Revue française d'histoire du livre

Comptes rendus

CR

Emmanuelle Chapron et Fabienne Henryot (dir.), Archives en bibliothèques (XVIe-XXIe siècles)

Paris, ENS Éditions – Institut d’histoire du livre, 2023, 344 pages. [Open edition] – ISBN : 979-10-362-0586-6

Marie-Cécile BOUJU

Université Paris VIII

Les chercheurs utilisent deux institutions, les bibliothèques et centres d’archives sans toujours avoir conscience qu’elles sont des constructions historiques et que ces collections sont le résultat d’un processus long (pluriséculaire) et complexe. Ainsi, la présence d’archives dans les bibliothèques est une apparente incongruité, qu’une vingtaine de chercheurs interrogent dans le livre Archives en bibliothèques, édité et dirigé par Emmanuelle Chapron et Fabienne Henryot. Cet ouvrage constitue une excellente démonstration des apports scientifiques et professionnels de l’histoire des archives et des bibliothèques.

Dix-neuf contributeurs ont été invités à étudier les causes et les conséquences de la présence des archives dans les collections des bibliothèques, considérée aujourd’hui comme une anomalie patrimoniale et institutionnelle. Dans un premier temps, leurs travaux ont été exposés dans le cadre d’un cycle de recherche en 2018-2019 et un colloque organisé en 2019 à Aix-en-Provence. Notons que la majorité des contributeurs sont des chercheurs rattachés à l’université, ce qui est de bon augure pour la recherche à venir sur l’histoire des bibliothèques et du patrimoine dans l’enseignement supérieur français.

Ces textes sont distribués dans trois parties chronothématiques. « Usages ordinaires de l’archive en bibliothèque » réunit les travaux sur les usages domestiques et administratifs des archives aux xviie et xviiie siècles, qui expliquent en partie la situation actuelle. « Ce que la bibliothèque fait aux archives : du geste de l’individu à la longue durée de l’institution » revient sur l’histoire des bibliothèques, premiers réceptacles des archives, depuis le Moyen Âge en France, en Italie et en Espagne. « Comment les bibliothèques pensent les archives » expose la situation contemporaine, en Italie et surtout en France, en se focalisant sur les archives littéraires et scientifiques et sur les techniques et normes de traitement. Ces trois parties sont précédées par une longue introduction, qui présente le projet et propose une synthèse des contributions, et par un chapitre liminaire. Le livre est clôt par une très utile bibliographie.

En introduction, E. Chapron et F. Henryot estiment que les bibliothèques et leurs collections sont moins étudiées que les archives par les chercheurs : « réintroduire la bibliothèque dans le jeu du tournant archivistique » permet de d’étudier « la manière dont le lieu pèse sur la catégorisation d’artefacts ». Cet ouvrage permet d’exposer une série de cas d’étude sur l’usage des archives et sur la construction des collections patrimoniales et/ou scientifiques.

D’emblée, dans le chapitre liminaire, Pierre Chastang et Pauline Lemaire-Gaffier démontrent que la césure entre archives et manuscrits d’une part et imprimés d’autre part est le résultat de plusieurs siècles de pratiques de l’écrit, temps long pendant lequel les individus ont eu besoin d’avoir accès à leurs « papiers », « titres », « documents », d’abord de manière indifférenciée, pour des raisons professionnelles, administratives, religieuses… Si les deux catégories de « documents » (archives et imprimés) semblent se distinguer l’un de l’autre au xviie siècle, cette distinction reste en maints lieux artificielle. La bibliothèque demeure pendant longtemps le dépôt naturel des archives car elle est le seul lieu de conservation et de consultation identifié (Anne Ritz-Guilbert, Camille Caparos, Sihem Kchaou). Cette habitude explique celle de rassembler les archives dans des registres et leur « incodication » (Jérémy Delmulle, Laurent Morelle).

À partir du xviiie siècle, et en particulier de la Révolution française (Cécile Robin), la gestion séparée des livres dans des bibliothèques, des archives dans des centres d’archives et des objets artistiques et scientifiques dans des musées, imposent aux institutions et aux particuliers (érudits et collectionneurs) de fixer des méthodes de traitement et de classement (et dans une moindre mesure de conservation) spécifiques à chacun de ces lieux et à leurs usages.

Cette séparation n’empêche cependant pas que des archives continuent d’être déposées ou données à des bibliothèques. Deux cas se présentent : le déposant ou le donateur souhaite que l’intégrité de sa collection soit préservée par la bibliothèque bénéficiaire. Souvent, la bibliothèque légataire ou dépositaire est une institution d’accueil quasi naturelle : le donateur l’a fréquentée assidument, comme lecteur ou comme administrateur (Shirley Daumas). Le don d’archives est la continuation logique et symbolique de la démarche scientifique. Ou bien, le don ou le dépôt est la manifestation de l’existence ou de la revendication de liens sociaux ou politiques extrêmement forts (don aux collections royales puis nationales) : l’intégration dans certaines collections entretiendrait le prestige du donateur et sa postérité (Isabelle Laboulais, Maria Luisa Lopez-Vidriero Abelló, Andrea De Pasquale). Néanmoins, la contribution de Yann Potin et de Anne Leblay-Kinoshita sur la présence de la Bibliothèque d’histoire dans la Bibliothèque nationale, dirigée alors par Bernard Faÿ, sous l’Occupation, montre que le dépôt d’archives, en particulier les archives politiquement sensibles, n’est pas toujours considérée comme naturelle par les bibliothécaires.

L’ouvrage présente ainsi le grand mérite d’historiciser les langages documentaires (Maxime Martignon, Dorit Raines, Louis Hincker, Laurent Portes). Si la loi empêche le versement d’archives publiques dans les bibliothèques, les textes restent (en 1979 comme en 2008) on ne peut plus vagues sur la frontière entre bibliothèques et archives. Les archives littéraires, scientifiques ou même politiques sont encore données presque indifféremment aux deux institutions. La circulaire du 2 septembre 1994, émanant de la DAF et de la DLL, montre pourtant qu’il s’agit d’une indifférence apparente. En effet, ce qui était admis jusqu’au début du xxe siècle se heurte à une évolution distincte du traitement documentaire – l’archivistique et la bibliothéconomie – qui normalise les pratiques (ISBD, MARC, ISAD(G)). Ces évolutions techniques donnent naissance à des outils de recherche (catalogue, instrument de recherche) spécifiques, qui rendent invisibles les éléments qu’ils n’intègrent pas : archives et objets dans les bibliothèques, imprimés et objets dans les centres d’archives. La circulaire de 1994 est donc à la fois libérale (nul ne conteste la place des archives privées dans les bibliothèques) et mesurée : inutile d’accueillir des archives dans ses collections si on ne sait pas les traiter, ce qui empêche leur communication au public. Mais cette circulaire est publiée à un moment qui la rend presque immédiatement (quoique partiellement) obsolète : après l’adoption du format MARC (1969-1973) et de la norme l’ISAD(G) (1990), et presque en même temps que l’adoption de la DTD EAD (1993)5. L’EAD permet désormais aux collections d’archives des bibliothèques de se faire mieux connaître du public, via les portails Calames ou Archives et manuscrits de la BnF (Patrick Latour et Jean-Marie Feurtet) : « il existe une culture professionnelle commune entre archivistes et bibliothécaires, qui tend à estomper les différences entre les gestes documentaires », annoncent E. Chapron et F. Henryot.

Archives en bibliothèques a toute sa place les bibliographies en histoire culturelle et en histoire des sciences. Ces recherches sur la conservation, le traitement et la communication des archives par les bibliothèques pourraient être étendues à d’autres objets (imprimés, images fixes et animées, documents sonores, objets) qui sont à la fois sources d’embarras pour les professionnels de l’information et du patrimoine et éléments essentiels pour la vie scientifique et culturelle : Goulven Le Brech en fait l’excellente démonstration avec la littérature grise dans les bibliothèques universitaires.

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5 MARC : MAchine-Readable Cataloging

SAG(G) : International Standard Archival Description (General)

DTD EAD : Document Type Definition Encoded Archival Description