Oberlin célèbre lui aussi le culte pendant la Terreur43. Il est également question de culte semi-clandestin à Sainte-Foy, Besançon, Réalmont, Bergerac, Le Mas d’Azil, Saint-Jean-du-Gard, dans les campagnes du Montalbanais44. Est-ce beaucoup ? Est-ce peu ? Difficile à dire, car bien des situations locales nous échappent.
On peut cependant mettre ces cas en regard des abdications, un peu mieux connues. La politique de déchristianisation a atteint les protestants, mais avec moins de vigueur que les catholiques. Elle dépendait surtout des conventionnels envoyés en mission. Borie se fait particulièrement remarquer dans le Gard et en Lozère, Boisset dans l’Hérault, Monet dans le Bas-Rhin. Les pasteurs alsaciens résistent pourtant bien. Seule une vingtaine d’entre eux (sur 220), luthériens et réformés confondus, auraient renoncé à leurs fonctions, alors que beaucoup avaient volontiers prêté le serment civique en 179145. Beaucoup n’ont suspendu que provisoirement leur culte et on ne trouve que deux pasteurs luthériens et un calviniste, Cunier, à exprimer leur joie de se défaire de leur ministère46. Pour sa part, Karl Lorch, pasteur de Cleebourg, refuse le serment et émigre47. Pour le reste de la France, les données les plus complètes proviennent de Woodbridge, pour le Languedoc, le Vivarais et les Cévennes48 et de Bourdon pour toute la France49. Malgré quelques incertitudes dues notamment à la définition de l’abdication, leurs chiffres concordent à peu près : Woodbridge compte 73 abdicataires pour le Sud-Est, Bourdon 75 (sur 126 pasteurs ayant vécu la Révolution), dont 52 pour le Gard ; sur l’ensemble de la France, Alsace exclue, il y aurait eu 98 abdicataires. S’agit-il d’un problème de sources, ou cela signifie-t-il qu’en dehors d’un grand Languedoc, les abjurations ont été très peu nombreuses, les pressions ayant été moindres ? Rappelons que, parmi les pasteurs encore en poste à la Convention au moment de la campagne de déchristianisation, seuls Julien et Lombard ont abjuré, Jeanbon, Jay et Bernard n’ayant jamais abdiqué. Quant aux abjurations, elles sont généralement faites sous la menace et sont rarement sincères : Bourdon considère que seuls 10% des abdicataires sont réellement convaincus. Sur les 98 qu’il a comptabilisés, 65 reprennent leurs fonctions après la Terreur.
Les discours faits au moment de l’abdication ne sont pas sans intérêt. On a beaucoup glosé sur les déclarations extrêmes de certains, comme Élie Dumas, qui renonce « à un culte qui ne doit plus exister » ou Molines, à Ganges, dans les Cévennes, qui se considère comme le « Marat du Midi » et qui propose au curé constitutionnel de la ville :
Citoyen, il n’est rien sous le ciel de plus auguste que cette assemblée : elle te propose, elle me propose de cesser d’être des hommes de secte et de devenir des hommes de la nature ; d’oublier ces logogriphes ténébreux qui ont divisé le genre humain et de leur substituer la morale universelle qui le réunit. [...] Ne sois plus prêtre, je cesse d’être ministre. [.] Adorons ensemble le Dieu de la Raison, de la Vérité et de la Nature50.
Mais Julien, le 17 brumaire an II, ne renie rien de son protestantisme, même s’il le réduit, peut-être pour la circonstance, à la morale, dans un discours qu’il est intéressant de citer longuement :
Citoyens, je n’eus jamais d’autre ambition que de voir régner sur la terre la raison et la philosophie. Je m’attachai toujours, comme homme et comme ministre d’un culte longtemps proscrit, à resserrer entre tous les hommes les liens de la fraternité et à les porter à ne faire tous qu’une même famille. J’ai prêché hautement les maximes de la tolérance et je m’honore de l’avoir fait avec tant de zèle. Les prêtres catholiques de la Haute-Garonne, d’où j’ai été député à la Convention ; ceux du département de l’Hérault, où j’ai vécu pendant quinze ans ; ceux du département du Gard, où j’ai pris le jour ; tous déclarèrent que je professais toujours le tolérantisme le plus étendu, que je prêchai toujours que la même destinée attendait tous les hommes de quelque culte qu’ils fussent.
Je me félicite de voir luire sur ma patrie le flambeau de la raison ; je me félicite de voir arriver le jour où la raison ne fera de tous les hommes qu’un peuple de frères. Gobel vient de manifester les sentiments qui sont dans mon âme. Je désire m’identifier à ce grand exemple.
On sait que les ministres du culte protestant n’étaient guère que des officiers de morale ; mais, il faut en convenir, il y a eu dans tous les cultes, de plus ou moins un peu de charlatanisme. Il est beau de vouloir faire cette déclaration sous les auspices de la raison, de la philosophie et d’une constitution sublime, qui prépare la destruction des tyrans, comme elle a enseveli sous les décombres des abus les erreurs superstitieuses du fanatisme et de la royauté. J’ai exercé pendant vingt ans les fonctions de ministre protestant ; je déclare que je ne les professerai plus, que je n’aurai désormais d’autre temple que le sanctuaire des lois, d’autre divinité que la liberté, d’autre culte que celui de la patrie, d’autre évangile que la constitution républicaine.
Voilà ma profession de foi politique et morale. Pour cesser d’être ministre protestant, je ne cesserai pas d’être homme, d’être citoyen, je ne m’en croirai pas moins tenu de donner de bons exemples, d’instruire les hommes dans les sociétés populaires, dans les places publiques. Je leur inspirerai l’amour de la liberté et de l’égalité et la soumission aux lois. Je ne puis déposer sur le bureau ces lettres qui imprimaient sur ma tête un caractère dont je n’ai abusé. Je les apporterai et j’espère que mes collègues en feront un autodafé51.
Son collègue à la Convention, Lombard, tient un discours fort semblable :
J’ai été ministre protestant pendant dix-sept ans, lorsque je fus député à la Convention Nationale, je renonçai aux fonctions de prêtre ; aujourd’hui, je renouvelle ma déclaration de manière plus solennelle, je n’ai jamais prêché que l’amour de la liberté, de l’égalité et de mes semblables ; mon unique désir est de contribuer de cette manière au bien des sans-culottes52.
À Vauvert, en Languedoc, Jean Rame ne renonce qu’à peine à ses fonctions, et encore moins à ses convictions :
Ministre du culte protestant, nos discours, j’ose le dire, n’ont respiré que la saine morale, n’ont eu pour but que de former l’homme et le citoyen ; néanmoins, parfaitement convaincu que la célébration de tout culte extérieur et public, dans les circonstances actuelles pourrait alimenter le fanatisme, irriter la malveillance et par cela même, entraver la marche du mouvement révolutionnaire que tout bon républicain doit accélérer de tout son pouvoir, je viens, en conséquence, vous déclarer avec toute la sincérité dont je suis capable, que je renonce, dès à présent, aux fonctions de prédicateur, et que mon ambition se bornera désormais à me rendre dans le temple de la Raison avec nos frères, nos chers concitoyens, pour m’entretenir avec eux des devoirs de l’homme et du citoyen, chanter des hymnes à la Liberté et à l’Égalité et apprendre à mourir, s’il le faut, pour les défendre. Puisse mon exemple avoir beaucoup d’imitateurs ! Puissé-je bientôt voir les torches de l’horrible fanatisme entièrement éteintes dans ce département qui en a été si souvent incendié !53
À Nîmes, les pasteurs Gachon et Vincent dissimulent à peine que leur abjuration est forcée : « Une obéissance passive à la loi a toujours été dans nos rigoureux principes. [...] Aujourd’hui nous voyons que la tranquillité publique demande la suppression de ce même culte. »54 Et Jacques Gabriac, en Cévennes, laisse lui aussi entendre qu’il ne fait qu’obéir :
Je suis républicain par principe, par intérêt personnel, et par intérêt de cause. J’ai rempli les fonctions de mon état dans toute l’intégrité d’une âme droite durant l’espace de quarante-cinq ans. Nous courons le troisième mois que je m’en abstiens strictement et que je suis résolu à m’en abstenir, puisque la volonté nationale m’en prescrit le sacrifice. Je pense satisfaire à la loi et aux obligations d’un républicain vertueux par cette conduite réfléchie55.
À Saint-Maixent, en Poitou, Pierre François Gibaud, qui célébrait des cultes privés, y renonce sans vraiment se déjuger :
On se proposait de me dénoncer en vertu de quelques actes privés du culte que je professe. La loi m’y autorisait, et le délibéré du Représentant Lequinaud [Lequinio] ne me défend que ceux qui sont publics mais comme la volonté générale des vrais amis de l’égalité et du Républicanisme sera toujours ma boussole, et qu’elle demande la suspension de toutes mes fonctions religieuses je m’y soumets sans peine. Je suis à vie, trop Républicain pour être en scandale à ceux avec lesquels je me ferai toujours un devoir de fraterniser56.
Marron, lorsqu’il dépose sur le bureau de la Commune de Paris les coupes de communion, le 13 novembre 1793, ne renie rien de son ministère :
Tous les rangs confondus buvaient dans ces coupes l’Egalité, la Fraternité, compagnes inséparables de la Liberté. Système respectable, qu’enfin le jour de la Raison, trop longtemps éclipsé par les nuages de la Superstition et du Fanatisme, revêt de la plus brillante splendeur ! Mon ministère a eu constamment pour objet de le propager, et je ne crains, dans cette assertion, ni un démenti de ceux qui me connaissent, ni un démenti de ma conscience. Celle-ci est la même aujourd’hui qu’elle était hier, qu’elle sera demain.
Il est très violent envers la théologie, « échafaudage de mensonges et de puérilités » (il vise sans doute surtout la théologie catholique), mais il ne promet rien, il explique qu’il ne peut pas donner ses lettres de prêtrise parce qu’il n’en a pas et ne dit jamais qu’il abdique57.
Ces pasteurs abdicataires, juge l’historiographie, n’ont pas fait preuve d’un grand courage, n’allant jamais jusqu’au martyre ; et l’opposition est souvent faite avec 1685, ce qui permet de se demander pourquoi le protestantisme n’est plus capable de résister au moment de la Révolution. Remarquons simplement qu’en 1685 bien peu de pasteurs ont choisi de braver le roi, que quelques-uns ont abjuré et que la plupart des autres ont préféré l’exil. D’autre part, le nombre des abdicataires, en dehors du cas particulier du Languedoc, n’est pas si important, et les discours prononcés sont variés. Beaucoup, sous une phraséologie révolutionnaire, expliquent que leur religion n’a jamais consisté qu’à propager la morale et les idéaux républicains ; ce qui est problématique, il est vrai, mais c’est aussi un moyen de ne pas renier son passé. Une grande partie d’entre eux ont d’ailleurs repris leur ministère après la Terreur, l’ayant donc simplement suspendu temporairement. Quant à l’engagement actif de la majorité des pasteurs dans la Révolution, il reste à prouver. L’étude de leurs opinions permettra peut-être d’avancer davantage.
A la recherche des opinions des pasteurs
Les débuts de la Révolution sont plutôt favorables aux protestants et la perspective de changements profonds ne peut que les satisfaire. Rappelons toutefois que beaucoup des pasteurs, en raison de leur jeune âge, n’ont pas connu physiquement les persécutions et qu’une première amélioration du sort des protestants a eu lieu en 1788 avec la promulgation de l’édit accordant l’état civil aux non-catholiques. L’impression générale qui ressort des nombreuses monographies régionales est celle d’un optimisme des pasteurs. En Hautes-Cévennes, ils croient à la réconciliation de tous les Français et à la fin des divisions religieuses58 ; leur lecture de l’événement est donc plutôt religieuse. En Dauphiné ils semblent également bien accepter les premiers changements. Plusieurs sont membres de la société populaire du lieu, quelques-uns participent à l’administration municipale. Ils acceptent le serment de manière assez générale59. Les synodes du Vivarais, eux aussi, prêtent le serment constitutionnel60 alors qu’en Poitou, le synode de 1791 demande à tous les catéchumènes de prêter le serment civique et décide que le 14 juillet serait désormais un jour consacré à Dieu61. Le serment civique, nous l’avons vu, a également été largement prêté en Alsace. Dès mai 1790, les députés du synode du Bas-Languedoc ont prêté serment de fidélité à la Nation, à la Loi, au Roi et à la Constitution Quelle signification donner à ces manifestations d’adhésion à la Révolution ? Le serment n’est en effet pas obligatoire. Il peut, dans certains cas, apparaître comme une volonté de mettre la religion réformée à égalité avec la religion catholique ; mais il exprime aussi sans doute souvent une solidarité avec les prêtres jureurs, signifiant la réconciliation tant espérée, la fraternisation des ministres du culte. Car si, dans certains cas, les événements révolutionnaires ont fait rejouer la mémoire des guerres de religion (Valérie Sottocasa l’a bien montré pour la bagarre de Nîmes de juin 1790 et pour les Cévennes62 on pourrait la retrouver sans doute un peu plus tard en Vendée63), les témoignages ne manquent pas, dans d’autres régions (Poitou, Lyonnais, Ardèche, etc.) de bonne entente entre curés et pasteurs et, bien qu’il faille prendre ces formules avec précaution, bien des discours d’abdication insistent eux aussi sur cette solidarité. La Révolution, ce serait donc, d’abord, la réconciliation, la fraternité.
Peut-on aller au-delà ? Ce qui frappe surtout, c’est la variété des positions des pasteurs. En Cévennes, le pasteur d’Alès, Roche, est rapidement accusé par ses confrères d’être royaliste. Mais rappelons-nous l’opposition du synode des Cévennes à ce que les pasteurs exercent des fonctions civiles et les protestations de Samuel. Ce qui fait que l’attitude du pasteur Gobinaud, en Poitou, n’est peut-être pas aussi particulière que le laisse supposer André Benoist64. Au début de la Révolution, il s’exclame : « Que nous disent et que nous prêchent ces troubles, ces déprédations, ces horreurs en tout genre qui se sont commises dans la majeure partie du royaume ? [...] Gémissons de ces désordres affreux ; soumettons-nous aux lois établies, en attendant un nouvel ordre des choses » ; et il demande de prier Dieu pour faire cesser l’anarchie, pour le Roi et pour les représentants de la Nation. Il aurait ensuite évolué, comme le montre un sermon sans doute prêché en 1791 :
Nos vœux sont remplis, une assemblée de sages a renversé l’antique et monstrueux édifice des lois injustes et tyranniques sous lesquelles nous vivions, et y a substitué l’édifice majestueux de la constitution, qui rétablit les droits imprescriptibles de l’homme si longtemps méconnus, l’égalité naturelle, la liberté civile et religieuse, cette constitution sublime qui contient des lois justes, sages, propre à faire le bonheur commun et particulier.
Mais y a-t-il vraiment évolution ou plutôt, par delà les événements, une acceptation du régime établi, monarchie absolue naguère, monarchie constitutionnelle à présent, une acceptation de l’ordre, une crainte des troubles ? Gobinaud, à Melle, a une attitude modératrice, détournant à l’été 1790 ses paroissiens de participer à une manifestation d’hostilité à leur curé. En cela, il n’est pas loin de tous ses confrères qui acceptent de devenir juges de paix ; et le même rôle modérateur a été relevé, en Hautes-Cévennes, à propos de Louis-Charles Bourbon et d’Antoine Sabatier65. Quant à la soumission aux lois, quelles qu’elles soient, elles sont dans la droite ligne de l’enseignement traditionnel de la théologie politique réformée, avant comme après la Révocation de l’Édit de Nantes66. À de rares exceptions près les pasteurs du Désert sont toujours restés loyaux à la monarchie, n’oubliant jamais de prier pour le roi, notamment lors des synodes67. On ne sait pas quel enseignement était donné au séminaire de Lausanne dans ce domaine, mais il ne devait pas se démarquer des opinions traditionnelles. D’ailleurs les séminaristes manifestant des opinions trop extrêmes ont été sanctionnés68. Il n’est pas très étonnant, dans ces conditions, qu’après avoir été fidèles à Louis XVI, monarque absolu, les pasteurs l’aient été à Louis XVI, monarque constitutionnel, et à l’assemblée constituante, puis législative. En revanche, à partir du moment où le roi manifeste son opposition au cours des événements, les pasteurs se trouvent forcés de choisir entre différents modèles politiques.
Plusieurs monographies nous donnent des exemples de ces engagements. André Bassaget, pasteur de Lourmarin, quitte le ministère et s’engage activement dans la Révolution. Il soutient la lutte de la Convention contre le fédéralisme ; après le coup d’État de Fructidor, il devient accusateur public dans le Vaucluse, ce qui ne l’empêchera pas de travailler à la réorganisation du culte protestant69. Louis Bonifas, membre du club des Jacobins de Castres, participe à la Terreur dans son département ; il s’engage dans l’établissement du culte de la Raison et de l’Être Suprême. Mais, en 1796, il est réintégré dans son ministère à Castres, après avoir fait amende honorable70. Jacques Molines, à Ganges, participe également à la Terreur, préside la société populaire et fait en décembre 1793 une Prière de l’Homme libre au Dieu de la Nature et de la Liberté, qui célèbre la Fraternité, la Raison, en s’adressant à l’Être Suprême71. Lui aussi redevient pasteur en 1798. On peut aussi évoquer les pasteurs députés à la Convention, bien décrits par Peyric72, Rabaut-Saint-Étienne ou Jeanbon-Saint-André qui ont fait l’objet de plusieurs biographies, les pasteurs poitevins engagés dans la guerre de Vendée aux côtés des Bleus73. On obtiendrait ainsi une belle collection de figures engagées dans la Révolution, la plupart du temps du côté des Girondins — et qui, pour nombre d’entre eux, reprennent malgré tout leur ministère ensuite, ce qui n’est pas sans poser problème. Mais cela ne concernerait malgré tout qu’une minorité du corps pastoral. Des sentiments des autres, des plus nombreux, on ne sait rien.
On a pu supposer que les pasteurs étaient favorables aux idées nouvelles et donc à la Révolution, au moins dans ses débuts, car ils étaient imprégnés de l’esprit des Lumières. C’est la thèse de Poland, vérifiée par Woodbridge74 dans le cas du Languedoc. Il vaut la peine de l’examiner de près. Remarquons tout d’abord qu’elle n’est pas dénuée de jugement de valeur : pour ces auteurs, marqués par Barth et un retour au calvinisme « orthodoxe », l’acceptation des Lumières équivaut à un affaiblissement de la foi et à l’oubli des principes fondamentaux de la Réforme. Woodbridge détermine un certain nombre de critères pour savoir si les ministres sont encore calvinistes ou s’ils ont rallié le camp des philosophes75 : l’anthropologie (la place du péché originel), la sotériologie (les moyens de salut et la nature de ce salut), et l’emploi de mots tels que « philosophie », « nature », « raison », « Être suprême ». On pourrait se demander si cette approche purement théologique et lexicale suffit pour définir le calvinisme, si les critères choisis sont les plus pertinents, si, en procédant ainsi, on ne cède pas à une nostalgie des origines, courante dans une histoire confessionnelle et considérant toute évolution d’une doctrine ou d’un groupe comme une déviation. Mais l’essentiel est ailleurs. Woodbridge cherche à déterminer les idées des pasteurs avant la Révolution, notant à juste titre que les événements ont pu ensuite les faire évoluer. Mais pour cela, il est tributaire de leurs écrits : lettres ou sermons. Or il ne dispose de renseignements un peu précis que sur quatorze pasteurs76 pour tout l’ensemble Languedoc-Cévennes-Vivarais. En effet, comme nous l’avons vu, très peu ont publié, et les découvertes manuscrites faites dans les archives sont assez rares, pour précieuses qu’elles soient. Sur ces quatorze pasteurs, tous ne sont pas devenus philosophes : Paul Rabaut a une théologie orthodoxe « à l’état primaire », précise Woodbridge, avec une évolution vers la morale et les œuvres — ce qui ne l’empêche pas d’être marqué par Ostervald et de montrer de l’intérêt pour les frères moraves ; Rabaut Saint-Étienne instrumentalise la pensée philosophique, plus qu’il n’en est le propagateur, pour défendre la foi chrétienne77. Toujours d’après Woodbridge, Bonifas serait influencé par Rousseau, mais continuerait à voir l’homme comme un pécheur ayant besoin d’un Sauveur, Jésus-Christ ; Simon Lombard aurait une doctrine assez proche de l’orthodoxie ; Pierre Soulier mettrait l’accent sur la morale, tout en restant attaché à l’orthodoxie ; Antoine Gal lit Bayle et Montesquieu, mais aussi Calvin ; Philip enfin lui apparaît totalement orthodoxe. Il n’en reste donc plus que sept à être incontestablement marqués par les Lumières. L’évolution ultérieure d’autres pasteurs permet de penser qu’ils ne sont pas totalement isolés. Mais les continuités ne sont pas toujours faciles à faire apparaître. Bonifas, on l’a vu, a œuvré pour l’établissement des cultes révolutionnaires. Serait-ce qu’au regard des événements, son penchant rousseauiste aurait pris le dessus sur sa théologie foncièrement calviniste ? Un autre exemple peut être fourni par Astier. Il fait l’éloge du culte de l’Être suprême, ce qui devrait le classer parmi les pasteurs touchés par les Lumières. Or il exerce clandestinement pendant toute la Révolution, il s’emporte contre les pasteurs « mondains » et il a une lecture millénariste des événements78.
Le cas du pasteur de Lyon Benjamin-Sigismond Frossard illustre bien l’ambiguïté de cette opposition entre calvinisme et philosophie des Lumières. Certains de ses écrits79 considèrent l’homme comme naturellement bon, à la recherche du bonheur et prenant Jésus-Christ comme modèle ; mais cette « théologie des Lumières » peut s’allier sans difficultés, dans un sermon prononcé en 1792 à Clermont-Ferrand, à un rappel du Symbole des Apôtres, à des considérations élevées sur le sacrifice du Christ, à une analyse précise de l’épître aux Philippiens, 1, 27. Autrement dit, à condition de ne pas succomber à un fondamentalisme calviniste, on peut considérer que l’influence philosophique, accentuée à partir de 1789 par une phraséologie révolutionnaire, n’empêche pas de se situer réellement dans le courant réformé80.
Même si ce protestantisme éclairé prédisposait à accepter favorablement les idées révolutionnaires (mais l’historiographie a montré que le lien entre Lumières et Révolution n’est pas immédiat81), il resterait à montrer que la majorité des pasteurs professaient ces idées. Or, on l’a vu, l’échantillon de Woodbridge est très limité, et certains des ministres qu’il a pu étudier apparaissent relativement orthodoxe. Le pasteur Gobinaud, dont nous avons pu étudier les écrits, ne semble pas influencé par les Lumières, ni le pasteur de Lyon Pierre Pierredon82. Nous avons d’autre part pu relever au moins huit pasteurs marqués, à un degré plus ou moins fort, par le piétisme des Frères moraves83. Il semble donc que les idées théologiques des pasteurs au moment de la Révolution étaient plus diverses qu’on ne le pense généralement.
Que conclure ? Les protestants, au moins dans un premier temps, ont plutôt profité de la Révolution et devaient lui en être reconnaissants. C’est ce qu’exprime Pierre-François Samuel, dans une lettre du 10 février 1793 :
N’est-ce donc pas servir la religion que servir la révolution et la Patrie, et ne sont-ce pas ceux qui par leurs lumières et l’ascendant qu’ils ont sur les esprits, peuvent leur faire respecter les lois, et aimer la République qui doivent être mis à la tête des affaires politiques ? Or je pense qu’un ministre du culte réformé, qu’un protestant quelconque qui n’est pas parfaitement dans le sens de la révolution est un monstre en politique, c’est un être contre-nature car il a tout gagné, état civil, droits naturels, existence politique, liberté de conscience84.
Ce même Samuel, décrété d’arrestation le 13 brumaire comme Girondin, s’évade et s’enfuit dans le Tarn pendant la déchristianisation de l’an II pour devenir pasteur de Millau en 1799. Franc-maçon (comme au moins quinze autres de ses confrères85), révolutionnaire, républicain convaincu, mais aussi profondément protestant, il illustre bien la difficulté de définir la position des pasteurs face aux événements révolutionnaires.
Le premier problème tient à l’insuffisance de nos connaissances sur ce corps pastoral. On peut en faire un portrait de groupe : 307 pasteurs, répartis inégalement sur le territoire, représentant toutes les classes d’âge mais avec une majorité de jeunes hommes. Mais le peu d’écrits que nous avons d’eux et le fait que nous ne connaissons la conduite pendant la Révolution que d’une minorité d’entre eux (et sans doute des plus engagés) font qu’il est difficile de savoir comment ils ont reçu les événements qui bouleversent la France à partir de 1789. La position traditionnelle qui leur attribue un enthousiasme s’expliquant par leur adhésion aux idées nouvelles doit sans doute être fortement nuancée. Certes, l’édit de 1787 a déçu nombre de protestants alors que la Révolution leur a donné la liberté de culte et une égalité totale avec les catholiques. Mais l’adhésion initiale s’explique sans doute également par une habitude de respect envers les institutions et les gouvernements établis ainsi que par une lecture religieuse qui voit d’abord dans les premières décisions, dans les premiers actes de la Révolution un espoir de fraternité, de fin des divisions confessionnelles ; un espoir quelquefois déçu en raison du le poids toujours aussi grand de la mémoire religieuse, comme l’a montré Valérie Sottocasa pour une région où la réconciliation se révèle impossible86.
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1. « Les déserts (1685-1800) », in Histoire des Protestants en France, Toulouse : Privat, 1977, p. 153.
2. Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (désormais BSHPF), 135 (1989). L’introduction est aux p. 479-500.
3. Armand LODS, « L’Église réformée de Paris pendant la Révolution », BSHPF 38 (1889), p. 357-368, 465-474. Cet article fait suite à un article du même auteur sur « L’Église réformée de Paris de la Révocation à la Révolution », BSHPF 38 (1889), p. 301-311.
4. Léon PEYRIC, Le Rôle religieux des pasteurs dans les assemblées politiques de la Révolution française, thèse de la faculté de théologie protestante de Paris, Cahors : A. Coueslant, 1901.
5. Charles DURAND, Histoire du Protestantisme français pendant la Révolution et lEmpire, Paris : Fischbacher, 1901.
6. Jean-Louis BOURDON, Les Pasteurs réformés face à la déchristianisation de lan II, mémoire de maîtrise, Université Pierre Mendès-France (Grenoble), 1985.
7. Burdette C. POLAND, French Protestantism and the French Revolution. A Study in Church and State, Thought and Religion, 1685-1815, Princeton : Princeton University Press, 1957 ; John D. WOODBRIDGE, LInfluence des philosophes français sur les pasteurs réformés du Languedoc pendant la deuxième moitié du dix-huitième siècle, Thèse de 3e cycle, Université de Toulouse, 1969.
8. Céline BORELLO, Du Désert au Royaume : parole publique et écriture protestante (1765-1788). Édition critique du Vieux Cévenol et de sermons de Rabaut Saint-Étienne, Paris : Champion, 2013 ; « Plume pastorale, engagement politique et écriture de l’histoire : Rabaut Saint-Étienne et Le Précis de IHistoire de la Révolution Française », La Révolution française, revue en ligne de l’IHRF : http://lrf.revues.org ; « Les sources d’une altérité religieuse en Révolution : Rabaut Saint-Étienne ou la radicalisation des représentations protestantes, Annales historiques de la Révolution française (2014-4), p. 29-49 ; « De la chaire à la tribune, de l’éducation religieuse à l’éducation nationale : quel cheminement de pensée sur la formation de la jeunesse pour Rabaut Saint — Étienne », in Yves KRUMENACKER — Boris NOGUÈS (dir.), Protestantisme et éducation dans la France moderne, Chrétiens et sociétés, Lyon, RESEA, Documents et Sociétés n°24 (2014), p. 245-264. Voir aussi ses mémoires inédits d’HDR, soutenue en 2015 à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
9. Armand LODS, « Un ancien pasteur du Désert mort sur l’échafaud, Jean-Baptiste Hervieux (1756-1794) », BSHPF 39 (1890), p. 320-325 ; ID., « Encore un pasteur du Désert mort sous l’échafaud révolutionnaire. Pierre Ribes (1754-1794) », BSHPF 40 (1891), p. 97-104 ; Daniel BENOîT, « Les pasteurs et l’échafaud révolutionnaire. Pierre Soulier, de Sauve (1743-1794) », BSHPF 43 (1894), p. 561-594.
10. Histoire des Protestants en France, p. 255.
11. Ibid., p. 255-257.
12. « Les Protestants et la Révolution : Esquisse de vue générale », BSHPF 135 (1989), p. 484.
13. « Les Protestants et la Révolution française », in Paul VIALLANEIX (dir.), Réforme et Révolutions. Aux origines de la démocratie moderne, Réforme/Presses du Languedoc, 1990, p. 103-128.
14. Jacques POUJOL, « Le changement d’image des protestants pendant la Révolution », BSHPF 135 (1989), p. 501-543 ; citation p. 517.
15 Yves KRUMENACKER (dir.), Dictionnaire des pasteurs dans la France du XVIIIe siècle, Paris : Champion, 2008.
16 Daniel ROBERT, Les Églises réformées de France 1800-1830, Paris : PUF, 1961.
17 Le vocabulaire employé est assez imprécis : on parle le plus souvent de « consécration », mais la Discipline (ch. I, art. 5) emploie aussi le terme d’« ordination ».
18 Graphique réalisé à partir des données du Dictionnaire des pasteurs.
19 Carte extraite du Dictionnaire des pasteurs, p. 19.
20. Sources extraites du Dictionnaire des pasteurs, op. cit.
21. La liste de leurs œuvres figure dans le Dictionnaire des pasteurs, op. cit.
22. C. BORELLO, Du Désert au Royaume, op. cit.
23. Francis GARRISSON, « Genèse de l’Église réformée de Paris, 1788-1791 », BSHPF 137 (1991), p. 25-61.
24. Robert BLANC, Un Pasteur du temps des Lumières : Benjamin-Sigismond Frossard (1754-1830), Paris : Champion, 2000.
25. Daniel LIGOU, Jeanbon Saint-André, membre du Grand Co-mité de salut public (1749-1813), Paris : Messidor — Éditions Sociales, 1989.
26. Jean BARRAL, Du Désert au Réveil. Simon Lombard pasteur du Désert (1739-1818), Dieulefit : Nouvelle Société d’Édition de Toulouse, 1938.
27. L. PEYRIC, Le Rôle religieux des pasteurs, op. cit.
28. André DUPONT, Rabaut Saint-Etienne 1743-1793 Un protestant défenseur de la liberté religieuse, Genève : Labor et Fides, 1989 (1re éd. 1946).
29. Dentzel, en mission lors du procès, n’a pas eu à se prononcer.
30. D’après le Dictionnaire des pasteurs, op. cit.
31. B. POLAND, French Protestantism, op. cit., complété par J. POUJOL, « Le changement d’image... », art. cit., p. 505.
32. J. POUJOL, « Le changement d’image », art. cit., p. 508.
33. Besson, cunier, Ducros, Dugas, Fontbonne, Frossard, P.-Fr. Gibaud, d’Hervieux, Julien, Julien de Verdailhan, Michel, Rosselloty, Samuel, P.-J. Soulier, Thomas.
34. chiron, Descours, J.-P. Gabriac, Gourjon, J.-L. Lombard, Ribes, Thomas.
35. Barre, Bassaget, Besson, J.-P. Gibaud, S. Lombard, J. Métayer, Mordant, J.-A. Rabaut, Rozan.
36. Armand, Bassaget, Borel, L.-V Gabriac, J.-Ol. Lombard, Reboul.
37. Armand, S. Bruguier, Koenig, J. Mazauric, P. Métayer, Morel, J.-B. Née, Otteney.
38. Histoire du Protestantisme français, op. cit.
39. Notice d’Yves KRUMENACKER in Dictionnaire des pasteurs.
40. Valérie SOTTOCASA, Mémoires affrontées. Protestants et catholiques face à la Révolution dans les montagnes du Languedoc, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 156.
41. Tous ces exemples proviennent du Dictionnaire des pasteurs, op. cit.
42. Y. KRUMENACKER, « Les protestants de Lyon sous le Consulat et l’Empire », in Ronald ZINS (dir.), Lyon sous le Consulat et l’Empire, Lyon : Horace Cardon, 2007, p. 121-151.
43. Loïc CHALMEL, Oberlin : le Pasteur des Lumières, Strasbourg : La Nuée bleue, 2006.
44. Histoire des protestants en France, op. cit., p. 258.
45. Rodolphe REUSS, Les Églises protestantes d’Alsace pendant la Révolution (Î789-Î802). Esquisse historique, Paris : Fischbacher, 1906.
46. Bernard VOGLER, « Les protestants d’Alsace et la Révolution », Revue d’Alsace (1989-1990), p. 197-205, à compléter par la notice « Cunier » du Dictionnaire des pasteurs.
47. Notice de Christian WOLFF in Dictionnaire des pasteurs, op. cit.
48. J. D. WOODBRIDGE, L’Influence des philosophes français, op. cit.
49. J.-L. BOURDON, Les pasteurs réformés, op. cit.
50. V. SOTTOCASA, Mémoires affrontées, op. cit., p. 157.
51. L. PEYRIC, Le Rôle religieux, op. cit., p. 52-53.
52. Ibid., p. 53.
53. Ch. DURAND, Histoire du Protestantisme français, op. cit., p. 31-32.
54. J. POUJOL, « Le changement d’image », art. cit., p. 516.
55. Jacques POUJOL — Patrick CABANEL, « “Tout protestant doit être vrai républicain.” Pasteurs et fidèles du synode des Hautes-Cévennes pendant la Révolution (1789-1799) », BSHPF 135 (1989), p. 668.
56. André BENOIST, « Protestants et catholiques poitevins sous la Révolution. Attitudes respectives et rapports mutuels », BSHPF 135 (1989), p. 623.
57. A. ENCREYÉ, « Les Protestants et la Révolution française », art. cit., p. 120.
58. J. POUJOL — P. CABANEL, « “Tout protestant..», art. cit., p. 665.
59. Pierre BOLLE, « Les protestants du Dauphiné et la Révolution », BSHPF 135 (1989), p. 695-696.
60. H. DUBIEF — D. ROBERT, « Les protestants et la Révolution », art. cit., p. 483.
61. Pierre DEZ, « Le synode du Poitou en 1791 », BSHPF 112 (1966), p. 178.
62. V. SOTTOCASA, Mémoires affrontées, op. cit.
63. A. BENOIST, « Les protestants dans la guerre de Vendée et la problématique du conflit », in Christianisme et Vendée. La création au XIXe d’un foyer du catholicisme, La Roche-sur-Yon : Centre vendéen de recherches historiques, 2000, p. 211-257.
64. A. BENOIST, « Protestants et catholiques », art. cit., p. 584-592. Les textes cités de Gobinaud proviennent de cet article. Il est bien au courant des événements par son frère, ouvrier à Paris : A. BENOIST, « Le corps pastoral et les protestants poitevins face aux idées nouvelles et à la révolution », Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 1987, p. 117-152. Sur Gobinaud, voir Y. KRüMENACKER, « Les sermons du pasteur poitevin François Gobinaud (1750-1791) », 111e Congrès national des Sociétés savantes, Poitiers, Hist. mod. et contemp., t. II, 1986, p. 125-134, et Les Protestants du Poitou au XVIIIe siècle (1681-1789), Paris :Champion, 1998, passim.
65. J. POUJOL-P. CABANEL, « “Tout protestant..», art. cit., p. 682.
66. Élisabeth LABROUSSE, « La doctrine politique des huguenots, 1630-1685 », in Conscience et conviction. Études sur le XVIIe siècle, Paris-Oxford : Universitas, Voltaire Foundation, 1996, p. 81-88.
67. Y. KRUMENACKER, « l’élaboration d’un “modèle protestant” : les synodes du Désert », Revue dHistoire moderne et contemporaine, 1995, p. 46-70.
68. Claude LASSERRE, Le Séminaire de Lausanne (1726-1812) instrument de la restauration du protestantisme français, Lausanne : Bibliothèque historique vaudoise, 1997, p. 100-104.
69. Claude MICHEL, « Un pasteur jacobin en Vaucluse sous la Révolution : André Bassaget », BSHPF 118 (1972), p. 375-394.
70. Camille RABAUD, « Un ministre chrétien sous la Terreur, ou Bonifas-Laroque, pasteur à Castres et membre du tribunal révolutionnaire (14 septembre 1744-15 octobre 1811) », BSHPF 135 (1889), p. 337-357, 393-402, 449.
71. Publiée dans le BSHPF 135 (1899), p. 244.
72. L. PEYRIC, Le Rôle religieux des pasteurs, op. cit.
73. A. BENOIST, « Les protestants dans la guerre de Vendée », art. cit.
74. B. C. POLAND, French Protestantism, op. cit. ; J. D. WOODBRIDGE, L’influence des philosophes français, op. cit.
75. J. D. WOODBRIDGE, Linfluence des philosophes français, op. cit., p. 225-289.
76. Paul Rabaut, Rabaut-Pomier, Rabaut-Saint-Étienne, Louis Bonifas, Jeanbon-Saint-André, Simon Lombard, Jean Julien, Jacques Olivier, Jacques Barre, Gal-Pomaret, Antoine Gal, Pierre Soulier, Marc-David Alba, Jean-Pierre Philip.
77. C. BORELLO, Du Désert au Royaume, op. cit., p. 53.
78. H. DUBIEF — D. ROBERT, « Les protestants et la Révolution », art. cit., p. 490 et 494.
79. Notamment les Nouveaux Sermons de M. Hugh Blair [...] traduits de Vangloispar M. Frossard, Lyon, chez Aimé de La Roche, 1786 ; le recueil comporte un sermon de Frossard lui-même sur la bonté de l’homme.
80. Sur Frossard, l’étude fondamentale est celle de Robert BLANC (voir n. 24).
81. D’une bibliographie immense, je citerai seulement Roger CHARTIER, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris : Seuil, 2000 (2e édition).
82. Y. KRUMENACKER, « Les sermons du pasteur poitevin François Gobinaud (1750-1791) », art. cit. ; ID., Des Protestants au Siècle des Lumières. Le modèle lyonnais, Paris : Champion, 2002, p. 248-254.
83. Dictionnaire des pasteurs : Barbusse, Chabrand, J.-A. Gachon, Maraval, Maurice, Olivier, Risler, Soulatges.
84. J. POUJOL — P. CABANEL, « “Tout protestant..», art. cit., p. 671.
85. Beson, Borde, Ch. Bourbon, Chabran, Cunier, Estienvrot, J.-Paul Gabriac, L.-V. Gabriac, P.-Fr. Gibaud, J.-L. Lombard, Michel, J.-Fr. Pradel, P. Rabaut, Salvetat, Verdier ; d’après le Dictionnaire des pasteurs.
86. V. SOTTOCASA, Mémoires affrontées, op. cit.