Revue française d'histoire du livre

Comptes rendus

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Jean Fernel, Des causes cachées des choses / De abditis reum causis (1548)

Texte établi et traduit par Jean Céard, « Les Classiques de l’humanisme » : Paris, Les Belles Lettres, 2021, 727 pages, 146 x 225 mm. [55 €] – ISBN : 9782251451701

Violaine GIACOMOTTO-CHARRA

Université Bordeaux Montaigne

Avec cette édition-traduction du De abditis rerum causis de Jean Fernel, Jean Céard donne accès à un texte profondément original et en même temps fondamental de l’humanisme médical. Le latin du traité de Fernel est en effet difficile, sur le plan linguistique – c’est un beau latin humaniste – comme sur le plan conceptuel, puisqu’il mobilise les concepts les plus ardus de la philosophique scolastique et de la médecine. Le texte n’en était donc pas aisé à comprendre, même pour de bons latinistes. L’édition bilingue, avec le latin en belle page, permet de le lire en français et de le saisir dans sa complexité et sa subtilité, tout en ménageant la possibilité de se reporter au lexique latin savant utilisé par le médecin.

L’édition et la traduction sont, sans surprise, impeccables ; le travail en est d’autant plus pertinent que Jean Céard n’est pas seulement le seiziémiste accompli que nous connaissons, mais aussi un chercheur qui s’est spécialisé depuis ses tout débuts dans l’étude des questions de la nature et de la surnature (trans naturam et praeter naturam). Il a lu les textes philosophiques et médicaux qui sont encore trop souvent laissés de côté (en partie en raison de leur difficulté conceptuelle, mais pas seulement) ou dont on connaît parfois à peine l’existence, alors qu’ils sont essentiels pour reconstituer le monde intellectuel et les modes de pensée des hommes de la Renaissance. Sa connaissance rare de ces textes souvent abscons, et surtout le fait qu’il est à même d’en saisir la portée, lui permettent de donner aux lecteurs les moyens de comprendre la pensée de Fernel dans son contexte, grâce au réseau serré des annotations, qui éclaire le jeu des citations, réécritures, emprunts plus ou moins ouverts… faits par le médecin aux auteurs dont il se nourrissait, emprunts parmi lesquels plusieurs n’avait pas été élucidés ou même repérés par la récente traduction anglaise du texte (J. M. Forrester, Jean Fernel’s On the Hidden Causes of Things, Leyde, Bril, 2005).

Le volume ainsi constitué est composé du texte latin de 1548 et de sa traduction française, qui occupent 623 pages (en tout petits caractères) complétés par les deux additions de l’édition de 1551 (p. 625-635), une bibliographie, un volumineux index (qui malgré sa place entre la bibliographie et la table, est bien l’index des notions originel, accompagné d’un poème en grec offert à Fernel par le médecin Jacques Goupil), la table des chapitres et la table des matières. Il s’ouvre avec la longue et riche introduction (p. i-lxviii) de J. Céard, consacrée pour l’essentiel à éclairer le texte qu’il traduit. De la biographie de Fernel, en effet, on ne sait que peu de choses, et l’introduction passe rapidement et à juste titre sur des données qui se trouvent ailleurs et ne sont guère utiles pour éclairer les difficultés de l’ouvrage. Nous ne nous prononcerons donc pas ici sur les débats biographiques au sujet du médecin, mais nous arrêterons plutôt sur les enjeux de ce texte exceptionnel, auquel la postérité n’a pas nécessairement rendu justice.

Malgré son titre, en effet, Des causes cachées des choses, il convient de ne pas réduire l’ouvrage à l’examen des questions occultes et surtout de ne pas ramener ici « occulte » au sens que l’on donne aujourd’hui communément au mot « occultisme ». Si certains chapitres de la fin du second livre (chapitres viii, « Plusieurs fonctions et opérations en nous viennent des causes occultes », xi, « Les variétés des maladies occultes », et surtout xvi, « Des maladies et remèdes transnaturels ») examinent des maladies et des remèdes dont les origines et les modes opératoires échappent à la physique – au sens qu’a ce mot à l’époque – et ont sans doute assuré à Fernel une partie de sa renommée, l’ouvrage a pour but de les circonscrire, de les définir et de les replacer dans un système de causalité cohérent. Le De abditis rerum causis est en effet un traité d’étiologie ; il expose une vision d’ensemble, rationnelle et minutieusement argumentée, des mondes naturel et supranaturel et de leurs liens, sur les bases d’une analyse précise et rigoureuse de l’univers physico-biologique tel qu’on le concevait.

Ce qui est en effet trans naturam est ce qui dépasse l’ordre usuel des éléments, c’est-à-dire les lois rigoureuses de la physique : il y a « dans la philosophie mille choses étrangères à l’ordre des éléments qui sont tout à fait abstruses et enveloppées dans les arcanes de la nature, que ni les yeux, ni les oreilles, ni aucun sens ne peut percevoir » (p. 10). Les maladies transnaturelles sont ainsi des maladies qui ne sont pas produites par le seul désordre humoral (physiologique et localisé dans le corps) mais par des qualités qui « opèrent de toute leur substance » et ont un « pouvoir toxique » (p. 444), c’est-à-dire qui s’attaquent au principe vital même de l’homme. Ce n’est ni une pensée magique, ni une forme de superstition, encore moins une naïve crédulité, mais le constat du fait que les lois du monde connu ne sauraient tout expliquer et qu’il faut faire place à une puissance supérieure comme source de l’élan vital et de sa cessation. De la même façon, il faut bien entendre l’astrologie au sens de l’astrologie naturelle, soit l’influence des qualités et mouvements des astres – au premier rang desquels le Soleil et la Lune, dont l’influence est manifeste – et non divinatoire. Sur la base de ses observations, ainsi, Fernel considère comme incontestable l’existence de maladies d’origine divine (en particulier les phénomènes épidémiques, qu’on ne peut pas expliquer par le déséquilibre humoral) ou diabolique, mais il déplace l’idée « de leur origine à leur traitement » (J. Céard, p. xxxvii) pour parvenir à établir une thérapeutique, c’est-à-dire une approche scientifique (chap. II, xix, soit le dernier : « Il faut remédier aux maladies occultes par la propriété secrète des médicaments, non à la mode des empiriques, mais avec art et méthode »). On le voit, il s’agit bien de rationaliser la prise en compte des causes occultes, qui relèvent au sens littéral d’une meta physis, et non de céder à la magie ou à la superstition, que Fernel dénonce toutes deux.

Partant de l’affirmation d’Hippocrate qu’il y a « dans les maladies quelque chose de divin », le traité examine ainsi minutieusement ce qui relève de la pathologie physique et de la pathologie d’origine divine, pour les distinguer. Pour bien comprendre ce qui est transnaturel, il faut d’abord comprendre ce qui est naturel, et le texte est de ce fait construit en deux temps. Fernel explique d’ailleurs clairement son projet, comme le rappelle J. Céard dans l’introduction : « c’est surtout dans le second livre que j’examine certaines données qui sont fournies et élaborées par la physique et dont la raison même de l’enchaînement exige de présenter d’abord dans le premier livre les positions philosophiques nécessaires à leur démonstration ». Le premier livre (p. 16-279) est ainsi consacré à un remarquable échange sur les fondements même de la philosophie aristotélicienne. Il vise à voir clair dans le débat sur la question de la forme substantielle, de la persistance ou non des formes élémentaires dans le mixte (Eudoxe affirme que les formes substantielles des éléments se mêlent complètement pour produire « une forme une et simple du composé entier » p. 36), mais aussi de la définition de l’âme et de ses facultés (on relève ce raisonnement passionnant dans la bouche d’Eudoxe : « une harmonie est une proportion de voix qui s’accordent et consonent, mais cette proportion-là n’est pas une substance ; or l’âme est une substance », p. 56, montrant ainsi que la forme n’est pas simplement une harmonie) : bref, il est au cœur des débats vivants de la philosophie du temps, qui permettent de poser les questions fondamentales de la génération et de la naissance, de l’être et du devenir (voir le chap. I, vii : « La forme d’un être engendré n’a pu découler de ses parents », par exemple).

Le second, sur les bases rationnelles posées dans le premier, applique les principes ontologiques ainsi définis à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique. Fernel apparaît donc comme un médecin et philosophe conscient qu’il existe une logique propre au vivant, qu’il essaie de conceptualiser clairement. En prenant pour point de départ l’exégèse de « l’oracle » hippocratique, il examine la nature du vivant en allant de la physique à la physiologie tout en accordant une place essentielle à la clinique, qui seule, via le symptôme, permet de comprendre le langage des corps. Sur la base de la continuité matérielle du monde inanimé et du monde animé, que fonde la physique aristotélicienne, il essaie de dégager ce qui constitue la singularité du processus même de la vie, de la maladie et de la mort, en prenant en compte, à côté du monde élémentaire qui détermine la composante matérielle et humorale du corps, la composante divine. Celle-ci n’est pas seulement saisie sous l’angle métaphysique et ontologique, mais également en termes de pathologie et de morbidité : « quelle que soit la maladie qu’on se trouve avoir à soigner, il faut d’abord juger si elle est manifeste ou occulte ; si elle est occulte, est-elle simple et seule ou impliquée dans une manifeste ? [etc.] » (p. 614).

Il est impossible de rendre compte en quelques lignes d’un texte aussi ample et aussi complexe. Cette traduction ouvre la voie à de lentes et minutieuses lectures crayon en main qui éclaireront l’histoire de la philosophie comme celle de la médecine. Nous voudrions simplement souligner ici quelques points qui nous paraissent essentiels. Le dialogue, qui se déroule entre trois personnages, d’abord, n’est pas (comme les dialogues de Pontus de Tyard, par exemple) un dialogue dans lequel l’une des voix écrase les autres. Si Eudoxe est la voix dominante, Philiâtre et surtout Brutus ont leur mot à dire, et le dialogue sert à la fois à révéler la complexité des opinions en présence et la difficulté, parfois, à trancher et surtout à faire progresser la connaissance de manière méthodique et systématique, en partant de l’origine même de la matière pour n’aller qu’ensuite vers les questions de pathologique et de thérapeutique. La convention littéraire du dialogue, genre, on le sait, particulièrement à la mode chez les humanistes, sert ici un mode de raisonnement véritablement maïeutique et non un exposé monologique et on assiste, pour reprendre un mot d’Eudoxe, à une guerre des textes et de leur interprétation qui est absolument passionnante et montre, contre les idées reçues, ce que ce mode de pensée a de profondément dynamique. La préface adressée à Henri II, d’ailleurs, révèle un Fernel attentif à l’expérience et à la nouveauté, revendiquant clairement le droit à aller « profondément dans l’intime connaissance de la nature » (p. 4) et à construire un savoir nouveau qui prolonge et renouvelle le savoir ancien dans un monde qui vient d’en trouver un autre, pour reprendre un mot de Montaigne.

L’ouvrage, ensuite, est une attestation de plus de l’extraordinaire vitalité et de l’extraordinaire plasticité de la philosophie aristotélicienne du xvie siècle, et plus largement du cadre aristotélico-galénique, ainsi qu’un témoignage très précieux sur la complexe réception de ce dernier. C’est aussi un remarquable témoin de l’usage réel (et pas seulement celui décrit par les rôles universitaires) que les savants faisaient d’Aristote et de Galien : pour le premier, on peut pointer comme des éléments caractéristiques de cet humanisme médical l’appui sur le traité De la génération des animaux et sur les Météorologiques, aux marges du corpus naturel canonique (même si Fernel utilise au premier chef le De cœlo, le De generatione, le De anima et la Métaphysique), mais aussi la référence explicite aux Problemata, dont l’immense fortune renaissante n’a guère été étudiée que par Ann Blair, ou encore la présence frappante d’Alexandre d’Aphrodise comme commentateur de choix des textes d’Aristote. Voir par exemple p. 312, l’emploi remarquable que fait Eudoxe des Météorologiques et du traité De la génération des animaux, et la réaction émerveillée de Brutus : « tu racontes là des choses inouïes et incroyables, et auxquelles, si tu n’avais pas cité et localisé le passage, je ne croirais jamais ». Je me souviens d’avoir entendu Pierre Pellegrin, traducteur et exégète d’Aristote, dire qu’au début de sa carrière il considérait l’Aristote biologiste comme secondaire mais qu’arrivé à un âge plus avancé, il pensait désormais, après des décennies d’intime fréquentation, que la biologie était sans doute l’une des clefs essentielles de la pensée du Stagirite. Je suis pour ma part persuadée que les humanistes avaient la même intuition, et l’œuvre de Fernel en est une preuve. Pour le second (Galien), le tableau des traductions des nombreux ouvrages de Galien utilisées par Fernel et dressé par Jean Céard (p. xvi) est un précieux document. Il confirme également la place de Platon dans ce dispositif intellectuel, un Platon, celui du Timée et des Lois, dans la traduction de Ficin, qui sert à éclairer et nuancer l’aristotélisme, en autorisant par exemple la présence des démons (au sens grec). Galien, de même, est lu dans une perspective humaniste qui accorde une importance cruciale à la notion de spiritus, cette puissance de vie qui anime le corps et fait circuler les humeurs. L’ensemble insuffle un élan vitaliste très net à la conception physico-biologique du monde (sur le spiritus, voir les riches pages de l’introduction, xix-xxvii). Ce vitalisme est chez Fernel proche d’un panthéisme, qui a son tour justifie de l’importance des « causes cachées » : « si la puissance de Dieu circule partout, c’est qu’il est lui-même divisé, distribué, réparti partout », écrit J. Céard (p. xxxiii).

Il est donc important de se souvenir que pour ses contemporains comme pour plusieurs générations après lui, les textes de Fernel, réunis en un tout soigneusement ordonné (l’Universa medicina), ont été reçus comme une encyclopédie médicale essentielle et un modèle de clarté et de rationalité, auquel on aurait très bien pu donner le titre de Nouvel organon de la médecine tant il s’agit d’une œuvre qui donne aux médecins (et aux philosophes naturels) un ensemble d’instruments intellectuels, un ensemble de concepts opérationnels, pour affronter la morbidité. Le traité Des causes cachées des choses est à la fois fascinant par tous les sujets qu’il aborde (physique, traité de l’âme, physiologie, pathologie) mais peut-être encore plus par la méthode minutieuse et rigoureuse qu’il met en œuvre. Il faut donc remercier Jean Céard d’avoir donné cette monumentale édition, c’est un apport essentiel non seulement pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la philosophie et de la médecine, mais aussi pour tous ceux qui sont soucieux de lire les textes de la Renaissance, quels qu’ils soient, en les replaçant dans leur contexte intellectuel. Sans doute aussi pouvons-nous retenir pour principes encore deux mots que Fernel a placés dans la bouche d’Eudoxe, l’un sur la singularité des individus : « la forme spécifique d’un être réalise quelque chose à quoi ne contribue ni la matière, ni le tempérament » (p. 296), l’autre, à l’adresse des érudits urbi et orbi : « Ne t’étonne pas. Sache qu’il te faut diligemment et avec soin lire Aristote en entier, le manier et l’étudier à fond, si tu veux atteindre pleinement et purement sa pensée : car il n’est pas un seul passage où il se soit entièrement et simplement découvert » (p. 180).