Comptes rendus
CR
Pascale Mounier (dir.), La Bibliothèque bleue de Normandie, Les Annales de Normandie, 71/2, 2021
Cette livraison des Annales de Normandie est consacrée à l’étude de la Bibliothèque bleue de Normandie. La revue avait déjà consacré un numéro à Richard sans-peur, titre phare du répertoire des livres bleus (Richard sans-peur, duc de Normandie entre Histoire et légende, Les Annales de Normandie, 64/1, 2014). Le numéro s’inscrit donc dans la continuité des recherches locales et actuelles sur l’existence d’une littérature normande populaire.
Dans son introduction, Pascale Mounier s’applique à poser les bornes chronologiques de ce phénomène éditorial : si l’on s’accorde pour reconnaître 1850 comme le terminus ad quem, un débat subsiste pour fixer le terminus a quo entre 1600 et 1650. Elle fait également un rappel bienvenu de la définition de la Bibliothèque bleue non pas seulement comme une collection de livres présentant un répertoire spécialisé, mais comme une véritable « opération de marketing éditorial » (p. 7). Alors que c’est la famille Oudot de Troyes qui la première adapte des titres anciens à la large diffusion en faisant des choix textuels et matériels, Rouen devient dès 1700 un des principaux pôles de production de la Bibliothèque bleue, rapidement rejoint par Caen. On peut donc parler d’une « Bibliothèque bleue de Normandie » dont le numéro se propose d’éclairer les spécificités, notamment par rapport à sa consœur champenoise.
Les livres bleus étant de fort peu de valeur matérielle et ayant de fait été mal conservés, se pose la question des sources de documentation. Jean-Dominique Mellot évoque la déperdition importante des exemplaires depuis l’époque de l’impression. Il fait état de tout ce qui peut nous renseigner sur la collection normande : enquêtes royales, catalogues d’imprimeurs et inventaires après-décès restent le meilleur moyen de se faire une idée chiffrée de la production. À cela s’ajoutent bien sûr les catalogues des centres de conservation (pour la France, la BnF, la bibliothèque du Mucem, celles de Troyes, de Rouen, de Caen, etc.). Le fonds de la bibliothèque de Caen a permis d’alimenter l’exposition « Dans les pas du colporteur… la Bibliothèque bleue normande » qui s’est tenue en 2019 à la Bibliothèque Alexis-de-Tocqueville. Sophie Biard, responsable des collections patrimoniales de la Bibliothèque de Caen, rend compte de l’importance de ce qui mettait à l’honneur spécifiquement la Bibliothèque bleue de Normandie en publiant la liste des livres exposés.
Deux articles prêtent un intérêt particulier aux politiques éditoriales des imprimeurs normands. Marie-Dominique Leclerc s’intéresse au sujet essentiel des relations existant entre les deux centres majeurs de production de livres bleus que sont Troyes et Rouen. Elle propose une étude comparative de catalogues troyens et rouennais. Il en ressort que la Bibliothèque bleue rouennaise semble avoir « absorbé » le catalogue troyen (p. 71), car les titres de l’un se retrouvent quasi-systématiquement dans l’autre. Subsistent néanmoins quelques « spécificités locales » (p. 73) s’expliquant par des intérêts régionaux culturels ou politiques. Si cette étude exclut la ville de Caen, cette dernière représente néanmoins une part importante de l’histoire de la Bibliothèque bleue normande. Mathilde Le Roc’h Morgère le montre très bien dans la riche étude qu’elle propose de la politique éditoriale de la famille Chalopin. Retraçant le développement de cette entreprise familiale, elle rend compte d’un cheminement progressif vers la formule éditoriale du livre bleu : la famille caennaise s’est mise, à un moment donné, à produire des impressions bon marché de textes anciens dans le but de les faire circuler à grande échelle. On apprécie que l’article utilise l’exemple des Chalopin pour questionner les bornes du sujet et la définition même de la Bibliothèque bleue.
Au même titre que celle des stratégies, la question de la nature du répertoire est posée. Trois articles du numéro adoptent une perspective générique, offrant chacun une synthèse sur un ensemble spécifique de textes. Lise Andries prend pour objet les vies de saints, genre très représenté dans la collection, et se demande s’il existe des spécificités pour ces récits dans la Bibliothèque bleue de Normandie. Pascale Mounier et Helwi Blom adoptent la même démarche en se partageant l’observation du répertoire narratif publié en Normandie. Pascale Mounier resserre son étude sur le répertoire romanesque, qui forme avec les vies de saints « le socle de la Bibliothèque bleue » (p. 165). Elle s’attarde sur la recette du succès commercial du roman de chevalerie, et relève la façon dont l’apparition des romans rabelaisiens dans la collection remet en question la nécessité du critère de l’ancienneté. Helwi Blom s’intéresse quant à elle au répertoire narratif non romanesque (contes, fables, vies de personnages légendaires ou historiques). Les deux articles s’accompagnent d’un inventaire provisoire des éditions normandes et des exemplaires conservés, qui devra être complété par des études ultérieures. De même que l’article de Marie-Dominique Leclerc, les études génériques de Lise Andries, Pascale Mounier et Helwi Blom tendent à conclure en faveur d’une large ressemblance entre répertoire troyen et répertoire normand, tout en soulignant l’existence de quelques spécificités régionales dans le contenu et la stratégie adoptée. Helwi Blom fait une liste de ces spécificités par catégorie (« épaisseur temporelle du corpus », « aspects géographiques », thèmes, « aspects génériques et configurations matérielles ») et donne quelques exemples précis ; c’est une initiative normande, notamment, qui réduit les exemplaires des contes en prose de Perrault à de petits livrets d’une douzaine de pages seulement.
Trois articles prennent un angle d’étude précis, mettant à l’honneur des titres particuliers, dont ils s’attachent à montrer le devenir dans la collection. Geneviève Deblock retrace l’histoire éditoriale de L’École de Salerne en vers burlesques et utilise cet exemple particulier pour rendre aux traités de médecine pratique la place qu’ils occupent dans la Bibliothèque bleue. Elle remarque justement que cette place est bien plus restreinte dans le répertoire normand que dans le répertoire troyen : seuls deux titres, dont L’École de Salerne, passent sous les presses normandes. Marie-Dominique Leclerc s’intéresse quant à elle à L’Imperfection des femmes. Le pamphlet ayant été publié anonymement la plupart du temps, il n’est pas aisé de retracer son histoire éditoriale ; Marie-Dominique Leclerc, spécialiste des éditions troyennes, parvient, par divers recoupements, à montrer comment une initiative normande est par exception à l’origine de la conversion du pamphlet en livre bleu, et comment la ville de Rouen joue un rôle majeur dans sa diffusion. L’histoire éditoriale de Fortunatus amène une dimension plus internationale : Catherine Velay-Vallantin propose un parallèle entre la version rouennaise et la version londonienne de ce récit d’origine espagnole. Elle insiste notamment sur l’importance de l’illustration dans la Bibliothèque bleue, qui est une part de l’identité d’un titre, et dans le cas de Fortunatus, se distingue dans l’édition normande.
Ce numéro des Annales de Normandie offre ainsi une vue d’ensemble sur le versant normand de la Bibliothèque bleue – sa constitution, sa pérennité, ses spécificités. Il fait la lumière sur les imprimeurs-libraires, mettant à l’honneur les noms des familles normandes ayant contribué à la diffusion de ces titres pendant plusieurs siècles. Nous ne pouvons qu’espérer qu’un prochain numéro confirmera l’intérêt de l’étude de la Bibliothèque bleue de Normandie, par exemple en s’attachant à mettre en lumière des aspects du répertoire non évoqués ici, comme les écrits religieux ou la littérature éducative.