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Mathilde Monge, Des communautés mouvantes. Les « sociétés des frères chrétiens » en Rhénanie du Nord. Juliers, Berg, Cologne vers 1530-1694, préface de Gérald Chaix, Genève : Droz, 2015, xii-316 p.

Cet ouvrage, version adaptée d’une thèse en histoire soutenue en 2011, comble un véritable vide historiographique et ouvre des perspectives nouvelles, en particulier pour des lecteurs francophones, comme le souligne dans sa préface le grand spécialiste de Cologne, Gérald Chaix. Mathilde Monge se penche sur un espace certes restreint géographiquement, mais crucial, et sur une longue période qui va de la Réformation à la « confessionnalisation » ( qu’elle considère dans sa théorie « faible », pour reprendre les termes de Philip Benedict), en passant par la construction des confessions. La ville libre d’Empire de Cologne, ainsi que les duchés de Berg et Juliers, parfaitement situés grâce à un appareil cartographique remarquable, permettent en effet de se pencher sur un espace urbain (Cologne est une des principales villes de l’Empire) et des espaces ruraux. C’est dans ce contexte que sont étudiés les « anabaptistes » : l’auteure emploie en permanence les guillemets, rappelant à juste titre que c’est à travers ce nom qu’on leur donne, et parfois qu’ils se donnent, que ces « hérétiques » sont connus, ce qui ne signifie pas qu’ils aient une réelle existence cohérente.

À partir d’un corpus impressionnant de sources, dont une partie a été détruite en 2009 aux archives municipales de Cologne, le lecteur est plongé dans une véritable enquête dont les méthodes, à la fois quantitatives et qualitatives, sont explicitées en introduction et montrent tout ce que l’histoire peut tirer de travaux interdisciplinaires. Sont donc abordés des sujets aussi essentiels que le rôle de l’individu, la communautarisation de certains groupes, le fonctionnement de réseaux, la dissimulation, la marginalité, la dissidence et, surtout, l’inclusion et l’exclusion, l’« anabaptisme » étant vu ici comme un phénomène relationnel. Mathilde Monge sort du modèle wébéro-troeltschien de la secte comme assemblée restreinte de professants pour montrer que certains individus considérés comme anabaptistes n’y correspondent pas, car ils ne sortent pas nécessairement de la société. Ces questions sont traitées dans une ville, Cologne, généralement considérée comme toujours catholique, mais dont la situation est beaucoup plus complexe. Le corpus de 724 individus ne cherche pas l’exhaustivité, qui serait impossible à atteindre, mais permet à l’auteure d’aborder ses problématiques avec un nombre suffisamment élevé de cas, tout en ayant toujours à l’esprit qu’il faut se méfier des effets de sources des traces de l’exclusion, alors que la tension avec l’inclusion est permanente.

Les huit chapitres de l’étude sont à la fois thématiques et respectueux d’une chronologie qu’elle permet de démêler, montrant notamment la lente mise en place d’Églises « mennonites » au xviie siècle, reprenant l’héritage de groupes jusque-là beaucoup plus informels (ce qui en assurait d’ailleurs la force). Mathilde Monge nous emmène ainsi dans les ressorts de la construction de l’« hérésie » comme moyen d’exclusion et de formation des orthodoxies confessionnelles, tout en montrant que les structures institutionnelles du Saint Empire (pouvoir territorial versus pouvoir impérial), ainsi que certaines tendances plus locales ( comme l’influence de l’irénisme érasmisant) pouvaient jouer en faveur des dissidents, tout comme une certaine indulgence. Cette dernière est par exemple perceptible dans les interrogatoires faisant suite à un vaste coup de filet dans les milieux « anabaptistes » en 1565, dont le ton montre clairement que le but est surtout de ramener les brebis égarées à la vérité. Cette indulgence s’explique aussi par les contextes changeants, et par la prise de conscience que les moyens des autorités sont, finalement, assez limités, d’autant plus qu’il existe des formes d’accommodement et de solidarité entre voisins ou concitoyens, malgré la présence de délateurs dans les sources.

Contrairement à ce que l’historiographie a trop souvent voulu voir, les « anabaptistes » ne sont pas nécessairement des marginaux du point de vue social : ils appartiennent aux différents groupes qui structurent la vie de la ville, mais s’intègrent également à des « groupements volontaires d’intensité religieuse » pour reprendre l’expression de Jean Séguy employée ici (p. 137). La plupart des assemblées, bien que clandestines, sont ouvertes à plusieurs niveaux d’adhésion (les rebaptisés, les futurs rebaptisés, les sympathisants, les auditeurs de sermons). Et s’il faut certes distinguer Église, communauté et assemblées, le fait est que dans l’esprit des contemporains aussi, la limite n’est pas toujours très claire. Pourtant, Mathilde Monge montre bien comment les « anabaptistes » tendent à « faire communauté » au cours de la période en question, par l’élaboration d’une culture commune qui consolide les groupes et les constitue en Églises plus institutionnalisées. Mais dans le même temps, et c’est aussi là une des démonstrations fortes de l’ouvrage, il existe toujours des facteurs, à la fois spatiaux (le lecteur est emmené dans la structure confessionnelle des rues de Cologne) et sociaux ( l’étude de réseaux nobiliaires par exemple), qui relativisent la rupture que constitue le fait d’être « anabaptiste ». Aussi, lorsque le dernier chapitre aborde la question de « survivance et dissolution », l’auteure conclut à juste titre que si les « anabaptistes » se sont exilés ou se sont généralement convertis, pour ainsi se dissoudre dans la société, ce phénomène est en réalité permanent, fruit d’une tension existant depuis le xvie siècle.

En étudiant cette « dissidence ordinaire » (p. 251), Mathilde Monge se penche sur des groupes ultra-minoritaires dont on pourrait interroger la représentativité. Mais grâce à eux, l’historienne peut creuser l’enquête et la faire porter sur des questions essentielles, comme la place de l’individu dans une société de corps, ou sur les résistances, finalement très fréquentes, face aux pressions pour se conformer aux modèles confessionnels qui s’institutionnalisent.

Ce livre est à mettre entre les mains de tous ceux qui travaillent sur les minorités religieuses, car c’est à la fois un ouvrage agréable à lire et un instrument de recherche qui comporte tout ce qui peut être utile pour servir de comparaison à d’autres études. Bref, un beau livre d’histoire.

Julien Léonard