Revue française d'histoire du livre

Comptes rendus

CR

Annika Hass, Europäischer Buchmarkt und Gelehrtenrepublik. Die transnationale Verlagsbuchandlung Treuttel & Würtz, 1750-1850

(Pariser Historischer Studien, 127) : Heidelberg, University Publishing, 2023, 516 pages, 15,5 x 23,5 cm [65 €] – ISBN : 978-3-96822-074-1

Dominique BOUREL

Centre Roland Mousnier, Université Paris Sorbonne

Voici un ouvrage très important. Érudit, bien écrit, il traite d’une maison d’édition, Treuttel & Würtz (TW) qui fut centrale dans l’Europe autour de 1800. Il a été conçu sous un double patronage, celui du très regretté Frédéric Barbier et de Hans Jürgen Lüsebrink. De facture assez classique, il s’introduit par un état de la recherche et trois parties : le contexte historique et l’histoire de l’édition, les pratiques transnationales du commerce des livres et enfin la transculturalité comme programme éditorial. L’appendice offre des tableaux généalogiques. Le texte très dense et érudit est lesté par onze graphiques, quatre cartes, dix tableaux et des exemples (traduction de Hermann et Dorothea par Paul-Jérémie Bitaubé, 1800) avec un cas saillant, les contrats de l’édition complète des Madame de Staël.

Cet ouvrage, s’inscrit dans une double histoire, celle du livre et celle des transferts culturels. Il porta sur la fin du xviiie et le début du xixe siècle, la Révolution, la « grande » Guerre et l’Empire. Très riches, ces pages sont aussi nourries de recherches en archives et dans l’historiographie. Les deux grandes figures sont celle de Jean-George Treuttel (1744-1826) et Jean-Godefroy Würtz (1768-1841). Mais la généalogie montre d’autres intervenants. Il faut dire que la concurrence était forte (Cotta, Jombert, Berger-Levrault, Perthes, Bertuch, puis Klincksieck etc.). Les centres furent Strasbourg (1781), Paris (1796) et Londres (1817-1833). Mais le réseau est bien plus dense, en Allemagne bien entendu (Kassel, Mannheim, Berlin, Munich, Vienne, Tübingen, Weimar, Mayence, Leipzig, Hambourg et Heidelberg (p. 191), mais aussi en France et dans toute l’Europe, Jusqu’à Saint-Pétersbourg, Uppsala et Cambridge. Tout commence à Strasbourg : en 1765 il y a dans cette ville cinq imprimeurs et dix libraires. Ce qui est fascinant, c’est la vision panoramique, des traductions à la philologie, des publications diverses, politiques (y compris la constitution française en 1792) mais aussi religieuse, la Bible de Samuel Cahen (1831-1851), avec des caractères hébraïques. Certains domaines profiteront beaucoup de cette entreprise, l’orientalisme (Chézy, Rémusat, Vanderbourg et bien entendu Silvestre de Sacy) la philologue classique mais aussi la philosophie (notamment les idéologues) et de la science naturelle (Cuvier).

C’est une véritable « bibliopolitique » qui se développe devant nous, faisant droit à une élite politique qui sera un vivier d’auteurs comme Mirabeau, Royer Collard ou Guizot (environ 150, p. 213-215). On suit la modification du statut des bibliothèques d’instrument de domination des princes éclairés vers des bibliothèques nationales et publiques. On apprend aussi que la bibliographie pourrait servir à préparer la guerre. Après le « Rapport sur la bibliographie » de l’abbé Henri Grégoire, Napoléon lui-même proposait une école de cette matière en 1807 : « Si, dans une grande capitale comme Paris, il y avait une école spéciale d’histoire et que l’on y fit d’abord un cours de bibliographie, un jeune homme, au lieu d’employer des mois à s’égarer dans des lectures insuffisantes ou dignes de peu de confiance, se serait dirigé vers les meilleurs ouvrages et arriverait plus facilement et plus promptement à une meilleure instruction » (p. 282). Ainsi sera créée une « Bibliographie de l’Empire » en 1811, qui devient en 1815 la célèbre « Bibliographie de la France ». La bibliographie apparaît comme la science des sciences, une « métascience » dont le nom réapparait aujourd’hui.

Parmi les exemples, les trois éditions complètes de Madame de Staël (p. 373) et l’impressionnant programme éditorial. Ce gros volume réussit à suivre dans le détail cette entreprise transnationale dont l’âge d’or s’étend entre 1800 et 1850. Des indices (lieux et noms) et une riche bibliographie permettent de se retrouver rapidement dans un livre qui fourmille de renseignements et qui impressionnent par sa maitrise d’écriture et l’utilisation de différents fonds d’archives.

Ce volume parfaitement édité dans la collection prestigieuse de l’Institut historique allemand de Paris a été honoré, à très juste titre de plusieurs prix. Il sera non seulement une lecture obligée, mais qui servira aussi de modèle à des entreprises similaires.