Revue française d’histoire du livre

Comptes rendus

CR

Fabienne Henryot, De l’oratoire privé à la bibliothèque publique. L’autre histoire des livres d’heures

Turnhout, Brepols, 2022, 482 pages, 18 x 25 cm. [85 €] – ISBN : 978-2-503-59377-7

Anne-Claire VOLONGO

Université Paris Nanterre

Aux yeux de nos contemporains, tout ce qui compose notre environnement peut désormais acquérir une dimension patrimoniale : les paysages, les langues, la gastronomie. Ainsi la notion de patrimoine écrit, quoique âgée d’à peine trente ans, est communément admise dans le monde des bibliothèques, des musées et des archives, qui s’accordent pour voir dans certains ouvrages ou collections de documents, un patrimoine, c’est-à-dire « ce qui fonde l’identité culturelle d’un lieu, d’un site ou d’une communauté, à partir des traces du passé ». Fabienne Henryot est familière de cette question, comme en témoigne l’ouvrage qu’elle a coordonné en 2019 : La Fabrique du patrimoine écrit, où elle recueille les expériences de plusieurs professionnels du livre. Dans la présente étude consacrée à l’histoire des livres d’heures, version remaniée de son travail présenté en 2019 dans le cadre d’une habilitation à diriger des recherches, Fabienne Henryot livre ses propres travaux sur la question de la patrimonialisation, c’est-à-dire du processus par lequel une catégorie d’ouvrages acquiert une valeur patrimoniale, venant s’ajouter à sa valeur d’usage, voire s’y substituant tout à fait. L’étude de ce phénomène implique la superposition de deux histoires : celle du livre d’heures, de sa production et de son usage depuis son apparition en France au xive siècle, qui fait l’objet du premier chapitre, et celle des conditions qui favorisèrent la requalification de ces ouvrages de piété domestique en objets patrimoniaux, dignes des vitrines des collectionneurs, des études savantes et des expositions culturelles. Cette histoire parallèle occupe la deuxième partie de l’étude. Enfin une troisième partie recense et analyse les médiations proposées aujourd’hui par la bibliothèques et les musées pour mettre en valeur les livres d’heures auprès du public le plus large.

Le choix du livre d’heures comme objet d’étude garantit un corpus abondant sur une période étendue (1350-1950). En témoigne la longue section bibliographique, regroupant sur plus de quatre-vingts pages les sources utilisées. Parmi les nombreux apports de cette volumineuse étude à l’histoire du livre, des pratiques et des politiques culturelles, trois points méritent d’être soulignés. Le premier concerne la double approche historique voulue par l’auteure, qui s’appuie sur l’hypothèse suivante : l’histoire du livre d’heures, en tant qu’objet soumis à des évolutions, est indissociable de l’histoire de sa patrimonialisation, c’est-à-dire de sa réception par un public, dont le regard évolue également. Depuis son apparition en France au xive siècle jusqu’au milieu du xviie siècle, le livre d’heures manuscrit, puis imprimé, est exclusivement le support d’une prière personnelle, proposant aux laïcs de scander leur journée par la récitation des offices adaptés de la liturgie monastique. C’est au milieu du Grand Siècle que le regard change et qu’on voit apparaître des livres d’heures médiévaux, recensés parmi les livres remarquables de grandes bibliothèques. Il faut attendre le xviiie siècle pour que s’affirme le goût des collectionneurs en faveur du livre d’heure médiéval, désormais à l’honneur dans les ventes publiques. Ce phénomène se prolonge jusqu’au milieu du xixe siècle, lorsque les collectionneurs sont relayés par des bibliophiles savants et érudits : les chartistes posent les bases d’une science bibliographique du livre d’heures, tandis que les historiens de l’art y relèvent les premières manifestations des primitifs en peinture. Enfin le xxe siècle consacre l’entrée ou la redécouverte des livres d’heures médiévaux dans les collections publiques, l’État leur accordant une protection réglementaire, à travers le classement « Monument historique » puis « Trésor national ». Parallèlement à cette patrimonialisation du livre d’heures médiéval, on constate que l’usage premier de l’objet, celui d’une dévotion personnelle, demeure intact. Toutefois sa forme évolue au xixe siècle, influencée par l’engouement des collectionneurs pour le livre d’heures médiéval : les recueils imprimés à cette époque manifestent à leur tour la nostalgie du gothique, dans les éléments de décor et les illustrations que les éditeurs empruntent à l’iconographie des premiers livres d’heures enluminés. Cet exemple suffit à montrer la pertinence de la double approche de l’histoire du livre d’heures, superposant les temps courts de la production et de la consommation avec le temps long de la requalification patrimoniale.

Le progressif effacement de la fonction première du livre d’heures au profit de son nouveau statut patrimonial n’est pas sans conséquence. L’auteure montre en effet que la patrimonialisation entraîne une schématisation de l’objet, devenu une catégorie culturelle répondant à des caractéristiques figées. Le goût marqué des bibliophiles pour les productions du Moyen Âge, puis l’utilisation des livre d’heures pour illustrer les manuels scolaires au xxe siècle – songeons aux Très Riches Heures du Duc de Berry – ont réduit le concept de livres d’heures à trois caractéristiques : médiéval, manuscrit, enluminé, évacuant toute une production imprimée, de la Renaissance à l’époque contemporaine. De même, on constate que le contenu dévotionnel des « heures » est absent de tous les commentaires proposés en regard d’une exposition ou d’une présentation numérique. S’appuyant principalement sur l’iconographie, la valeur patrimoniale de livre d’heures s’est construite en dehors de toute référence à sa fonction religieuse originelle, ainsi que le résume l’auteure : « l’intensité de la circulation de modèles est proportionnelle à la perte de références ». Les images numérisées de livres d’heures circulant sur internet, par exemple, sont désormais appréciées pour leur qualités graphiques, même si la majeure partie des utilisateurs ne sauraient identifier les scènes bibliques représentées. Elles sont devenues des images circulantes parmi d’autres, à l’âge de l’image omniprésente. On peut se réjouir de la fascination persistante exercée par l’iconographie des livres d’heures, comme on peut s’interroger sur l’appauvrissement de la présentation qui en est faite au public : lorsqu’elles exposent un livre d’heures, les institutions culturelles mettent en valeur les qualités esthétiques de l’objet en passant le plus souvent sous silence la fonction première de ces recueils, supports de la piété intime, témoins de tout un pan de l’histoire des mentalités façonnées par le christianisme.

Au terme de son analyse, l’auteure s’interroge sur une méthode d’évaluation du patrimoine écrit, qui se baserait sur les différents phénomènes identifiés dans le cas des livres d’heures : collections, recherche scientifique, protection réglementaire, entrée dans les institutions publiques, médiations auprès du public. Appliqués à n’importe quelle catégorie de documents, ces critères constitueraient autant d’indices d’un processus de patrimonialisation. Rappelons toutefois que le livre d’heures, qui a servi à élaborer ce modèle, a traversé six siècles : c’est ce temps long qui a permis la succession des étapes décrites par l’auteure. Le temps est lui-même un critère qui donne sa légitimité au phénomène de patrimonialisation. Aujourd’hui, la pente de nos contemporains à accorder une valeur patrimoniale à des catégories d’objets parfois très récentes constitue un défi pour les professionnels des bibliothèques et des musées : préserver dans leurs collections ce qui relève de la transmission, de la longue durée et de l’histoire, et savoir accueillir un « patrimoine » plus identitaire, marqué par l’immédiateté et l’effet de mode qui font le bonheur des politiques de communication. Face à ce « patrimoine au risque de l’instant » (Maryvonne de Saint-Pulgent), l’étude de Fabienne Henryot propose des critères de discernement bienvenus pour construire et valoriser les collections dans le temps.