Revue française d'histoire du livre

Comptes rendus

CR

Cristina Dondi, Dorit Raines et Richard Sharpe (dir.), How the Secularization of Religious Houses Transformed the Libraries of Europe (Bibliologia, 63)

(Bibliologia, 63) : Turnhout, Brepols, 2022, 719 pages, 216 x 280 mm. [98 €] – ISBN : 978-2-503-59392-0

Fabienne HENRYOT

Enssib, Lyon

Ce volume monumental fait le point sur le processus de sécularisation et de mise sous séquestre des couvents et monastères, et son effet sur le marché du livre et sur les bibliothèques publiques. Le grand atout de ce volume est d’avoir privilégié une approche transnationale et diachronique. En effet, l’on ne manque pas d’études sur l’état des bibliothèques monastiques d’Italie ou de France à la suite des fermetures de couvents décidées par les autorités révolutionnaires à partir de 1789 (en France) ou de 1796 (Italie). Elles sont également nombreuses sur le devenir des bibliothèques jésuites en France ou aux Pays-Bas autrichiens, de même que les livres spoliés suite aux menées offensives de Joseph II dans les mêmes Pays-Bas. Mais le pari audacieux de ce livre collectif est d’avoir envisagé le phénomène de saisie de bibliothèques dans le temps long, de l’introduction de la Réforme en Europe du Nord dans les années 1520, suivie de la politique anticatholique d’Henri VIII en Angleterre après 1534, jusqu’aux fermetures de couvents en Amérique latine au xixe siècle ou à Rome en 1873 après l’annexion de la ville par la République italienne. La couverture géographique de l’ouvrage est également ambitieuse : Angleterre, Allemagne, Suisse, Espagne, Portugal, France, Italie, Suède, Belgique, Pologne… même si l’ensemble dénote un certain déséquilibre, avec une seule contribution consacrée à la France, sur laquelle il y avait pourtant beaucoup à dire, entre la Commission des Réguliers, la Révolution et les pillages opérés par les armées napoléoniennes. Le dossier italien, à l’inverse, est très bien traité, reflet de l’importance de l’histoire des bibliothèques dans les universités de la péninsule, et de l’abondance des sources archivistiques. Venise, Naples, Florence, Rome sont ici au cœur de belles études de cas.

Les monastères ont eu au Moyen Âge le relatif monopole de la production et de la consommation de livres et se sont imposés tout au long des siècles comme des conservatoires de la mémoire écrite. Il est important de rappeler que la plupart du temps, la suppression d’ordres religieux (jésuites, célestins, ou ordres plus confidentiels) ne visait pas du tout la nationalisation des bibliothèques, mais poursuivait, selon les circonstances, deux objectifs. Il s’agissait de fournir aux États des ressources matérielles bienvenues en période de crise économique (loi du 2 novembre 1789 en France sur la nationalisation des biens du clergé ; lois catalanes des années 1820 et 1830) et/ou de rendre à la vie laïque des individus jugés improductifs, stériles et inutiles à la société, en rationalisant la carte ecclésiastique (lois de Joseph II en 1782). En d’autres circonstances, c’est la contestation du principe même des vœux qui a justifié la fermeture des maisons religieuses, en particulier en contexte de Réforme (Suède, Angleterre, Allemagne notamment).

Mais ces mesures ont eu pour effet secondaire (ou « dommages collatéraux », p. 13) de mettre en circulation des livres imprimés et des manuscrits – parfois aussi des objets – jusqu’alors immobilisés dans des collections fermées et conçues pour des usages très étroits : la spéculation théologique, la recherche historique, la spiritualisation des réguliers. Il paraît d’autant plus étonnant que ces ressources documentaires aient pu alimenter les premières bibliothèques publiques en différents points d’Europe, quand on voit à quel point les deux modèles de bibliothèques étaient opposés. Fabriquer des bibliothèques éclairées, destinées à la formation des citoyens, à l’éducation et à la constitution d’une mémoire collective nationale n’allait pas de soi compte tenu de la teneur des bibliothèques confisquées. Il n’en reste pas moins que des collections constituées patiemment entre le xvie et le xviiie siècle pour la plupart sont souvent venues se fondre, en deux ou trois décennies, dans un projet global – malgré d’inévitables variations locales – de bibliothèques publiques édifiées pour l’usage des savants et des lecteurs curieux. En contrepoint de ces bibliothèques centralisées et protégées par les pouvoirs locaux, se dresse le modèle à la fois inédit et grandiose de la Bibliothèque d’abord royale, puis nationale, puis impériale à Paris, qui profite grandement, entre 1793 et 1814, des mouvements de troupes en Belgique, dans l’Empire et en Italie, et de l’instauration de nouveaux régimes sous contrôle napoléonien. Affluent vers la France manuscrits et imprimés précieux – ainsi que des objets d’art – destinés à faire de l’institution parisienne la bibliothèque la plus riche d’Europe, porteuse d’un idéal cosmopolite de miroir de l’histoire européenne. À la manœuvre, il y a Joseph Van Praet, le conservateur des Imprimés à la Bibliothèque impériale, qui dirige à distance la quête de documents rares dans toute l’Europe.

En préalable il est utile de rappeler que les archives des confiscations, et en premier lieu les catalogues dressés au moment du changement de propriétaire, ouvrent une fenêtre appréciable sur les collections juste avant leur dissémination. Ce point n’est guère évoqué dans ce volume – il est vrai que ce n’est pas le sujet – hormis par Bart Op de Beek dans sa contribution sur les bibliothèques jésuites des Pays-Bas autrichiens après 1773. À partir de quinze catalogues de bibliothèques de collèges, il esquisse la teneur des collections en soulignant à la fois la strate commune et les particularités documentaires de chaque établissement. Dans le même ordre d’idées, ces sources permettent d’appréhender des problématiques plus générales d’histoire monastique. Les séquestres de livres ont par exemple soulevé la question de la propriété privée dans les abbayes et les couvents, les constitutions régulières étant plus ou moins tolérantes sur ce point. Les religieux ont régulièrement revendiqué la possession de livres qu’ils avaient acquis avec leur pécule et qui devaient donc être soustraits aux spoliations. Enfin, le rapport de force supposé entre pouvoir confiscateur et institutions spoliées doit être ramené à de justes proportions. Les communautés régulières avaient un attachement très variable à leur bibliothèque ; en différents lieux, il n’y avait plus rien à confisquer puisque les religieux avaient déjà vendu leurs livres à l’encan pour améliorer les finances du monastère. Si Loménie de Brienne et son agent, le P. Laire, ont pu si facilement se pourvoir en livres rares en Italie dans les années 1780, c’est que les couvents sollicités ne faisaient guère de difficultés pour céder leurs incunables.

Les bibliothèques supprimées ont connu des destinées variables, que l’on peut regrouper en trois grandes catégories. Il y a d’abord les bibliothèques détruites, intentionnellement ou par négligence. En Suède, dans les années 1520, alors que la Réforme engendre la fermeture des couvents, les livres restent sur place, ou bien les religieux en emportent une partie, ou encore les prêtres les récupèrent ; sinon leur gestion revient au bailli du roi. La couronne n’a pas de plan défini pour le sort de ces livres ; bien souvent ils sont recyclés pour la valeur du parchemin, en particulier pour la reliure. Il n’en subsiste rien d’autre que des milliers de fragments aujourd’hui conservés en Suède et en Finlande. À Zurich, au même moment, les livres ne sont pas perçus comme des biens mobiliers spécifiques. Des destructions sont opérées par les populations voisines ; le parchemin est vendu aux marchands, aux pharmaciens pour emballer leur marchandise, aux relieurs… Il y aurait beaucoup à dire sur les effets de la Guerre des Paysans (1525) sur les bibliothèques d’Alsace ; sur le vandalisme révolutionnaire et sur l’effet des guerres de la Révolution en Europe dans la dernière décennie du xviiie siècle. Le passage des troupes a en effet suscité localement des pillages, des canonnades, des incendies qui ont été fatals aux bibliothèques, en Belgique en particulier.

Pour une deuxième catégorie de bibliothèques, les collections monastiques ont été recyclées dans des bibliothèques publiques parfois déjà existantes, ou bien créées dans le sillage des séquestres. Ce qui frappe à la lecture de ces contributions, ce sont les tâtonnements des autorités, en chaque lieu, pour définir une politique des bibliothèques à la fois ambitieuse et réaliste. Le cas florentin, ainsi, montre bien qu’au fil des épisodes de confiscations, entre la suppression des établissements jésuites et Napoléon, les projets ont été maintes fois redimensionnés : alimenter des bibliothèques scolaires ou ecclésiastiques, créer des bibliothèques de proximité, désigner des bibliothèques centrales à vocation patrimoniale en s’appuyant sur des institutions déjà existantes au milieu du xviiie siècle. À Rome, la bibliothèque pontificale est déclarée propriété de la couronne impériale en 1811 et placée sous la surveillance de Daru. Elle accueille environ 20 000 volumes provenant des couvents masculins supprimés. Le livre et les bibliothèques sont progressivement devenus un objet d’attention des politiques culturelles naissantes, non sans hésitations, qui s’expliquent à la fois par l’immensité de la tâche et des moyens requis, par des contextes politiques partout fragiles (comme le montre la belle étude de cas sur les bibliothèques portugaises confisquées au xixe siècle à la suite des crises et guerres civiles qui agitent le pays) ; enfin par la difficulté de penser la place de la bibliothèque dans l’espace public. Le changement de propriété suit aussi les vicissitudes politiques et matérialise celles-ci. Le cas, passionnant, de la fragmentation de l’ancien empire espagnol en Amérique latine au xixe siècle le montre bien. Les livres sont dispersés dans les pays dont les frontières émergent au fur et à mesure des révolutions (Chili, Bolivie, Argentine…) sur fond de débat sur l’identité religieuse et de l’instrumentalisation politique de celle-ci. Parfois, les confiscations ne nourrissent pas un projet de bibliothèque publique, ou alors de manière détournée. À Amsterdam en 1578, la transformation de bibliothèques sacerdotales en bibliothèque réformée s’accompagne d’un mouvement d’ouverture vers les citoyens éduqués, mais cette mutation n’est pas pilotée par les pouvoirs publics.

Une troisième catégorie de bibliothèques connaît la dispersion, de manière organisée ou anarchique, ce phénomène nourrissant la bibliophilie anglaise, française ou italienne au tournant des xviiie et xixe siècles. En France, on sait que malgré le statut spécifique des bibliothèques dans les monastères supprimés, les livres ont parfois été vendus aux enchères, au poids ou au sac, renouvelant pour plusieurs décennies le commerce du livre rare en France et en Angleterre. Ce renouvellement de l’offre a permis à de nouvelles catégories documentaires d’émerger dans le champ du « collectionnable », en particulier les incunables. Déjà identifiés par les collectionneurs anglais au xviiie siècle et plus tardivement en France, ils se prêtent désormais à une quête forcenée et alimentent un ardent débat sur les commencements de la typographie. C’est au début du xixe siècle que l’apparition de plusieurs exemplaires de la bible de Gutenberg (B-42) a permis, par recoupements, de l’identifier comme le premier produit de la révolution typographique. Les bibliothèques publiques (British Museum, Bodleian Library) se positionnent dans les rangs des chasseurs d’incunables. Plus généralement, la nouvelle vigueur de la bibliophilie au xixe siècle est très largement tributaire de cette redistribution, visible dans toute l’Europe. À Venise, ainsi, plusieurs générations de bibliophiles ont su tirer parti de ce contexte florissant, et de la baisse des cotes engendrée par cette saturation du marché, accentuée par les ventes des biens de nombreux patriciens. Des officines spécialisées apparaissent, comme celle d’Adolfo Cesare. À Munich, au fil des spoliations et de l’ordonnancement des collections à la Bibliothèque royale de Bavière, les doubles font l’objet de ventes successives jusqu’au milieu du xixe siècle, mais de manière contrôlée et dans un cadre administratif strict. De manière plus éloignée dans le temps et dans l’espace, les collectionneurs des États-Unis ont su profiter du marché européen à partir de la fin du xixe siècle, mais aussi des ventes faisant suite aux fermetures de couvents au Mexique à partir de 1867. Le marché américain est particulièrement ouvert aux incunables qui deviennent progressivement un enjeu commercial et culturel dans les relations entre l’ancien et le nouveau monde.

En somme, les confiscations présentent plusieurs enjeux : politiques, militaires, économiques, éducatifs, ou tout simplement logistiques, compte tenu des importants volumes de livres qui ont changé de lieu et de fonction dans une période extrêmement courte. Comment trier, cataloguer, réaffecter, classer ces millions de livres ? En quoi ces opérations ont-elles contribué à révolutionner la bibliothéconomie et la bibliographie ? La question reste ouverte après la lecture de ce volume. Elle ne saurait d’ailleurs être univoque, car en bien des lieux, les bibliographes et bibliothécaires qui se sont mis au service des États étaient des religieux en quête de nouvelles situations, tel Martin Schrettinger, ancien bénédictin et bibliothécaire de l’abbaye de Weissenohe, en Bavière, entré au service de l’État après la fermeture de son abbaye. On lui doit une théorisation nouvelle de la science des livres, fondée sur la philosophie de Kant. Et même quand ce ne sont pas d’anciens moines, ils ont de longue date la confiance des communautés religieuses et des pouvoirs publics, comme Jacopo Morelli à Venise entre 1768 et 1819, traversant les régimes politiques (vénitien, français, autrichien) sans encombre.

Cet ouvrage constitue une somme indispensable d’histoire des bibliothèques, malgré quelques angles morts déjà soulignés. Une très utile chronologie des séquestres (p. 19-23), rendra de grands services aux lecteurs et aux chercheurs sur ces questions. Une section est réservée à une problématique en pleine évolution, celle de la reconstitution des bibliothèques dispersées, avec les outils des humanités numériques. Différents projets en cours permettent d’observer virtuellement les collections disséminées. Citons Medieval Libraries in Great Britain, désormais en ligne ; Material Evidence in Incunabula qui permet de tracer la circulation d’un incunable entre ses différents possesseurs ; Ricerca sull’Inchiesta della Congregazione dell’Indice (RICI Database) qui décrit les livres de 2200 couvents italiens à partir des sources vaticanes produites par l’enquête sur les livres interdits dans les monastères à la fin du xvie siècle. L’étude de cas sur le monastère bénédictin S. Giorgio Maggiore de Venise montre tout le parti que le chercheur peut tirer de tels outils, en particulier MEI.

Ce compte rendu n’épuise pas la richesse de ce volume magistral, qui rappelle combien la bibliothèque est un objet fondamentalement matériel mais aussi politique. Il montre aussi le lien plus étroit qu’on ne le dit entre histoire du livre et histoire des bibliothèques.