Revue française d'histoire du livre

Comptes rendus

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Rémi Jimenes, Claude Garamont, typographe de l’humanisme

Avant-propos d’André Jammes : Paris, Aux Éditions des Cendres, 2022, 288 pages, 17 x 24 cm [39 €] – ISBN : 978-2-86742-311-6

Florence BUTTAY

Université de Caen Normandie

L’ouvrage propose la synthèse et la discussion des recherches menées depuis plus d’un siècle sur Claude Garamont. À l’occasion des 450 ans de la disparition du célèbre graveur de caractères et de son inscription dans les célébrations nationales de 2011, Rémi Jimenes s’est plongé dans les sources disponibles déjà exploitées, il s’est attaché à recueillir les dernières découvertes, en ajouté quelques-unes et offre surtout son regard et ses hypothèses sur cette longue et riche bibliographie. Le lecteur ou la lectrice trouve ainsi une somme de connaissances passionnantes sur la carrière, les ambitions, les réalisations de Garamont, mais aussi le mythe Garamond – et le livre commence par-là (Introduction). En effet, « incarnation multinationale de la noblesse classique », selon Raymond Gid (1979), Claude Garamont (1511-1561) n’a pas inventé le garamond. Redécouvert au xixe siècle, il doit sa célébrité contemporaine à une confusion : l’imprimerie impériale lui attribue les « caractères de l’Université » qui reviennent en fait à Jannon. Une véritable « Garamonomanie » (p. 22) prend son essor vers 1900 et se lit encore dans le menu déroulant des polices installées dans nos logiciels de traitements de texte. Depuis la thèse d’Annie Parent, dirigée par Henri-Jean Martin, les travaux de chercheurs tels Jeanne Veyrin-Forrer ou Hendrik Vervliet, ont reconstitué à partir des années 1960-70 la carrière et le véritable catalogue de Claude Garamont, tout en réintégrant son activité dans le milieu des gens du livre parisien.

Rémi Jimenes suit la biographie du graveur et fondeur en distinguant trois temps (« Les débuts », « Au service du roi », « La maturité »). Dans le premier, il brosse un beau tableau du Paris du livre au début du xvie siècle, quand quelque 150 libraires étaient actifs dans le Quartier latin. Le destin du jeune Garamont est lié au dynamisme de la librairie parisienne dans le premier tiers du siècle et en particulier aux choix modernistes de François Ier, c’est-à-dire à la fois promotion de la lettre romaine et publication des manuscrits de la bibliothèque royale. Des « liseurs du roi » au projet manqué de construction d’un grandiose collège à la place de l’hôtel de Nesle, le projet d’enseignement humaniste royal porté non sans éclipse tout au long du règne, a joué un rôle clef dans la carrière de Garamont. Originaire de Morlaix, son père, Yvon Garamour (ou Keramour) fut sans doute un compagnon imprimeur qui francisa son nom en Garamont. On ne sait pas grand-chose de sa carrière ni de la formation qu’il fit donner à son fils. Rémi Jimenez fait remarquer que le choix du métier de graveur et fondeur de caractères est judicieux pour qui ne peut se permettre les investissements en bras et en matériel requis par la presse. Par ailleurs, c’est une profession en plein essor, qui dans les années 1530 est reconnue comme un métier à part entière. Ces années marquent aussi un tournant typographique, celui de l’essor de la typographie humaniste. En 1530 Robert Estienne imprime en trois corps de caractères « d’un genre entièrement nouveau » (p. 61) inspirés par les caractères romains employés par Alde Manuce à la fin du siècle précédent. Ces fontes « constituent l’archétype du Garamond encore si prisé de nos jours » (p. 63). Mais le maître de Garamont est un autre personnage, le fascinant Antoine Augereau. Garamont lui resta lié après la fin de son apprentissage, peut-être aussi en raison de convictions religieuses partagées, qui valurent à Augereau de finir sur le gibet à la suite de l’affaire des Placards (1534). Imprimeur et graveur de poincon, promoteur de la lettre romaine et de l’humanisme, Augereau contribua à l’émergence d’une orthotypographie du français en publiant, et plus encore, selon R. Jimenez, en contribuant à la rédaction de la Briefve doctrine pour deuëment escripre selon la propriété du langaige françoys (1533). La première fonte connue de Garamont apparaît dans des impressions lyonnaises datées de 1535 (un Gros-Canon romain). On ne s’explique pas pourquoi ces caractères ne se trouvent pas dans des impressions parisiennes. Garamont travaillait en effet à cette période pour l’important atelier de Claude Chevallon qui, en épousant Charlotte Guillard, avait repris le Soleil d’Or, la plus ancienne imprimerie de Paris. Après la mort de Chevallon, en 1537, sa veuve chercha, à travers une typographie et une mise en page renouvelées à « moderniser sa production » (p. 85). R. Jimenes souligne l’importance de cet atelier, de ses clients et de ses auteurs pour la suite de la carrière de Garamont. En particulier il insiste sur la figure encore peu reconnue de Jean de Gagny, qu’il remet au centre de la vie intellectuelle et de l’histoire de l’édition parisienne des années 1530-1540. Premier aumônier de François Ier (et ayant à ce titre un accès tout à fait privilégié au souverain) Gagny explora les monastères de France à la recherche de manuscrits à tirer de l’oubli. Une cinquantaine ont été identifiés à la Bibliothèque nationale. Une fois collectés pour la bibliothèque royale, ils devaient pour Gagny être imprimés pour nourrir un humanisme chrétien (Pacien de Barcelone, Bède le Vénérable, Tertullien…).

La deuxième partie (« Au service du roi ») montre l’implication de Garamont, entre 1539 et 1544, dans le projet inabouti d’imprimerie royale, lié à celui, tout aussi glorieusement lancé et progressivement abandonné, de collège royal. C’est la période clef de l’activité de Garamont. En 1537, l’helléniste Pierre Du Chastel « arriva à la cour et s’imposa comme le principal conseiller culturel de François Ier » (p. 95) qu’il convainquit de reprendre le projet de construction d’un collège royal comme « foyre franche où n’y auroit que trafique des lettres » (Pierre Galand). Avant qu’il ne soit à nouveau enterré au profit de dépenses militaires, ce projet connut un début de réalisation dans les années 1537-1539. Il s’agissait à la fois de construire un grandiose édifice capable d’accueillir quelque 600 élèves mais aussi de former une « belle et sumptueuse librairie », pour laquelle on envoya chercher des manuscrits dans toute l’Europe, jusque sur les terres du sultan. Une nouvelle salve de publications de manuscrits royaux fut lancée au début des années 1540 et on désigna de nouveaux « imprimeurs du roi », notamment Conrad Néobar, pour le grec. Derrière ce philologue qui n’avait pas d’expérience du métier d’imprimer il faut lire, selon Rémi Jimenez, l’influence de Jean de Gagny dont le rôle aux côtés de Pierre Du Chastel a été trop négligé. Si Néobar fit appel à Garamont, ce fut sans doute à l’instigation de Gagny. Il apporte notamment comme témoignage de la collaboration entre ces trois hommes la publication de la Briefve et fructueuse exposition sur les epistres de Sainct Paul de Primasius (Pierre Roffet, 1540), p. 108. C’est dans ce contexte qu’intervint la plus célèbre création de Garamont, les « Grecs du roi ». La nouvelle police, qualifiée de regia graeca typographia « constitue la première “typographie d’État” de l’histoire de France » (p. 110). Rémi Jimenez reconstitue, dans des pages passionnantes, l’histoire de cette imprimerie royale qui, associée au projet de construction du collège, s’installa bien entre 1541 et 1542 dans les murs de l’hôtel de Nesle, avant d’en être chassée par l’activisme de Benvenuto Cellini, mais aussi par le renoncement du roi à ses ambitions. La disparition rapide de Néobar avait laissé vacante la charge d’imprimeur du roi pour le grec. C’est finalement Robert Estienne qui fut choisi par Du Chastel pour lui succéder. Jean de Gagny ne lui était pas favorable. Il voulait une imprimerie royale plutôt que des imprimeurs du roi. C’est pour ce « projet alternatif » que Garamont créa les « Grecs du roi » auxquels il travailla à partir de novembre 1540. À la fin de l’année 1542, qui vit la reprise des hostilités avec Charles Quint, le projet de collège royal prenait l’eau, et donc aussi celui d’imprimerie. De nouveaux imprimeurs royaux furent nommés et Garamont, expulsé, s’installa à côté, rue des Augustins, sans doute dans l’espoir d’un nouveau revirement royal. Si les « Grecs du roi » sont associés à Robert Estienne, ce n’est donc pas en raison d’une grande proximité entre Claude Garamont et l’imprimeur qui est « un des rares typographes parisiens à ne jamais utiliser aucun des caractères gravés par Garamont » en dehors de ceux-là (p. 137).

Les « Grecs du roi », ce sont en tout plus de 1300 caractères qui cherchent à imiter l’élégante cursive d’Ange Vergèce. Gravure et fonte de ces caractères représentent un chef-d’œuvre technique. S’il lui fallut dix années pour en venir à bout, Garamont durant ce temps ne cessa d’être fondeur et de fournir d’autres caractères. L’exclusivité de l’utilisation de ces caractères, dont les poinçons furent déposés dans le trésor royal, n’en fut pas moins disputée par Estienne qui en fit commerce et fuit à Genève en 1550 en emportant des matrices. Les vicissitudes de ces matrices, extraordinaires, ne s’achevèrent qu’au début du xviie siècle. Les « Grecs du roi », imités partout et demeurèrent « dans le monde entier comme le nouveau canon de la typographie grecque jusqu’à la fin du xviiie siècle » (p. 158).

La dernière partie (qui couvre les années 1543-1561) éclaire la carrière de Garamont après l’échec du projet d’imprimerie royale, qui est aussi la période de plus grande notoriété du graveur. Après quelques investissements dans l’édition, abandonné par Jean de Gagny, il trouva un nouveau patron en Jean Barbé (en 1545 et 1546). Personnalité tout à fait intéressante que ce riche marchand qui promeut l’adoption de la taille douce, technique alors nouvelle, et des publications scientifiques de grand luxe (Le premier livre d’architecture de Serlio).

Garamont se maria en secondes noces en 1545 avec Isabelle Lefèvre, une riche héritière liée au monde de l’orfèvrerie. Ce mariage et la commande royale en faisaient « le graveur de caractères le plus fortuné de Paris » (p. 175). Il se réinstalla au quartier latin, rue des Carmes et se rapprocha de libraires humanistes au premier rang desquels Michel de Vascosan. Au début du règne d’Henri II, il grava « un nouveau caractère Gros-Romain et un nouveau Gros-Canon romain, ce dernier pour le livret de l’entrée du roi dans Paris (Roffet et Dallier, 1549). Ces caractères témoignent de la maturité de l’artisan, par leur régularité et la perfection de la justification des matrices. Garamont délaissa alors la fonte pour se concentrer sur le commerce des matrices et domine le marché parisien. Il continuait à proposer des caractères anciens (notamment son Petit-Romain de 1537) mais il renouvela aussi progressivement son catalogue (un nouveau Cicéro en 1552, un nouveau Petit-Romain en 55…). La présence de ses caractères dans l’office de Christophe Plantin témoigne de la domination qu’il exerçait dans ce deuxième tiers du siècle. Le fils du compagnon breton était devenu un notable du Quartier latin. Lorsqu’il dicta ses dernières volontés en septembre 1561, le notaire le désigna comme « tailleur de lectres à imprimer » et ajouta « pour le roy » sans doute sur l’insistance de l’artisan lui-même qui meurt quelques jours plus tard. Le contenu de son atelier fut vendu : les acheteurs (Christophe Plantin, André Wechel, Guillaume Le Bé) assurèrent leur diffusion. « Les caractères de Claude Garamont furent ainsi employés sans interruption dans toute l’Europe jusqu’à la fin du xviiie siècle » (p. 216) et seul « le triomphe de la typographie néoclassique » les renverrait (pour un temps) à l’obscurité.

Enrichi d’une magnifique iconographie, ce livre est un très bel objet, comme les éditions des Cendres savent nous en offrir. Ouvrage de référence, il permet à un public curieux d’accéder aux recherches les plus récentes sur le monde du livre parisien de la Renaissance et livre à un public plus averti de multiples hypothèses et pistes de réflexion à prolonger.