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Guillaume Berthon, L’Intention du poète. Clément Marot « autheur », Paris : Classiques Garnier, collection Bibliothèque de la Renaissance, 2014, 654 p.

Parmi les poètes qui jalonnent l’histoire des lettres françaises à l’époque moderne, Clément Marot occupe une position clef. En renégociant à son profit les statuts et les rôles qui étaient jusque-là assignés aux écrivains aussi bien par les milieux de la librairie qui les publient – avec ou sans autorisation – que par les maisons nobiliaires qui les emploient, il invente en effet – et il lègue à la postérité – une figure d’auteur entièrement renouvelée, ainsi qu’un véritable « personnage », qui renforce sa notoriété auprès d’un lectorat resté fidèle. En consacrant sa thèse de doctorat, aujourd’hui publiée sous la forme d’un livre de 654 pages, à la question de l’auctorialité marotique, envisagée sous le prisme de « l’intention du poète », Guillaume Berthon fait un choix audacieux, parce que ce dossier, ouvert par la critique depuis plusieurs décennies, est déjà lourd d’études et d’articles. Avec une rigueur intellectuelle sans faille, il choisit pourtant de reprendre la question sous trois perspectives différentes mais complémentaires, qui dessinent les contours des trois grandes parties qui composent l’ouvrage.

La première partie porte sur ce que G. Berthon appelle un peu curieusement les « Réalités » (un retour au « réel » discutable, lorsque les poèmes sont forcément plus sollicités que les archives). Il se livre à une analyse systématique des conditions sociohistoriques dans lesquelles Marot a construit sa carrière. Si l’on se situe d’emblée en terrain connu, on ne peut qu’apprécier la manière dont il reprend et corrige – même de façon très ponctuelle – un certain nombre de faits majeurs ( comme la date de la composition du Temple de Cupido, de la mort de Jean Marot ou bien du séjour de Ferrare), avec des arguments irréfutables. Au-delà de ces aspects purement factuels, c’est la figure de « Poëte du Roy », parfois un peu rapidement opposée au « poète Gallique », que G. Berthon resitue au premier plan, quitte à égratigner les tenants d’une ironie marotique fortement décontextualisée. La deuxième partie porte sur les « Représentations », en réintégrant le terrain lexical. Après quelques pages consacrées aux lieux dits de l’écriture poétique (Cour, Arcadie et Parnasse), ce sont les effets de signature et les termes du métier, repris, modifiés ou bien forgés de toutes pièces par Marot pour parler (et faire parler) de lui que G. Berton examine à la loupe. Il s’attaque avec talent à la question pourtant elle aussi rebattue du patrimoine onomastique (« noms » et « surnom »). En croisant avec beaucoup de finesse les données impératives de l’état civil et la réalité des pratiques éditoriales, il réussit à mener cette enquête sinon à son terme, du moins jusqu’à un palier décisif. Quant à l’analyse des « mots du métier », elle révèle une inflation métapoétique jamais analysée avec une telle précision. Parce qu’il opère un travail systématique de cotextualisation (lieux d’apparition des mots dans le recueil) et de contextualisation (grâce aux acquis de la première partie), il met au jour des typologies d’énonciation (le rhétoriqueur, le rimeur, le poète, l’auteur, l’écrivain) en parvenant à tenir à distance – sans les nier pour autant – les typologies idéologiques qui les accompagnent. Quant à la troisième partie, elle revient sur ce qui constitue le terrain d’élection de G. Berthon, celui de l’histoire des « Livres », c’est-à-dire la politique éditoriale de Marot, qu’il s’agisse de publier d’autres que lui (J. Marot et F. Villon), ses propres recueils imprimés (de l’Adolescence clémentine en 1532 jusqu’aux Œuvres en 1538) ou bien manuscrits (recueil de Chantilly et recueil Montmorency). En se démarquant à nouveau à des travaux existants, G. Berton offre des analyses stimulantes aussi bien sur l’ordre des livres (particulièrement de la Suite de l’Adolesccence) que sur ceux des manuscrits, fondées sur une grande maîtrise de la bibliographie marotique.

S’il participe d’un retour de l’auteur ( d’outre-tombe), qu’on observe dans d’autres courants de la critique actuelle, soucieux d’étudier l’objet littéraire à l’aune de ses conditions sociales d’énonciation, ce travail relève d’une démarche historique dans une version quasi positiviste. De ce point de vue, il remplit parfaitement son objectif et devient à coup sûr la nouvelle référence en la matière. D’autres outils, qu’ils soient linguistiques (à partir des typologies de D. Maingueneau) ou socio-historiques (à partir de la catégorie de « posture », proposée par J. Meizoz) auraient sans doute permis non seulement d’affiner un lexique encore très malléable (la notion d’intention, sortie du lexique marotique, est finalement peu conceptualisée) et d’élargir la perspective en esquissant (avant de l’écrire ?), une histoire de la persona du poète en France à l’époque moderne. Cela ne retire rien à un livre important, qui fait déjà figure d’usuel.

Julien Goeury