Nicolas Cavaillès, Vie de Monsieur Leguat, Paris : Éditions du Sonneur, 2014, 68 p.
Y a-t-il un lien familial entre Jean Cavaillès (né en 1903), brillant philosophe, résistant et fusillé, et Nicolas (né en 1981), docteur en littérature et spécialiste de Cioran ? Si lien il y a, outre le nom, ce serait le protestantisme, celui de la famille de Jean, celui de l’homme à qui Nicolas consacre ce petit livre récompensé, en 2014, du Prix Goncourt de la Nouvelle.
François Leguat a vécu trois vies. La première est celle d’un hobereau de Bresse, né à Pont-de-Veyle et qui, en 1689, décide de quitter sa province natale, après avoir enduré quatre années sans liberté religieuse. Il a 51 ans et « quoi qu’il en soit, où qu’il aille, il a tout perdu ». Il se retrouve à Amsterdam. Mais les réfugiés huguenots sont trop nombreux et « François Leguat est tellement libre qu’il peut faire n’importe quoi, y compris coloniser une île dans l’océan Indien », envoyé par ces « Messieurs de la Compagnie des Indes Orientales ». Sur cette île, « maison d’Eden, nouvelle Jérusalem », les rêves utopiques se cristallisent. Avec une douzaine de jeunes réfugiés, il s’en va en éclaireur sur la frégate L’Hirondelle. Il tient le journal de bord. Partis le 10 juillet 1690, ils arrivent au Cap le 27 décembre. Ils y restent deux mois. Longueur du voyage, solitude en mer, scorbut, tensions à bord, tyrannie du commandant… En mai 1691, ils débarquent sur l’île de Diego Ruys, ou Rodrigues, la plus orientale des Mascareignes. Oui, c’est un paradis terrestre, dans son « exubérante fertilité », mais ils sont harcelés par les insectes ! Quinze jours plus tard, le commandant repart avec L’Hirondelle,laissant huit homme seuls dans l’île. Au bout d’un an, comprenant qu’ils ont été abandonnés, ils construisent une chaloupe et gagnent l’Île Maurice. Ils sont encore sept. Pour diverses raisons, le gouverneur de l’Île les envoie sur un « rocher tout sec et affreux » où ils vont rester près de mille jours. Ils ne sont plus que cinq, assaillis par toutes sortes de maladies. Deux s’échappent et se noient. Le gouverneur fait grâce aux trois derniers, il les envoie à Batavia d’où un navire les ramène aux Pays-Bas. Ils sont à Flessingue le 28 juin 1698. « L’ancien seigneur de Bresse rentre en Europe en haillons, prisonnier, décharné par des années de maladie et de malnutrition, de grand vent salé et d’injustice. » Il part alors pour Londres et là commence sa troisième vie.
Il n’a plus rien, rien que les aventures qu’il a vécues, voyages extraordinaires pour enchanter un monde curieux à qui il va les raconter avec son honnêteté habituelle. Mais là encore, il va en être dépossédé par François Maximilien Misson, fils d’un pasteur normand, qui réécrit ce « Voyage ». Et ce livre, avec ses nombreuses traductions, est un immense succès qui va inspirer Swift comme Defoe. François Leguat vit dans le quartier misérable de Saint-Gilles à Londres, où il rencontre Catherine, une Bressane, la fille du dernier pasteur de Mâcon, Samuel Uchard. Il a trente ans de plus qu’elle quand il épouse celle qui lui rappelle sa Bresse perdue. Il mourra en septembre 1735, à 96 ans.
Ce petit livre est porté par un style poétique éblouissant, qui entraîne le lecteur. En fermant les yeux, il peut se mettre à la place de ce voyageur émerveillé devant la Création, plantes et animaux inconnus, qu’il voit comme le serait un paysage peint par le Douanier Rousseau.
Gabrielle Cadier-Rey