Ancien directeur de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel, à la tête de laquelle il avait succédé à Jacques Rychner, un autre historien du livre bien connu, Michel Schlup nous offre un remarquable ouvrage rendu possible par l’apport, en 2010, de cinq boites d’archives déposées par les descendants de Samuel Fauche. Grâce à Robert Darnton, qui a préfacé cet ouvrage, et à ses émules, on connaissait la Société typographique de Neuchâtel (ci-après STN) par ses précieuses archives, et pour le rôle qu’elle a joué dans la diffusion des Lumières dans toute l’Europe. La focalisation sur la STN a produit un effet loupe qui a certainement surestimé le rôle de cette firme, et minoré celui de multiples presses périphériques, suisses et autres, pour lesquelles on ne disposait pas d’une documentation aussi précise et précieuse. L’ouvrage de Michel Schlup vient fort à propos corriger notre vision en évoquant un personnage qui fut un des créateurs de la STN avant d’en être écarté, et de devenir son concurrent. C’est une véritable saga familiale qui est ainsi reconstituée. Né dans un milieu modeste le 15 novembre 1732 à Neuchâtel, Samuel Fauche fit des études élémentaires et un apprentissage de relieur. Protégé par une personnalité locale, Frédéric-Samuel Ostervald, il s’installa comme relieur et libraire à Neuchâtel en 1753, et ne tarda pas à faire imprimer des livres et des brochures à Besançon puis à Lyon. Dès 1762, il se lança dans la réimpression de la Bible d’Ostervald, qui fut l’un de ses grands succès. En 1765, il servit de prête-nom à la poursuite de l’impression, en région parisienne, de l’Encyclopédie in-folio. Le 27 juillet 1769 la STN était créée par Frédéric-Samuel Ostervald, Jonas-Pierre Berthoud, Jean-Elie Bertrand et Samuel Fauche, ce dernier étant le seul professionnel du livre de l’équipe. Il venait d’acquérir le matériel de la veuve d’un imprimeur local. Dès 1770, Fauche se lançait dans la préparation de la publication de deux ouvrages sensibles, les Questions sur l’Encyclopédie de Voltaire et le Système de la nature de d’Holbach. La rupture entre les associés et Fauche intervint le 12 mars 1772, à la suite du scandale causé par ces publications, et de la diffusion par Fauche, à l’insu de ses associés, du Gazetier cuirassé. Samuel Fauche monta alors son propre atelier d’imprimerie, et devint concurrent de la STN à une époque où celle-ci commençait à connaitre sa plus grande prospérité. Il aurait aimé publier une édition des Œuvres de Rousseau, ce qu’il ne put jamais faire étant en butte à l’hostilité de Marc-Michel Rey. Sa grande affaire fut la publication des Œuvres de Charles Bonnet. Il imprima aussi en 1780 les Voyages dans les Alpes d’Horace-Bénédict de Saussure. En 1781, il publia le Tableau de Paris, de Sébastien Mercier, qui devint un immense succès de librairie. S’il signait fièrement ses publications respectables, il usa toujours de fausses adresses étrangères pour les impressions inavouables. Dès 1775, il fut en contact avec le jeune Mirabeau, alors prisonnier au château de Joux près de Pontarlier, dont il publia l’Essai sur le despotisme. En 1777, ses deux fils aînés, Jonas et Abraham-Louis, vinrent lui prêter main forte, et furent rejoints par Jérémie Wittel, son futur gendre. À l’été 1781, une brouille entre Fauche et Mercier aboutit au départ de ce dernier, mais aussi à celui des deux fils et du gendre. Tandis que Samuel Fauche continuait à travailler seul, son fils Jonas et Jérémie Wittel se firent provisoirement embaucher par la STN, avant de fonder avec un troisième larron la Société Jonas Samuel Fauche fils aîné, Favre et Compagnie qui entreprit la publication des Lettres de cachet et d’autres brochures, licencieuses, de Mirabeau. Ce sont eux qui, en 1783, publièrent l’Erotika Biblion et une édition de Thérèse philosophe. Mais cette compagnie disparut à l’été 1785. Jonas Fauche s’embarqua pour la Caroline du Sud… où il fit une carrière militaire. Devenu instituteur, son beau-frère Wittel, victime de la révolution genevoise, fut condamné à mort et exécuté le 26 août 1794. Samuel Fauche, lui continua de faire tourner son atelier, même s’il vendit en 1787 son commerce de librairie à ses deux autres fils Pierre-François et Abraham-Louis. Son catalogue proposait alors environ 800 titres… soit autant que celui de la STN. Abraham-Louis Fauche-Borel monta son propre atelier d’imprimerie en 1789, en rachetant des presses de la STN au moment où cette dernière disparaissait. Mais ce dernier est aussi connu des historiens pour avoir été un très actif agent des réseaux de la Contre-Révolution. C’est un aspect de sa vie qui n’est pas évoqué dans cet ouvrage, et qui mériterait une étude renouvelée. Samuel Fauche mourut le 10 avril 1803. De ses deux mariages, il avait eu dix enfants et laissa une « succession de misère ». Comme le relève Michel Schlup, Samuel fut le fondateur d’une dynastie. Ses fils Pierre-François et Abraham-Louis furent à leur tour de grands libraires auxquels il espère pouvoir consacrer un autre ouvrage.

Le livre de Michel Schlup s’avère déjà être une contribution de premier ordre à l’histoire éditoriale européenne du xviii^e siècle, une contribution qui corrige notre vision trop partielle et faussée des choses. On espère que l’auteur nous donnera la suite de la saga familiale, montrant comment une famille qui, par ses publications, a contribué à saper les assises de la monarchie française s’est aussi révélée par la suite être un appui important des agents et partisans du trône des lys. L’ouvrage comporte un certain nombre d’annexes précieuses parmi lesquelles une analyse graphologique de Samuel Fauche qui dénote un esprit supérieur et une personnalité extravertie sans doute pas toujours facile à vivre, dotée d’une bonne dose d’orgueil. On y trouve aussi le texte du traité de fondation de la STN, un lexique, une liste chronologique des ouvrages publiés par Samuel Fauche et un index.