Revue française d'histoire du livre

Comptes rendus

CR

Roger Chartier, Éditer et traduire. Mobilité et matérialité des textes (XVIe-XVIIIe siècle) / Cartes et fictions (XVIe-XVIIIe siècle)

Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 298 pages, 24,1 x 15,5 cm, 2021 [24 €] — ISBN : 978-2-02-147389-6 / Paris, Éditions du Collège de France, 2022, 96 pages, 21x24 cm [24 €] — ISBN : 978-2-7226-0585-5

Dinah RIBARD

EHESS / CRH

Cartes et fictions est consacré à l’étude d’un cas particulier, celui des cartes présentes dans certains livres de fiction de l’époque moderne. Le sujet d’Éditer et traduire est la thématique large de la mobilité des textes. L’introduction précise d’emblée que l’édition est envisagée dans l’ouvrage comme une modalité de la traduction. Les œuvres changent tellement en effet dans leurs mises à disposition qu’on peut dire qu’elles sont traduites d’une édition à l’autre : « En donnant aux «mêmes » œuvres, dans une même langue, des textes qui diffèrent dans leur littéralité et dans leur matérialité, les éditions successives produisent des publics, des usages et des sens nouveaux » (p. 15). Cette instabilité essentielle demeure sous-estimée ; elle est, plus exactement dit, toujours sous-estimée. En proposant de considérer comme un même phénomène deux gammes d’opérations en général étudiées séparément, et dans un style souvent plus théorique, dans des perspectives souvent plus vastes pour la traduction que pour l’édition, Roger Chartier va contre des habitudes invétérées. Il travaille contre elles.

Deux sujets différents, deux ambitions différentes donc, bien qu’il soit beaucoup question d’édition et de traduction dans Cartes et fictions, bien qu’on y voyage dans toute l’Europe : des lignées avérées et des lignées possibles de cartes anglaises, espagnoles, italiennes, françaises sont retracées, tandis qu’est nuancée l’idée de l’influence de la carte de l’Utopie de Thomas More, innovation certes présente dans deux des premières éditions latines du livre (1516 et 1518) et dans sa première traduction allemande (1524), mais absente ensuite des nombreuses rééditions de l’Utopie dans différentes langues. Deux sujets et deux ambitions, mais un seul propos. Les deux ouvrages récents de Roger Chartier montrent, et aussi tiennent, face à d’autres pratiques de l’histoire notamment intellectuelle et culturelle, ce que c’est que penser avec les livres, autrement dit sans négliger leur présence, leur réalité, ce que cette réalité si profondément changeante a déterminé de l’expérience passée de la réflexion, des expériences culturelles passées. Ils nous montrent avec éclat et générosité ce que la connaissance historique gagne à ne pas ignorer – et donc ce qu’elle perd à ignorer – une mobilité qui a structuré la manière dont dans le passé on a pensé, on a réfléchi, on a connu, on a rêvé.

Cartes et fictions explore ainsi la réalité à double face, paradoxale, créée par l’insertion d’un outil de la connaissance du monde dans un ouvrage racontant une histoire évidemment fictive – les aventures de Don Quichotte, celles de Gulliver, les voyages d’Astolfe dans le Roland furieux, ou l’Histoire romaine, c’est-à-dire la Clélie de Melle de Scudéry, ce roman qui contient la célèbre Carte de Tendre. Les représentations cartographiques incluses dans les livres le sont généralement hors-texte, sous la forme, souvent, de dépliants. Elles retiennent le regard au lieu de le laisser voltiger sur les mots qui excitent l’imagination des lecteurs et lectrices et leur font oublier qu’ils ont eux-mêmes été écrits et imprimés. Un exemple frappant est celui de la carte des voyages de Robinson Crusoé, ajoutée dans la quatrième édition du livre, parue la même année 1719 que les trois premières : cette carte est la New and correct Map of the World gravée par Hermann Moll en 1709, une vraie carte du monde, pour ainsi dire, qui avait déjà été publiée plusieurs fois, et qui notamment avait déjà servi, en 1712, à illustrer l’histoire des voyages authentiques de Woodes Rogers2. Il est bien connu que le passage du récit de Woodes Rogers consacré à un marin naufragé, Alexander Selkirk, découvert sur une île au large des côtes chiliennes où il avait vécu « quatre ans et quatre mois », est un point de départ du roman de Defoe. Les deux livres, l’un non fictif, l’autre fictif, ont donc aussi partagé la même carte. Ils ont offert aux lecteurs et lectrices – à plus de lecteurs et de lectrices, du fait du succès de celui de Defoe – des versions différentes, l’une non fictive et l’autre fictive, d’un même voyage à travers le monde. Par la suite (dès 1720), une autre image du genre carte, pour ainsi dire, est venue remplacer la carte de Moll dans une continuation de l’histoire de Robinson Crusoé : un dessin de l’île du naufragé figurant, c’est-à-dire rassemblant sur une même page les différents épisodes de la confrontation de Robinson avec les cannibales, dispersée et étalée dans le temps du récit. Sur l’image, par l’image, la rencontre entre le marin anglais et les Indiens est devenue dans cette continuation le fil conducteur de l’histoire, ce qu’il y avait à en retenir, à en apprendre. Les deux formes prises par l’illustration cartographique de la même fiction ont produit deux expériences de pensée différentes ; elles ont produit, littéralement, deux visions du monde différentes. Ces visions du monde étaient disponibles ensemble. Il est utile à la réflexion historique de prendre en compte le fait qu’elles ont nourri l’imagination et la pensée de lecteurs différents – même s’il est très probable que certains lecteurs, certaines lectrices ont lu plusieurs livres sur l’histoire de Robinson Crusoé – dans la même période.

Le rapprochement, dans un autre chapitre, entre la Carte de Tendre (1654) et la carte de la Montée du mont Carmel incluse dans la traduction de 1641, parisienne comme la Clélie (et rééditée en 1645 et en 1652), des œuvres de la Jean de la Croix, révèle la proximité entre ces deux représentations d’un parcours psychologique, amoureux ou spirituel. Dans les deux cas, trois chemins sont figurés, dont un seul, droit, central, étroit, mène au véritable but, amoureux ou spirituel, tandis que les deux autres, plus écartés, égarent l’individu qui suit l’un ou l’autre. L’analyse fait prendre en considération un fait symétrique de celui qui a été noté à propos de Robinson Crusoé : le fait que pour des lecteurs et lectrices qui étaient potentiellement les mêmes, des propositions de pensée (et de vie) différentes aient pu être appuyées sur des expériences visuelles proches, faire comprendre des choses proches peut-être. Bien qu’il ne mentionne pas La Montée du mont Carmel, un lecteur réel est mobilisé dans l’analyse. Charles Sorel, qui a écrit ses lectures, permet d’affirmer qu’il y avait au xviie siècle des gens qui connaissaient l’existence de cartes comparables à celle de la Clélie : lui-même et ses propres lecteurs, pour lesquels il rassemble et commente dans sa Bibliothèque française (1667) ces autres cartes allégoriques, publiées après le roman de Melle de Scudéry mais dont les auteurs ont quelquefois revendiqué la conception. À la différence de Sorel, qui affirme finalement que l’invention de la représentation cartographique d’un cheminement psychologique a eu lieu dans la Clélie, Roger Chartier ne dit pas La Carte du Tendre inspirée de celle de la Montée du mont Carmel. Il dit que les deux ouvrages étaient dans le paysage dans les années 1650. De même, la carte du pays de Jansénie, qui date de 1660 et que Sorel, pour le coup, évoque, n’est pas présentée dans Cartes et fictions comme issue, généalogiquement, de la Carte de Tendre. Mais cette carte, qui figure la proximité entre le pays de Jansénie et des territoires voisins dont les noms, Libertinie, Désespérerie et Calvinie, sont suffisamment explicites, proposait bel et bien une manière d’éprouver le jansénisme comme une dérive spirituelle et intellectuelle qui le rapprochait techniquement de l’expérience sentimentale théorisée dans la Clélie.

Le chapitre vii d’Éditer et traduire est intitulé « “To be, or not to be”. Traduire Hamlet ». Il porte sur le fait que jusqu’en 1827, aucun public français n’ait assisté à un Hamlet comportant la réplique emblématique. Non pourtant qu’Hamlet n’ait pas été représenté en France avant cette date. Mais to be or not to be ne figurait pas dans les textes qui étaient joués, bien que la réplique ait bel et bien été traduite en français, et même traduite littéralement, ainsi qu’abondamment commentée et discutée. Voltaire a joué ici un rôle crucial. Il a fait connaître Shakespeare et particulièrement Hamlet en France, et l’importance qu’il lui a donnée a suspendu la possibilité même de faire entendre à des spectateurs, sur une scène française, le fameux monologue. Les traducteurs, en effet, ne s’y sont pas essayés, de peur des foudres du Philosophe ; ou ils ont eu affaire à ces foudres. De ce fait, c’est vraiment un autre Hamlet que le nôtre que les spectateurs et spectatrices français du xviiie siècle, et jusqu’assez tard dans le xixe, ont rencontré.

Écarts vertigineux entre les expériences de pensée procurées par une même œuvre, proximités inaperçues entre ouvrages au service de projets de sens radicalement différents. Éditer et traduire et Cartes et fictions font voyager de livre en livre, d’objet imprimé en objet imprimé, sans que ne soient donnés beaucoup d’éléments de contextualisation extra-livresque, pour ainsi dire. La démonstration méthodologique est claire : lorsqu’on les regarde vraiment, lorsqu’ils sont observés sérieusement, les livres produisent à eux seuls une extraordinaire richesse de connaissances historiques. La démarche fait notamment comprendre l’erreur profonde que l’on commet à croire que le rôle joué par une œuvre dans le passé a tenu à ce qu’elle continue à nous dire dans ses éditions d’aujourd’hui, à son discours. Le passage sur Las Casas, dans le chapitre ii d’Éditer et traduire, en fournit un autre exemple éclatant.

À l’époque moderne, la Brève relation de la destruction des Indes était traduite de manière littérale. Elle était en effet considérée comme un texte facile à traduire, par opposition notamment au Courtisan, parsemé d’expression de la virtuosité linguistique de Castiglione, à l’exemple de la fameuse spezzatura3, ou au complexe Oráculo manual y Arte de prudencia de Gracian, devenu manuel de l’« homme de cour » en français, et de là dans nombre d’autres langues européennes qui l’ont traduit à partir du français. Facile à traduire, la Brève relation de la destruction des Indes a été « sans doute l’un des textes le plus souvent traduits dans l’Europe de la première modernité » (p. 70). Inchangée par la traduction en elle-même, elle a pourtant reçu des sens fondamentalement différents des titres donnés à ses traductions. Soixante-deux éditions du récit de Las Casas ont paru aux xvie et xviie siècles, dont deux seulement en espagnol : la première en 1552, à Séville et sous la responsabilité de La Casas, la seconde en 1646 à Barcelone, sous le titre de Brevissima relacion de la destruycion de las Indias « por los Castellanos » et alors que les insurgés catalans et leurs alliés français – la république catalane avait proclamé Louis XIII comte de Barcelone – se battaient contre les armées du roi castillan. Dans ses différentes éditions en français, en anglais, et même donc en espagnol, le livre dénonce les Espagnols : les catholiques espagnols (dans la traduction française) ou les colonisateurs espagnols (dans une des traductions anglaises). L’auteur y est tantôt nanti de sa qualité de dominicain (et de celle, revendiquée, d’évêque de Chiapas, abandonnée pourtant au moment où il publie le livre), tantôt seulement présenté comme espagnol, d’autant plus crédible dans ce qu’il dit contre les siens, voire comme « témoin oculaire ». Les usages de la Brève relation de la destruction des Indes ont été très divers, et ces importantes variations ont rendu possible la circulation dans toute l’Europe moderne de l’indignation et de la pitié devant un lointain massacre, de lointaines exactions. Autrement dit, la mobilité du texte a été la condition de possibilité de la puissance du témoignage de Las Casas, de son geste de rétablissement de la vérité. Penser avec les livres permet de comprendre le témoignage comme expérience historique.

Selon un usage qui n’est pas si fréquent dans les livres d’aujourd’hui, Éditer et traduire contient, en plus de l’index des noms propres, un index des notions. On y trouve par exemple une entrée « Miel », mot présent dans deux passages de deux chapitres différents sur des métaphores, celle de l’abeille qui butine sur différentes fleurs de quoi fabriquer son bien, et celle de la ruche dont les rayons contiennent différents trésors, cire et miel, et présent également dans un passage sur les qualités stylistiques prêtées à Shakespeare. On y trouve aussi une entrée « Cœur », qui renvoie notamment à l’expérience de la mise en scène d’Hamlet et à l’incarnation du prince danois par Talma, en 1809. Il n’y a en revanche pas d’entrée « Mort » dans cet index, malgré un dernier chapitre consacré aux mises en usage et aux évolutions d’une image extraordinaire et jusqu’ici non étudiée (par Curtius en particulier), celle de la vie humaine comme série d’éditions du même texte et de la mort comme dernière édition, édition définitive de ce texte. Éditer et traduire, livre « du temps de la peste » qui se termine sur une méditation de la mort par le moyen d’images du livre – on y trouve aussi les dernières paroles de Cervantès, écrites un jour avant sa mort – est un livre définitif sur la pratique du lieu commun. Il fait la généalogie du passage entre deux pratiques éditoriales différentes, celle qui consistait à extraire des grands auteurs une sagesse réutilisable, des vérités universelles, et celle qui a consisté, ensuite, à en extraire des beautés particulières, spécifiques, uniques. Cette analyse, qui est une manière de refaire avec des livres l’histoire de l’auctorialité, apparaît en particulier dans le chapitre sur les sept vies de l’œuvre de Shakespeare (chapitre v). Le chapitre viii, lui, étudie, de John Donne à Machado de Assis, la déchristianisation de la comparaison de la mort à une « édition définitive » des pages de la vie. On aurait envie d’intégrer cette fortune d’une exégèse d’imprimeur à une histoire des pensées professionnelles, de faire servir l’histoire du livre à l’histoire du travail.

Le chapitre I d’Éditer et traduire, « Dire vrai », assez différent des autres, est présenté comme traitant parce qu’il le faut une question d’actualité urgente : il s’agit de réaffirmer l’exigence de vérité du travail historique. On peut se demander, à la lecture, si cette question urgente est elle aussi une expérience qui vient avec les livres lus. Un passage pourrait en effet laisser penser que la traduction anglaise la plus courante du passage de la Rhétorique d’Aristote sur les preuves (means of persuasion et non preuves, dans beaucoup de livres en anglais) a pu agir sur la mise en avant dans les dernières décennies du xxe siècle, dans les universités anglophones, de la rhétoricité du discours historien aux dépens du souci de vérité scientifique. En tout cas, parce que les deux ouvrages récents de Roger Chartier portent sur les réalités du contact avec la fiction, sur la labilité des modalités de ce contact et donc de ses effets sur la pensée et l’expérience, ils suffisent à montrer combien il est factice de rapprocher, dans un sens sceptique, la vérité revendiquée du discours historique et ce qui serait la vérité autre, persuasive, de la fiction littéraire. La fiction littéraire, le texte littéraire, objet de transmission par excellence, a pour réalité, dans la réalité, une instabilité matérielle et donc sémiotique telle, à travers le temps, que cela n’a en réalité pas de sens de le poser comme jumeau inquiétant du texte historien, du livre d’histoire, de la connaissance historique. Tout le travail de ces deux livres, et au-delà tout le travail de Roger Chartier dissipe le faux parallélisme ; ce n’est pas une histoire inquiète que ce travail produit4.

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2 Roger Chartier note que cette carte ouvre également l’atlas dont ont été tirées, un peu plus tard, les cartes illustrant les Voyages de Gulliver (1726).

3 Roger Chartier signale (chapitre III) que même dans les cas où le traducteur a rendu cet intraduisible par un mot qui existait dans sa langue, la revendication de « nouveauté de parole » a également été traduite : cette nouveauté affirmée par Castiglione a ainsi voyagé même lorsqu’elle avait disparu en traduction.

4 Sabina Loriga et Jacques Revel, Une histoire inquiète. Les historiens et le tournant linguistique, Paris, Seuil/Gallimard/EHESS, 2022.