Revue française d’histoire du livre

Comptes rendus

CR

Jean-Charles Geslot, Histoire d’un livre : l’« Histoire de France » de Victor Duruy (1858)

Paris, CNRS éditions, 2022, 399 pages, 23 cm. [25 €] – ISBN : 978-2-271-13638-1

Stefan LEMNY

Bibliothèque nationale de France

Si l’histoire du livre est un domaine assez bien exploré lorsqu’il s’agit de l’étude des livres en général, c’est moins le cas de l’histoire d’un livre en particulier. L’ouvrage magistral de Robert Darnton sur l’Encyclopédie en est l’exception, mais il porte sur un livre d’une facture spécifique, comme quintessence du savoir livresque. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les disciples de Clio, auteurs de livres d’histoire, ont manifesté assez tard de l’intérêt pour l’étude du passé de leur propre discipline et pour ce qui pourrait constituer l’histoire des livres d’histoire. Faut-il rappeler que l’histoire de l’historiographie reste une discipline jeune si l’on pense seulement à la date de constitution de la Commission pour ce domaine, lors du Congrès international des sciences historiques qui s’est tenu à Bucarest en 1980 ?

Ce constat permet de mieux comprendre l’importance de la contribution de Jean-Charles Geslot, universitaire et chercheur distingué par ses travaux sur l’histoire culturelle et sur l’historiographie, contribution qui s’inscrit d’emblée dans une démarche pionnière pour illustrer l’histoire d’un livre et, plus particulièrement, l’histoire d’un livre d’histoire : l’Histoire de France de Victor Duruy paru en 1858.

Ce choix pourrait étonner s’agissant d’un titre et d’un auteur qui ne disent plus grande chose aux lecteurs d’aujourd’hui. En effet, le catalogue de la Bibliothèque nationale de France indique bien le décalage entre l’intérêt pour sa vie et son œuvre – sujet de dix-sept titres ! – et celui pour son contemporain Jules Michelet, évoqué par environ cent soixante-quinze ouvrages ! Il est pourtant du devoir du chercheur de montrer combien la connaissance de l’historiographie et de la culture d’une époque, en occurrence celle du xixe siècle, est loin de se résumer à ses « génies » décantés comme tels au fil du temps : c’est le sens majeur de cette étude destinée à rendre justice à un livre d’histoire, oublié aujourd’hui, qui eut un rôle essentiel à son époque. Après la solide monographie Victor Duruy, historien et ministre (1811-1894), parue aux Presses du Septentrion en 2010, Jean-Charles Geslot pousse l’analyse plus loin, choisissant l’Histoire de France de Duruy comme témoin révélateur de l’historiographie et de la civilisation du livre dans la France du xixe siècle. Aucune facette de l’investigation de ce sujet n’échappe à son attention : la genèse du livre et ses étapes de conception, sa fabrication éditoriale et typographique, sa diffusion et sa réception ainsi que la vision qu’a l’auteur de l’histoire de France. Il n’oublie pas non plus la « préhistoire » du livre à travers l’analyse du contexte culturel dans lequel il est né, rappelant que la passion des jeunes intellectuels d’écrire l’histoire a été alors aussi grande que celle de leurs congénères pour le roman ou la poésie. On comprend pourquoi et comment, sous l’influence d’un Michelet et dans un siècle où l’histoire de France est le sujet d’une formidable production éditoriale, l’idée d’écrire un tel ouvrage a germé dans l’esprit d’un étudiant de l’École normale supérieure vers 1832-33, comme Victor Duruy. Un étudiant dont le parcours intellectuel et professionnel est marqué, sous l’influence de son père, par l’héritage révolutionnaire et par la nostalgie de l’Empire, avant d’accomplir une carrière universitaire sous Louis-Philippe, puis sous Napoléon III qui l’a choisi comme conseiller historique et l’a nommé son ministre de l’Instruction publique entre 1863 et 1869.

Après avoir brossé le portrait de l’auteur en l’inscrivant dans le paysage culturel de son temps, J.-Ch. Geslot reconstitue les diverses étapes de l’histoire de son œuvre majeure, l’Histoire de France, à commencer par les sources intellectuelles probables et réelles de son inspiration, puisées par Duruy dans les bibliothèques et les archives qu’il a fréquentées. Cela lui permet de redonner vie à l’image d’un historien du xixe siècle jusque dans l’intimité de son bureau, assis à sa table de travail, avant que son livre ne se heurte aux conditions de sa production éditoriale et typographique. Ce dernier aspect est particulièrement éclairant, grâce à l’analyse d’une époque du « sacre des éditeurs », quand d’anciens moyens – « du vieux linge pour le papier, des os calcinés et de l’huile de lin pour l’encre » (p. 121) – sont mobilisés pour révolutionner la fabrication de ce livre.

Mais ce qui retient surtout l’intérêt est sa vision de l’histoire de France. J.-Ch. Geslot dévoile l’influence pédagogique que le livre a exercée à son époque, en contribuant beaucoup plus que l’œuvre de Michelet à la diffusion du savoir historique. Il se distingue par ses interprétations originales : la réhabilitation de Charlemagne, par exemple, désacralisé par Michelet, la présentation dépassionnée de Jeanne d’Arc, etc. Bien plus, l’Histoire de France de Victor Duruy révèle – précise l’auteur – sa capacité de répondre aux espérances de toute une génération, « celle qui a grandi et vit avec le sentiment de l’abaissement de la France, et l’espoir de voir cette situation arriver à son terme » (p. 202). La riche illustration du livre, signe de sa modernité en matière de communication, n’a pas moins contribué à son succès auprès des lecteurs. Combinant habilement texte et images, l’Histoire de France de Victor Duruy a donc tous les atouts pour conquérir le marché éditorial de la seconde moitié d’un siècle qui se trouve sous le signe triomphant de Clio : le livre connaît en effet de nombreuses rééditions (vingt-trois éditions en cinquante-cinq ans) et traductions et atteint le tirage spectaculaire digne d’un best-seller à son époque (cent-vingt-milles exemplaires !). Le comble de la fortune commerciale du livre qui aurait pu rendre l’auteur « doublement millionnaire » (p. 281) est sa large réception intellectuelle : moins, certes, que les synthèses nationales de Thiers ou de Lamartine, mais deux fois plus que celles de Michelet ou de Guizot (p. 313). On s’étonnera de voir cet ouvrage, destiné d’abord aux fils de la bourgeoisie et à un lectorat plutôt éduqué, arriver entre les mains des gens d’origine sociale modeste : comme, cette femme de laboureur de la vallée de l’Azergues (évoquée comme lectrice hypothétique), et surtout ce fils d’un menuisier et d’une rempailleuse de chaises d’Orléans qui se fera un nom de premier plan dans la république des lettres, Charles Péguy. Il n’est pas le seul lecteur illustre du livre. Dans le passionnant chapitre consacré à sa réception, on découvre Colette, ou encore Paul Hazard qui se rappellera ses dissertations d’élève enrichies « de quelques phrases de Duruy » (p. 329).

Aussi exemplaires que soient ces témoignages, Jean-Charles Geslot, toujours rigoureux dans ses analyses, se garde pourtant d’exagérer l’influence du livre sur ses lecteurs pour insister en contrepartie sur son « rôle de passeur, à la fois entre deux moments historiographiques, et deux niveaux de publications : entre, d’un côté, les grands textes fondateurs de l’histoire romantique et libérale de la France publiés dans les années 1820-1840, et, de l’autre, les manuels scolaires, secondaires et primaires, de la IIIRépublique » (p. 337-338).

Les spécialistes de l’histoire culturelle du xixe siècle apprécieront (certains l’ont déjà fait) l’importance de cette contribution. Il convient cependant d’insister sur le modèle d’analyse qu’elle constitue, bien au-delà des frontières de ce siècle. Porté par son ambition d’exhaustivité et par sa rigueur à explorer les sources dans les moindres détails, l’auteur ne récuse pas le modèle d’analyse classique, voire monographique. Mais, tout en respectant cette exigence traditionnelle, il apporte une remarquable fraicheur à la fois conceptuelle et méthodologique qui fait de son livre un véritable guide capable d’éclairer et de sensibiliser les futures recherches. Le talent avec lequel l’auteur donne vie à la rudesse de l’érudition participe aussi de l’originalité du livre, construit comme un véritable roman – selon le titre suggestif de l’introduction : « Le bagnard, le sabotier et le ruisseau » –, dont le fil est passionnément conduit avec maîtrise jusqu’à sa fin.