Revue française d'histoire du livre

Comptes rendus

CR

Samuel Gras et Anne-Marie Legaré (dir.), Lumières du Nord : les manuscrits enluminés français et flamands de la Bibliothèque nationale d’Espagne

Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2021, 366 pages, 20 x 27 cm [36 €] — ISBN 13 : 978-2-7574-3508-3

François PLOTON-NICOLLET

École nationale des chartes

Ce fort volume rassemble une douzaine de contributions issues de deux journées d’étude qui se sont tenues en mars et mai 2018. Il constitue l’un des plus beaux fruits du projet de recherche « HispaNord », pour lequel se sont unies les forces de la Biblioteca nacional de España (Madrid) et le laboratoire IRHiS (Lille) sous la houlette de Javier Docampo et de Samuel Gras. L’objectif était de faire mieux connaître les manuscrits enluminés d’origine française et flamande conservés à la BNE. Les études ici rassemblées sont à peu près toutes centrées sur un manuscrit du fonds considéré, mais les réflexions menées par les uns et les autres éclairent l’histoire d’autres volumes conservés à travers l’Europe entière, et le précieux index des manuscrits (p. 355-360) méritera d’être consulté par tous les spécialistes de l’enluminure de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance.

Faith Wallis (« Mss/9605: An Eleventh-Century “Science Album” », p. 19-72) consacre plus de cinquante pages à un manuscrit du xie siècle copié à l’abbaye Saint-André d’Avignon et rassemblant une riche collection de textes divers de comput et de chronologie.

Patricia Stirnemann livre ensuite deux études riches et fécondes, marquées par l’audace salutaire qu’on lui connaît. La première, intitulée « Nos visions partielles. Un voyage du monde angevin et anglo-normand au royaume de Jérusalem au xiie siècle » (p. 73-92), étudie le manuscrit Vitr/23/8, un psautier du xiie siècle, à l’usage de Winchester. Le volume est originaire d’Angleterre mais comporte de nombreuses adjonctions angevines. Il a été réalisé par Geoffroy Plantagenêt pour son père Foulques V d’Anjou, roi de Jérusalem. La savante codicologue remarque le report d’un feuillet « fantôme » à fond d’or, pratique byzantine qui ne devient courante en France et en Angleterre qu’à partir de la fin du xiie siècle, ce qui garantit, selon elle, un passage par Jérusalem – argument recevable, mais non irréfragable. Ces nouvelles perspectives sur l’histoire du manuscrit ne sont pas sans conséquence sur la datation du Psautier Egerton (Ms Egerton 1139) attribué à Mélisende de Jérusalem et de quelques autres manuscrits de Terre sainte, qui faisaient jusque-là l’objet d’une datation trop précoce. – La même savante livre ensuite « Quelques remarques sur les bibles peintes par l’enlumineur dit Aurifaber » (p. 93-108) : il s’agit là d’un atelier actif d’environ 1260 à 1292, qui nous a laissé trente-six bibles au moins, dont trois sont conservées à Madrid. P. Stirnemann en retouche la liste et propose, pour y parvenir, avec un courage certain, une chronologie de l’apparition de certains motifs ornementaux et iconographiques entre 1235 et 1300 (feuilles digitées, œufs de grenouille, bandes d’I, dragons, feuilles de lierre). Sa proposition, que d’autres travaux pourront au besoin revoir ou compléter, rendra les services les plus signalés pour la datation des manuscrits du xiiie siècle d’après leur décor.

Maria Alessanda Bilotta (« Un nuovo testimone della circolazione di manoscritti giuridici tolosani tra il Midi della Francia e la Penisola iberica », p. 109-140) étudie la production de manuscrits juridiques enluminés dans le Midi de la France, notamment en Avignon, entre les xiiie et xive siècles. Le manuscrit BNE, Mss/12082, provenant de la bibliothèque cathédrale d’Avila, est un Digeste accompagné des gloses d’Accurse. L’auteur le rapproche du style du Maître du Missel d’Augier de Cogeux et esquisse un rapprochement stylistique entre l’atelier de ce dernier et celui du Maître du bréviaire choral noté d’Agen (BnF, NAL 2511).

Véronique de Becdelièvre (p. 141-162) passe au crible un recueil de traités de chevalerie composés entre 1351 et 1356 par Geoffroy de Charny, conseiller de Philippe VI et de Jean le Bon (BNE, Mss/9270). Ce volume est connu, a été souvent cité et étudié, mais son origine royale, pourtant attestée par les inventaires de la Librairie du Louvre en 1411 et 1424, n’avait jamais été repérée.

Laurent Ungeheuer (« Un recueil de suffrages aux ancrages bretons à la Biblioteca nacional de España », p. 163-188) s’intéresse au manuscrit BNE, Mss/21551, qui contient un fragment de livre d’heures de 59 feuillets abondamment illustré, porteur de trente-neuf suffrages aux saints et datable de 1440 environ. Une enquête aussi méthodique que prudente lui permet de conclure à une origine bretonne et de rapprocher le codex fragmentaire de la production de l’atelier du Maître de Rohan, en fonction de critères iconographiques et stylistiques.

Gregory T. Clark (« The Hours of Guillaume Rolin and Simon Marmion: a Reconsideration », p. 189-210) revient sur une étude qu’il avait publiée en 1992 sur les Heures de Guillaume Rolin (BNE, Res/149) superbement enluminées en grisaille. L’influence du style de Simon Marmion, enlumineur de la fin du xve siècle s’y fait clairement sentir, mais l’auteur signale la difficulté qu’il y a à distinguer sa main de celle de son frère Mille Marmion, attesté entre 1466 et 1473.

La contribution de Catherine Yvard (« A Heraldic Dream: the Treatise on Blazon of Frederick of Aragon, last King of Naples », p. 211-244) est consacrée à un luxueux manuscrit de théorie héraldique réalisé pour Frédéric d’Aragon, dernier roi de Naples (BNE, Mss/1467). Il est datable avec certitude de la période où le monarque est exilé en France après sa déposition (1403-1404). Notre collègue en situe l’origine à Tours. Elle ne tranche pas la délicate question de son attribution (on le donne parfois à Jean Bourdichon, parfois au Maître de Claude de France), mais retrace son histoire avec précision et en livre une notice.

Dominique Vanwijnsberghe (p. 245-280) étudie les Heures dites de la Reine de Suède (BNE, Res/191). Un colophon lui permet d’identifier l’enlumineur comme étant Jean Markant, artiste lillois des années 1490-1530, mal connu, mais assez productif apparemment. On trouvera là des remarques intéressantes sur certains thèmes iconographiques originaux et sur le style de l’artiste.

Josefina Planas (« Un códice de instrucción moral para un príncipe francés : el Evangeliario Orleans-Angulema », p. 281-306) s’intéresse quant à elle à un curieux évangéliaire lié à Charles d’Angoulême, troisième fils de François Ier (BNE, Res/51). De taille réduite, mais abondamment illustré (20 peintures à pleine page, 123 de petit format), il semble avoir été conçu pour servir de support à la lecture personnelle et à la méditation du prince, en accord avec les nouvelles pratiques de dévotion érasmiennes. Ce volume à finalité pédagogique, réalisé pour un prince enfant, est probablement à mettre en relation à la fois avec l’intérêt de François Ier pour la spiritualité érasmienne et avec la captivité en Espagne de ses deux premiers fils à la suite du Traité de Madrid de 1526. Notre collègue espagnole étudie avec une grande précision la relation entre texte et image, puis ajoute quelques précieuses remarques d’ordre stylistique.

Samuel Gras, l’un des deux maîtres d’œuvre du volume, consacre une belle étude à un volume retrouvé du Pontifical de Jean II de Mauléon (p. 307-325), évêque de Comminges (on comprend mal ce qui amène l’auteur à faire de lui, p. 308, l’« évêque de l’abbaye augustinienne de Saint-Bertrand-de-Comminges » [sic]). Ce manuscrit (BNE, Mss/22521), vendu en 1987 par un particulier à la BNE, n’a été étudié de près qu’en 2017, grâce au programme « HispaNord ». L’analyse codicologique et stylistique permet de le rapprocher deux volumes du pontifical de Jean II de Mauléon conservés à la BnF (Lat. 1226 I et II) et de l’attribuer à l’atelier de Noël Bellemare, peintre anversois actif à Paris entre 1515 et 1546. L’auteur affirme, avec de bons arguments, qu’il s’agit en fait du troisième volume d’un seul et même pontifical. Samuel Gras fait quelques réflexions sur l’histoire obscure de ce manuscrit retrouvé, établit avec minutie la dépendance du texte à l’égard du pontifical imprimé à Rome en 1485 par Étienne Planck, sous la responsabilité d’Agostino Patrizi Piccolomini et Jean Burchard. Il compare enfin le style du manuscrit à celui de Noël Bellemare, pour conclure à une œuvre datant de la jeunesse du Maître lui-même plutôt que de le donner à un de ses disciples.

Enfin Lieve de Kesel (« Power, Devotion and Propaganda: Willem Vrelant and the La Vega Hours and Related Flemish Illuminated Manuscipts », p. 327-353) s’intéresse aux Heures dites de Léonore de la Vega, enluminées par Willem Vrelant (BNE, Vitr/24/2), actif à Bruges dans le troisième quart du xve siècle. Le manuscrit date des années 1460-1470. On se demande donc pourquoi cette contribution a été choisie pour clôturer le volume, dont le plan général suit l’ordre chronologique. Quoi qu’il en soit, c’est une intéressante enquête sur l’histoire de ce manuscrit. Partant des marques de possession, l’auteur évoque les différents personnages entre les mains desquels il est passé, insistant sur le fait que Léonore de la Vega, sœur du célèbre poète Garcilaso de la Vega (1501-1536), n’en fut jamais le possesseur principal, bien que son nom apparaisse au f. 1. C’est bien plutôt son père, Garcilaso de la Vega, ambassadeur des rois catholiques auprès du pape Alexandre VI, qui en fit l’acquisition.

Cet ouvrage de plus de 360 pages, richement illustré en couleurs et d’une réalisation matérielle impeccable, ne se présente pas comme un catalogue, mais comporte de nombreuses notices et sera désormais un instrument de travail majeur pour appréhender un fonds jusque-là mal connu. Contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, la lecture n’en laisse aucune impression d’hétéroclisme, car il trouve sa cohérence dans la mise en valeur d’un fonds encore peu étudié, fait connaître ou mieux connaître des manuscrits exceptionnels et rendra de grands services en Espagne et bien au-delà, tant sont nombreuses ici les comparaisons avec des manuscrits conservés à travers l’Europe entière.