Revue française d'histoire du livre

Comptes rendus

CR

Céline Benoît, Livres rêvés. Merveilles de l’écriture et de la lecture dans le conte de fées (1690-1788)

(« Les Dix-huitièmes siècles », 223) : Paris, Honoré Champion, 2023, 492 pages, 15,5 x 23,5 cm. [99 €] – ISBN : 2745358839

Fabienne HENRYOT

Enssib, Lyon

Les études sur les représentations littéraires du livre et de la lecture sont fécondes ; les travaux désormais indispensables de Nathalie Ferrand (Livre et lecture dans les romans français du xviiie siècle, 2002) et de Sandrine Aragon (Des Liseuses en péril : images de lectrices dans la littérature française (1656-1856), 2003) l’ont bien montré. Il restait toutefois un angle mort dans cette analyse de l’imaginaire du livre dans la littérature du xviiie siècle et Céline Benoît vient magistralement y porter une lumière bienvenue : il s’agit des contes de fées, matériau majeur des lettres à partir de Perrault. Apparu vers 1690 avec « L’ile de la félicité » de Madame d’Aulnoy, le conte de fées culmine à la fin du xviiie siècle avec les contes parodiques ou licencieux ou les contes pastichant les Mille et une nuits. Mais là où le roman peut être sollicité comme un miroir efficace des usages sociaux du livre, on peut difficilement en demander autant au conte de fées. L’entrée dans cette vaste matière, aujourd’hui bien répertoriée, s’est donc faite à l’aide d’une question pertinente : le livre, objet merveilleux ou magique, est-il un élément fondateur du genre du conte ? De cette manière, c’est « le pouvoir et l’enchantement de la lecture et la vision poétique de l’objet livre » (p. 11) au xviiie siècle qui sont interrogés. À la lumière des théories d’Henri Lafon sur l’objet-thèse dont la présence, dans les romans, induit un sens de lecture voire une revendication, Céline Benoît parvient à montrer de manière convaincante comment le livre « distille une idéologie sociale et culturelle » (p. 93), en proposant trois niveaux de lecture.

En premier lieu, livre, lecture et écriture se trouvent parés de vertus particulières qui en font aussi des éléments indispensables du récit féérique. L’enquête prend pour point de départ les occurrences innombrables du livre, de la lecture et de l’écriture en général dans les contes. Grimoires, imprimés anciens ou contemporains, manuscrits antiques en caractères latins ou non, manuscrits plus récents en quête d’imprimeur, généralement volumineux : le livre prend des formes variées, mais le plus souvent à rebours des réalités de la librairie du xviiie siècle. D’aspect quelconque ou précieux, parfois illustré, il est doué d’une vie propre : les images se mettent en mouvement, les pages parlent. Il s’agit parfois de livres reconnaissables, piliers de la culture du temps : littérature antique ou moderne parfois tournée en dérision, ouvrages de morale, recueils historiques ou scientifiques, livrets de musique et de danse ; mais aussi Coran, Talmud, bréviaire, psautier et livre d’heures parés de vertus magiques, manuels d’occultisme et prédiction. L’auteure souligne le « glissement opéré par cette bibliothèque imaginaire qui hésite entre permanence de certaines filiations pour conserver la tradition des premiers conteurs – les romans précieux par exemple – et mises au goût du jour – notamment l’entrée moqueuse du livre religieux […] – et livres purement imaginaires propres au genre » (p. 89). Le livre fait partie des attributs de la fée qui en tire son savoir et ses pouvoirs. Il traverse de nombreuses contradictions : archivé mais « actif », précieux mais facile à manier, caché mais réapparaissant épisodiquement… Mais ce ne sont pas seulement les livres qui se prêtent à la lecture : fées, princes et princesses s’échangent des lettres, objets de déchiffrements. Lettres d’amour, lettres entretenant les relations sociales, lettres officielles : la correspondance est omniprésente dans le conte de fées, qui enregistre aussi deux changements importants : la pratique sociale de la correspondance d’une part, qui n’est plus seulement au service du savoir ou de la diplomatie, mais aussi de la vie familiale et amoureuse ; et le succès grandissant des romans épistolaires d’autre part, mais non sans détournement : les contes sont parcourus de fausses lettres, lettres secrètes, transportées par des facteurs imaginaires, voire des animaux.

La lecture est également traversée de paradoxes. Fées et princesses lisent pour se divertir, pour s’instruire, pour la divination, voire pour tromper la censure du royaume. Mais la lecture est indissociable de la rêverie et prend aussi des détours métaphoriques : lecture des lignes de la main, des sentiments du cœur, des expressions du visage par exemple. Il s’agit d’une lecture totale. On peut en dire autant de l’émancipation féminine qui traverse les contes. Le salon, lieu de formation aux codes de l’écriture et à la transmission des textes, y trouve différents avatars et la conteuse, de même que les personnages du conte, trouvent dans le récit un véritable espace de liberté. Les héroïnes lectrices sont maîtresses de leur destin et dans le pays enchanté, « lire brise la frontière du réel » (p. 344). La lecture et l’écriture s’avèrent de puissants ressorts de l’émancipation féminine. La conteuse de salon, de même que les personnages du conte, trouvent dans le récit un véritable espace de liberté.

L’écriture est également invasive : peinte, gravée, déposée, brodée, sur la vaisselle, des plantes, des vêtements ou des armes, elle compose un « merveilleux scripturaire » (p. 202). Elle a une fonction tout à la fois décorative, identificatrice – désigner les héros et leur mission – et magique. « Le conte de fées […] par un procédé métafictionnel, fabrique du merveilleux en mettant en image sa propre fabrication et sa propre conservation et insertion dans une tradition » (p. 343) écrit Céline Benoît en rappelant très justement que le conte s’invente ici une tradition écrite alors que son mode de transmission, rappelé au seuil de tous les recueils depuis la fin du xviie siècle, est bel et bien oral.

Ensuite, le livre et ses usages peuvent être étudiés comme des révélateurs des pratiques sociales contemporaines, qui y sont décrites, pastichées, ou plus simplement transposées dans l’univers féérique. À cet égard, Céline Benoît tente de croiser les approches : celle, strictement littéraire, de l’intertextualité et de la « métafiction » ; celle de l’histoire, empruntée principalement à Roger Chartier, en analysant les « usages de l’imprimé » (1987) ; enfin celle des sciences sociales à travers le concept de « pratiques culturelles ». Son ouvrage est révélateur de la porosité (salutaire) entre les disciplines et du « rapport étroit entre le thème des pratiques lettrées, l’imaginaire du conte et les réalités sociales » (p. 14). De fait, l’historien des bibliothèques et des archives reconnaîtra sans peine l’univers du xviiie siècle sur lequel il travaille. Les fées et les princes copient les usages savants, mondains ou domestiques du livre : bibliothèques, cabinets, archives, identifiés au savoir, au secret, à la retraite, à des espaces à part conformes aux pratiques du temps. Ces bibliothèques sont constituées en dehors des circuits marchands, le plus souvent par des legs et des quêtes dont les modalités restent non définies. On trouve ainsi une projection de la Bibliothèque du roi dans le royaume des richesses perdues de Madame de Murat (p. 182) ; d’autres bibliothèques publiques apparaissent chez Cazotte ou Pétis de La Croix, à destination de magiciens. Le cabinet privé révèle des traits saillants de la culture de l’intime et de l’individualisme qui s’impose au xviiie siècle, même s’ils s’inscrivent dans une « géographie féérique » : cabinet forestier de feuilles et de troncs par exemple. Appartements, chambres à coucher renfermant des livres présentent les mêmes indicateurs de confort et de plaisir de lecture. Il en va de même de la lecture, montrée en partie selon une représentation du réel (lecture extensive, fréquente, de jour et de nuit) mais dont la narrativisation doit aussi « valoriser une culture moderne non latinisante, pas moins lettrée pour autant et plus féminine » (p. 201). Le conte ne peut certes pas constituer une source historique, en revanche il témoigne de la manière dont le réel, même fortement féérisé, infuse dans le conte. Ainsi, l’élargissement des pratiques de lecture aux habitants des contrées féériques fait écho aux progrès de l’alphabétisation dans la France rurale du xviiie siècle. C’est un vrai mérite de l’étude de Céline Benoît que de ne jamais perdre de vue le contexte social et historique pour y trouver des référents, mais la démarche s’avère parfois un peu artificielle, dans la mesure où le conte de fées, par définition, se joue du réel. On relève ici où là quelques anachronismes ; par exemple, la référence à Gabriel Naudé n’est pas pertinente dès lors que les traités de bibliothéconomie ont actualisé cette science naissante au xviiie siècle. D’une manière générale, on voit assez peu d’évolution chronologique dans l’ensemble du corpus alors que ce long xviiie siècle est traversé par d’importantes mutations des usages du livre, la fameuse Lesenrevolution.

Enfin, le livre, la lecture et l’écriture sont mobilisés dans les contes pour légitimer ce genre littéraire discuté et le distinguer d’autres genres proches : littérature pastorale, courtoise, précieuse, héroïque, galante en particulier. La forte intertextualité entre contes d’un même recueil ou entre recueils de contes nourrit cette autonomie du genre. Non seulement les contes évoquent des bibliothèques comme dispositif narratif essentiel, mais ils se constituent eux-mêmes en bibliothèques. Céline Benoît porte son attention sur l’iconographie des contes, du frontispice aux gravures qui illustrent l’histoire ; on voit aussi des princes et fées lisant Perrault ou Madame d’Aulnoy. « Le conte de fées met au jour toutes les conditions de sa création à la manière d’une fée qui dévoilerait tous ses pouvoirs » (p. 442).

Le seul regret qui traverse cette lecture passionnante est le recours trop fréquent aux analogies anachroniques avec les situations de lecture contemporaine : « livre audio », « interactivité » du livre magique, parallèle outré avec les e-books, « fée connectée » (p. 166)… sont des expressions incongrues. Voire : « le prince Curieux […] appelle la fée en soufflant dans son cor ; la réponse est aussi immédiate que si le prince avait reçu un courriel ou un message instantané sur son téléphone » (p. 163). Malgré cette réserve mineure, on ne peut que se réjouir des apports majeurs de cet ouvrage enchanteur.