Jean-Paul Augier, Une Passion républicaine, protestantisme, républicanisme et laïcité dans la Drôme, 1892-1918, Paris : Ed. Ampelos, 2013, 594 p. (préface de Jean Baubérot).
On le sait, sous la Troisième République la très grande majorité des protestants français ont tenu à manifester leur soutien au régime républicain. De plus, comme à l’origine bien des catholiques étaient hostiles au nouveau régime, durant les premières années de la République les protestants ont joué un rôle politique non négligeable, en appoint des républicains anticléricaux d’origine catholique. Mais c’était évidemment lié à ces circonstances particulières et, avec le « ralliement » des catholiques à la république à la demande du pape Léon XIII en 1892, la situation s’est modifiée pour les protestants : désormais ils sont nettement moins utiles aux républicains anticléricaux, qui n’ont plus besoin de leur appui idéologique puisqu’une partie importante des catholiques acceptent le régime républicain. Ils sont donc désormais moins influents. Tandis que, d’autre part, une fraction des républicains ne sont plus seulement des anticléricaux, mais aussi hostiles à toutes les religions, et donc également au protestantisme. Au fond, les protestants n’ont plus seulement des adversaires à droite (les monarchistes catholiques), mais ils en ont aussi à gauche (les militants de la libre pensée), ce qui est nouveau pour eux. C’est à cette période, qui suit le « ralliement », que ce livre est consacré. Issu d’une thèse de doctorat, il s’intéresse aux protestants de la Drôme durant les années 1892-1918 (les contraintes de l’édition n’ont pas permis une publication complète de la thèse qui se poursuivait jusqu’en 1936). Il a, naturellement, les qualités d’une thèse : extrêmement sérieux, il propose une recherche de première main, fondée sur une analyse de nombreuses sources originales, manuscrites et imprimées – et en particulier la presse locale tant protestante que catholique – qui n’avaient jamais fait l’objet d’une véritable étude. Ses conclusions, très solidement étayées, sont neuves et instructives, d’autant plus que la Drôme, région de France où les protestants sont nombreux (de l’ordre de 10 % de la population du département), offre un terrain d’analyse éclairant cette phase de la réintégration des huguenots dans la communauté nationale. En effet, comme il est consacré pour l’essentiel à la place des protestants dans la cité (sans négliger la vie religieuse et les débats théologiques, il n’est pas centré sur ces questions), il nous montre comment la minorité huguenote drômoise a vécu ce moment où l’union entre les protestants et les républicains militants pour la laïcisation de l’État et de la société est apparue comme n’étant plus aussi naturelle qu’entre 1870 et 1892. De fait, ils sont un peu pris en étau entre deux forces antagonistes : d’un côté ils « revendiquent le droit d’être des Français à part entière, mais ils sont désignés par des cléricaux comme des ennemis de la France », et d’un autre côté « ils veulent protéger leurs libertés religieuses, mais ils sont confrontés à la politique anticléricale de républicains qui se mue en attaques antireligieuses d’une partie d’entre eux » (p. 3). Il leur faut donc tenter de défendre leur conception spécifique de la république et de la laïcité – différente de celle des républicains anticléricaux d’origine catholique –, cette sorte de laïcité protestante qu’on peut comparer en partie à la laïcité américaine, pays où aucune Église n’est liée à l’État mais où la religion en général (et non une religion ou une Église particulière) est reconnue comme importante tant par l’État que par la société. Mais ils le font dans un contexte nouveau de radicalité politique, marqué en particulier par les affrontements au moment du vote de la loi de séparation des Églises et de l’État.
L’ouvrage se divise en sept chapitres. Il s’ouvre par une présentation de la communauté protestante drômoise, son implantation, ses divisions théologiques (assez limitées), sa culture du débat aussi car en dépit de ses différences elle est soudée par une mémoire longue enracinée dans la conscience de la résistance séculaire à la discrimination et à la persécution. Suit un chapitre sur les relations souvent difficiles entre protestants et catholiques, avec même des moments de campagne antiprotestante. J.-P. Augier montre bien la récurrence de cet antiprotestantisme qui, dans ce département, a notamment pour fonction de tenter de détourner les catholiques républicains et modérés de voter pour des candidats protestants, sans vrais résultats d’ailleurs. Il n’est pas indifférent de noter que certains thèmes antiprotestants sont repris des campagnes antisémites, même si les attaques contre les protestants sont nettement moins virulentes que celles qui visent les juifs. Ensuite, le chapitre qui traite des relations entre protestants et radicaux confirme, à partir de cet exemple local, qu’elles sont moins simples qu’on le croit parfois. Certes les protestants adhèrent fermement au camp républicain, dans lequel ils se sont intégrés sans difficulté, mais J.-P. Augier insiste sur la moindre insertion des huguenots dans le camp radical. Ainsi, à l’aide d’une étude précise du Radical de la Drôme, il montre que, quand ce journal est obligé de choisir, il prend parti pour la libre pensée contre le protestantisme ; même s’il reste toujours assez modéré car il n’ignore pas qu’une partie de ses lecteurs sont protestants et qu’il lui faut éviter de perdre des lecteurs, qui sont aussi des électeurs bien utiles, surtout quand les débats sur la séparation des Églises et de l’État se développent. Mais il est clair que, pour les protestants, au conflit ancien qui les oppose aux catholiques s’ajoute peu à peu un second qui les fait affronter les libres penseurs militants. Au fond, l’étude approfondie à laquelle se livre J.-P. Augier confirme que les protestants sont trop républicains pour les catholiques militants mais aussi trop chrétiens pour les libres penseurs actifs. Les chapitres que J.-P. Augier consacre ensuite aux luttes électorales avant et après la séparation des Églises et de l’État permettent de préciser ces analyses. Ils montrent que le vote de la loi de 1905 est vraiment un tournant pour la vie politique française, les tensions diminuant nettement après l’adoption de cette loi. Par ailleurs, en face de cette loi l’attitude des pasteurs diffère de celle du peuple protestant, ce dernier ayant nettement moins d’appréhension que les pasteurs devant le nouveau régime. Ce qui conduit alors le corps pastoral à se mettre au diapason des fidèles ; il est vrai que pour les huguenots il est important d’apparaître comme de bons républicains, puisque c’est la république qui leur a donné la liberté et l’égalité, bien que les protestants aient souvent l’impression que leur acceptation de la séparation est mal récompensée par les gouvernants lors de la mise en application de la loi. De plus, les protestants espéraient que la loi leur serait favorable, mais ce n’est pas réellement ce qui se passe. En effet, les divisions entre libéraux et évangéliques, symbolisées par la mise sur pied de trois unions d’Églises réformées en 1906, diminuent l’attrait du protestantisme tandis que le processus de sécularisation, à l’œuvre dans les villes depuis déjà une trentaine d’années, gagne peu à peu les campagnes, et donc la Drôme. L’ouvrage se clôt par un chapitre consacré à la Guerre de 1914-1918, qui voit une certaine persistance de l’antiprotestantisme bien que les huguenots drômois fassent preuve d’un patriotisme sans faille. On note, il est vrai, de timides débuts d’œcuménisme, en particulier dans les tranchées, qui induisent aussi au niveau local une diminution de la méfiance réciproque entre les deux communautés protestante et catholique. La guerre étant également l’occasion pour les huguenots drômois de montrer que leur conception de la laïcité n’est pas celle des anticléricaux français d’origine catholique ; on le voit en particulier à partir de 1917 dans les éloges qu’ils adressent aux États-unis.
André Encrevé