Comptes rendus
CR
Lucie Moruzzis, « Les écrits restent. Stratégies et pratiques de conservation matérielle des documents reliés depuis le XVe siècle » (dir. C. Bénévent et M. Walsby)
Thèse de doctorat de l’université PSL, préparée à l’École pratique des Hautes Études – École nationale des chartes (18 septembre 2023)
Lucie Moruzzis, conservatrice-restauratrice aux Archives nationales, a soutenu, le 18 septembre 2023, une thèse qui éclaire les modalités de conservation des documents écrits, du Moyen âge au xxie siècle. Elle met au cœur de sa recherche une « archéologie de la conservation » (p. 122), dont la méthode se propose autant comme un moyen d’enquête que comme un de ses principaux résultats. En effet, il s’agit, « en s’inspirant des méthodes de la codicologie quantitative et de la bibliographie matérielle […] de mettre au point un outil capable d’embrasser d’un point de vue diachronique la dimension matérielle de plusieurs ensemble reliés » (p. 127). La thèse se présente ainsi autant comme une étude visant à « identifier et analyser les pratiques de conservation, reliure et restauration » des écrits reliés, qu’ils soient documents d’archives ou de bibliothèque (p. 17) que comme la mise à disposition d’une méthodologie pour les études futures dans ce champ encore peu pâturé.
Après une introduction qui replace le travail dans le sillage du material turn qui, depuis les années 1980, a permis d’envisager les écrits non seulement comme des sources mais comme des objets intégrés à des processus de fabrication, d’échanges et de transformation, Lucie Moruzzis dresse, dans une première partie intitulée « La conservation matérielle : histoire et méthodes », un état de l’art montrant combien la reliure et autres interventions visant à « prolonger la vie des écrits » (p. 34) ont été peu étudiés, en raison de la rareté des sources écrites et de la méconnaissance des pratiques des artisans. Seules les reliures de luxe ont fait l’objet d’une attention constante des chercheurs, mais avec une focale resserrée la plupart du temps sur leur seul décor. Les éléments structurels ont été négligés et les reliures courantes peu regardées.
Peu de traces écrites documentent les choix de restauration effectués sur le patrimoine écrit. Présenté dans la deuxième partie (« Histoire de l’atelier des Archives nationales », ch. iv), un document non pas inconnu des historiens, mais exploité systématiquement pour la première fois, permet de jeter un « pont entre sources écrites et sources matérielles » (p. 77) : il s’agit du registre de commandes de reliure et autres « réparations » commandées à l’atelier nouvellement installé dans les Archives nationales. Tenu à partir de 1857 et encore utilisé dans les années 1990, il fait l’objet d’une analyse statistique exemplaire qui montre trois phases d’activité et « une politique de conservation hétérogène » (p. 206) au long des xixe et xxe siècles.
À partir de l’étude minutieuse de ce registre, Lucie Moruzzis a choisi de concentrer son attention sur un corpus, celui des écrits reliés, manuscrits ou imprimés, issus d’archives ecclésiastiques et produits au xvie, dispersés depuis la Révolution dans différentes séries des Archives nationales. En tout, Lucie Moruzzis a examiné quelque 394 volumes. À la charnière entre reliure médiévale et moderne, envisagées par l’historiographie de manière très différenciée jusqu’ici, les productions du xvie siècle permettent d’observer les évolutions (ou non) impliquées par le développement de l’imprimerie. L’attention a été concentrée sur un producteur en particulier : l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. La troisième partie, « Stratégies de conservation des archives ecclésiastiques au xixe siècle » présente ainsi la construction du glossaire et de la base de données nécessaires et les « grandes tendances » (ch. vi) qui se dégagent : la sous-série ll intéressée par la campagne très importante des années 1860, liée à l’aménagement de prestige de la salle de l’armoire de fer, conçue pour être ouverte au public ; l’intérêt plus tardif (1880-1914) pour la série s, parallèle à l’avancement de travaux d’inventaire, avec des interventions plus ponctuelles, à la fois plus économes mais aussi plus radicales. Cependant, le décor des reliures estampées à froid, à la mode dans le premier tiers du xvie siècle, suscite toujours l’intérêt et fait hésiter le ciseau du relieur. C’est pourquoi « Le cas des livres d’archives estampés à froid de Saint-Germain-des-Prés » fait l’objet de la quatrième partie : en effet, ils permettent une passionnante enquête sur les politiques de conservation appliquées aux mêmes volumes depuis le xvie siècle. En particulier, l’archéologie minutieuse des objets qui n’ont pas subi de re-reliure met en lumière les interventions de conservation liées aux campagnes d’inventaires promues par l’abbatiat de Guillaume Briçonnet dans les décennies 1520 et 1530. Lucie Moruzzis évalue avec attention les opérations de conservation de tous les points de vue (historiens de la reliure, lecteurs, conservateur-restaurateur). Son étude historique n’est en effet jamais dégagée de la réflexion sur sa pratique professionnelle de relieuse et de conservatrice-restauratrice. Elle interroge avec justesse, à travers le cas des reliures estampées à froid, la préférence à donner à la « réactualisation permanente d’un état perçu comme idéal » ou à la recherche de la préservation « des traces qui témoignent justement du passage du temps et des vicissitudes que le volume a traversées » (p. 419-420). Parmi d’autres passionnants développements, on peut citer le chapitre x (« De l’archéologie des interventions aux interventions archéologiques »), mise en pratique professionnelle de l’étude historique et de la méthodologie construite par Lucie Moruzzis, d’un registre.
Son « outil » construit et testé sur les documents d’archives de Saint-Germain-des-Prés, Lucie Moruzzis en éprouve la validité sur un autre corpus, constitué de documents conservés en bibliothèque cette fois, dans la cinquième partie intitulée « La conservation en bibliothèque : l’exemple des livres enchaînés du collège de Sorbonne ». Ici pas de registre des commandes pour dépister les interventions de conservation, aussi l’approche est-elle (presque) « exclusivement archéologique » (p. 475). La Table des livres (Tabula in universum indicans libros singularum disciplinarum), imprimée au milieu du xvie siècle et sans doute affichée dans la bibliothèque ainsi que la comparaison avec des bibliothèques encore enchaînées ou mieux documentées fournissent aussi des indices. Lucie Moruzzis nous emporte dans des études de cas d’une finesse fascinante, dans lesquels le défaut de correspondance entre deux trous d’envol d’insecte xylophage livre des informations capitales (p. 502).
Au long de son travail, Lucie Moruzzis fait preuve d’une rigueur méthodologique, d’une honnêteté, d’une prudence dans ses hypothèses et d’une clarté dans l’exposé remarquables. Elle apporte des résultats significatifs, d’abord en démontrant la fertilité du champ de recherche ouvert sur les modalités concrètes de la conservation du patrimoine écrit. Elle amène ensuite à nuancer ou revoir un certain nombre d’idées reçues (par exemple, celle, rassurante, d’une progression linéaire du respect de l’authenticité de l’objet dans le traitement du patrimoine écrit). Elle prouve enfin et surtout l’importance des informations qu’une archéologie des sources matérielles permet. Cette archéologie s’applique autant aux documents d’archives que de bibliothèque, dont la distinction n’apparaît pas nette, pas plus que celle entre manuscrits et imprimés, en ce qui concerne les traitements de conservation. En revanche, les stratégies des institutions se différencient « selon deux critères majeurs » qui se retrouvent au long des siècles : « l’usage passé et à venir des volumes d’une part, et leur prestige d’autre part, quelle que soit l’origine des documents » (p. 588).
La singularité du parcours de Lucie Moruzzis lui permet une étude profondément originale, impliquant fortement le « savoir de la main » qu’elle possède et qu’elle réussit, à travers les très nombreuses photographies et la réalisation de nombreux dessins, à faire en partie partager à sa lectrice ou son lecteur qui a ainsi le sentiment de suivre autant un apprentissage qu’un cheminement intellectuel. Lucie Moruzzis nous apprend à voir et nous invite à toucher davantage, en suivant ce « savoir-faire qui permet à la main de lire ce que les yeux ne perçoivent pas » (p. 586).
On ne peut que souhaiter la publication rapide de ce très beau et très stimulant travail1.
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1 En attendant cette publication, on peut lire Lucie Moruzzis, « La préservation matérielle des monuments de l’écrit : une histoire à construire », La Revue de la BNU [En ligne], 21 | 2020, mis en ligne le 01 mai 2020 : http://journals.openedition.org/rbnu/5389 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rbnu.5389