Revue française d’histoire du livre

Comptes rendus

CR

Éric Suire, Nicolas Le Tourneux (1640-1686). Dans l’ombre de Port-Royal

Paris, Honoré Champion, 2022, 349 pages, 24 com. [38 €] – ISBN : 978-2-7453-5758-8

Nicolas LYON-CAEN

CRNS

Éric Suire propose ici en 300 pages la biographie d’un auteur devenu célèbre, mais surtout à titre posthume, en s’efforçant de la détacher autant que possible des tropes de la réputation de sainteté janséniste qui l’entoure depuis longtemps, et non sans raison. Sa démarche, très documentée, lui permet au passage de mettre en évidence de manière originale un parcours de méritocratie cléricale.

Nicolas Le Tourneux est en effet issu d’un milieu rouennais très modeste, ce qui limite drastiquement les sources disponibles. Doté d’un physique manifestement peu avantageux et d’une santé fragile, il est en revanche intellectuellement très doué. C’est un excellent orateur également : sa prédication parisienne à Saint-Benoît pour le carême de 1682 semble avoir impressionné ses contemporains. Mais qui dit peu de moyens, dit aussi études brèves. Peu après sa classe de philosophie, et sans avoir fréquenté l’université, Le Tourneux est ordonné dès 1663, en dépit d’une insertion dans la « clientèle » de riches et puissants robins : le maître des comptes rouennais Gentien Thomas du Fossé tout d’abord, qui a remarqué les talents précoces de l’enfant, l’a entretenu, logé et envoyé au collège de Clermont à Paris ; le maître des requêtes René Le Vayer (1627-1685) et son épouse, Marie Sevin, ensuite. Le chancelier Michel Le Tellier, quoique moins visible, mais avec les fils duquel il a été au collège (les futurs marquis de Louvois et archevêque de Reims), parait aussi veiller de plus loin sur sa carrière. Conjuguées à ses talents, ces relations lui permettent d’accéder directement au monde des évêques et de s’inscrire, sans guère de titres, dans une « élite cléricale » comme le dit Éric Suire. L’archevêque de Paris le nomme par exemple dans la commission chargée de la réforme du bréviaire diocésain. Sa vie professionnelle de clerc de rang moyen, sans bénéfice considérable, quoiqu’en 1682, il retire de ses diverses charges sans doute entre 1500 et 2000 lt, l’oriente plus volontiers vers le service domestique de ces grands (comme chapelain du château des Le Vayer dans le Maine) bien qu’il ait initialement connu le travail paroissial, comme vicaire de Saint-Étienne-des-Tonneliers à Rouen (1663-1669) ou en institution d’enseignement, en tant que chapelain du collège des Grassins depuis 1671.

C’est surtout à ses livres que Le Tourneux doit sa réputation. Il constitue à partir de 1674, date de la parution de l’Office de la semaine sainte, une véritable figure d’auteur qui vit en partie de sa plume (et peut-être assez bien). Éric Suire souligne sa grande proximité avec certains libraires, en particulier Hélie Josset (v. 1636-1711), qui le poussent fortement à écrire et organisent la publication de ses textes, en sollicitant nombre de privilèges. Ceux-ci, et les avis des censeurs, constituent du reste une source essentielle pour proposer une chronologie des activités de Le Tourneux et pour juger de l’ampleur de son œuvre écrite, avouée ou non. Car Le Tourneux se montre prolifique, tout en creusant généralement le même sillon de la traduction « pédagogique » en français de la liturgie et de la Bible, sans ajouter de commentaires trop développés. Ses diverses productions se retrouvent pour l’essentiel rassemblées dans l’Année chrétienne dont la publication en 13 volumes est achevée en 1701 (posthume, le travail est évidement en partie collaboratif). Cette prolixité est d’autant plus justifiée que le contexte politique de la Révocation de l’édit de Nantes crée un marché spécifique de livres pour les nouveaux convertis, fortement alphabétisés et priés d’assimiler rapidement les canons catholiques. Mais ces livres plaisent à toutes sortes de laïcs. En annexe, Éric Suire livre un précieux catalogue des publications de Le Tourneux en indiquant les rééditions, tout au moins une bonne partie car en ce domaine la piraterie a été intense : l’Année chrétienne constitue un véritable best seller au 18siècle. La censure pontificale du texte, donnée en 1695 pour cause de traduction du canon de la messe entr’autres, survient totalement à contre-temps mais à tout prendre, constitue plutôt une bonne publicité.

Ce rapport aux censures est du reste extrêmement fluctuant. Si celle de Rome l’atteint assez peu, Le Tourneux éprouve cependant de réels tracas avec les pouvoirs, cette fois pour sa proximité avec Port-Royal, à la fois intellectuelle et morale (c’est un augustinien), mais également « clientélaire » (dès sa jeunesse par la fréquentation des Thomas du Fossé) et amicale. Il assure le rôle de directeur de conscience de dévots gravitant autour de l’abbaye, et devient même officiellement confesseur des religieuses de Port-Royal-des-Champs en 1681-1682, dans un contexte d’hostilité foncière, mais parfois tempérée, de l’archevêché envers le mouvement janséniste. Sa proximité avec le monde du livre clandestin (autour d’Antoine Arnauld notamment) entre Paris, les Pays-Bas espagnols et les Provinces Unies, connue en haut-lieu, lui vaut enfin d’être inquiété, ce qui l’incite sans doute à se retirer de lui-même dans son prieuré picard de Villers-sur-Fère à partir de 1683. Cette mise à distance – relative – de l’univers parisien, plutôt qu’un exil, ne fait pour autant pas de lui un ermite : il recrute de jeunes clercs pour vivre avec lui et l’assister dans ses travaux et intègre même l’Académie locale (Soissons) en 1684. Les hagiographies rétrospectives ne sont sur ce point comme sur bien d’autres, pas très fiables. Si cette leçon était attendue, reconstituer le parcours de Le Tourneux constitue un tour de force qui aide à le sortir d’une lecture uniquement centrée autour de ses liens au jansénisme.