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Christine Bénévent, Miroirs d’encre (Apartés, 3)

Paris, éditions de l’EHESS, 2022 : 259 pages, 12 x 20 cm. [14,90 €] – ISBN : 978-2-7132-2889-6

Rémi JIMENES

Centre d’études supérieures de la Renaissance, Tours

C’est un essai aussi stimulant qu’original que vient de publier Christine Bénévent, titulaire de la chaire d’histoire du livre de l’École nationale des chartes dans la toute jeune collection « Apartés » de l’EHESS. Il trouve son origine dans la nécessité de se plier à une formalité académique : l’arrêté du 23 novembre 1983 impose en effet au candidat qui souhaite obtenir l’habilitation à diriger des recherches la rédaction d’un « manuscrit comprenant une synthèse de ses activités et ses projets scientifiques faisant apparaître son expérience dans l’animation de la recherche ». Celui que Christine Bénévent publie, sous une forme considérablement remaniée et augmentée, sous le beau titre Miroirs d’encre (emprunté à Michel Beaujour) n’a pourtant rien de la « littérature grise » académique, ni du texte de circonstance. C’est un véritable essai sur les liens entre le livre et la littérature, examinés à travers le regard singulier d’une historienne qui est aussi, et avant tout, une lectrice.

C’est d’abord de ce parcours de lectrice que rend compte ce beau livre. Évoquant dès l’ouverture le « bovarysme originel », l’autrice s’y dévoile en enfant, lectrice assidue d’Alice et de Fantômette, et en adolescente mal dans sa peau à qui « les dialogues avec les morts ont semblé plus faciles qu’avec les vivants » (p. 212). C’est une jeune adulte qui découvre, en classe préparatoire, puis à l’École normale supérieure, une autre façon de lire : la critique, la narratologie, l’approche théorique de Roland Barthes et, surtout, celle de Gérard Genette (qui occupe dans ces pages une place privilégiée). Une thèse portant sur l’étude de la correspondance d’Érasme, suivie d’un recrutement comme maîtresse de conférence au Centre d’études supérieures de la Renaissance la conduisent vers une nouvelle approche (plus historique) des textes (eux-mêmes moins littéraires). Elle s’accompagne de lectures d’un nouveau genre : les bibliographes anglo-saxons, Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Roger Laufer, Wallace Kirsop ou Jeanne Veyrin-Forrer, qui nourrissent une recherche qui appartient désormais autant à l’histoire qu’à la littérature… Mais, plus que par la mobilisation de références savantes, c’est par sa capacité à faire feu de tout bois et fruit de toute lecture que Christine Bénévent impressionne : dans ses Miroirs d’encre, Jean-François Gilmont, Don McKenzie, Louise-Noëlle Malclès ou Stephen Greenblatt côtoient David Lodge, Laurent Binet et même… Barbara Cartland ! Ces lectures variées, nombreuses, fécondes, ne se contentent pas de nourrir les réflexions de l’autrice ; elles alimentent directement son texte, qui repose bien souvent sur un entrelacement étroit de citations et de considérations personnelles. On chercherait en vain dans cet épais volume une seule page dépourvue de guillemets, et pourtant cet usage intensif de la citation n’est jamais ni lourd, ni pompeux.

S’ils s’inscrivent dans une démarche pleinement réflexive, ces Miroirs d’encre ne revêtent pas la forme classiquement autobiographique d’une « égo-histoire », comme ont pu en publier de nombreux historiens à l’issue de leur habilitation à diriger des recherches. Il ne se présente pas non plus comme un livre à « thèse » qu’accompagneraient de pesantes démonstrations. C’est bien plutôt un « essai », un livre de bonne foi, sincère et plaisant, par lequel Christine Bénévent incite le lecteur à la suivre à sauts et à gambades dans ses réflexions sur des thèmes aussi variés que le statut de l’auteur, le sens du texte, l’histoire de sa mise en livre, de sa transmission et de sa réception, la place de l’histoire du livre dans l’université française ou celle de la méthodologie historique dans les études littéraires… Dans un premier chapitre (« L’empire du texte »), elle revient d’abord sur sa découverte de la théorie et de la critique littéraire, expérience qui fonde son rapport au texte. Elle passe ensuite « Du texte au livre » (chap. 2) pour évoquer sa découverte de l’histoire du livre, puis revient « Du livre au texte » (chap. 3) pour aborder les liens entre la bibliographie matérielle et la « textologie », telle que l’ont définie les bibliographes anglophones. Elle s’interroge ensuite sur le rôle et le statut des bibliothèques et des catalogues (chap. 4, « Des bibliothèques et des livres »), avant d’achever son parcours sur un ultime chapitre qui, en questionnant de façon plus globale la nature et le statut du livre, ouvre le propos plus qu’il ne le conclut (chap. 5, « Penser livre »). Chemin faisant, l’autrice fait preuve d’une impressionnante culture et d’une remarquable capacité à faire des liens entre ses nombreuses lectures. Elle démontre sa fine connaissance de l’histoire du livre et des bibliothèques bien au-delà de la Renaissance (sa période de prédilection), ouvrant au passage des pistes pour les recherches à venir (on retiendra, par exemple, la proposition d’un travail à mener sur « les incunables de la révolution industrielle », p. 90).

Si Christine Bénévent assume d’être passée de la théorie de la littérature à l’histoire du livre, ce n’est pas pour affirmer le primat de la seconde au détriment de la première, mais pour réfléchir au lien et à la complémentarité de ces deux approches, et inviter son propre lecteur à dépasser les clivages. Elle établit ainsi un parallèle éclairant (p. 92-100) entre certains théoriciens de la bibliographie matérielle (qui évacuent les problèmes liés à la signification du texte) et les disciples de Roland Barthes (qui, dans la perspective strictement langagière de la « théorie du texte », s’attachent pour leur part à « évacuer le livre »). Cet essai stimulant apparaît ainsi comme une entreprise de réconciliation, un plaidoyer en faveur d’une approche conjointe, à la fois littéraire et historique, des textes et des livres qui les incarnent. C’est sans doute là le sens profond de la démarche scientifique de Chr. Bénévent qui, jeune doctorante, déjà, assumait d’étudier minutieusement le réseau des correspondants et des éditeurs d’Érasme, tout en publiant, dans le même temps, des éditions critiques de Philippe Jaccottet.

Au-delà de ce qu’il nous enseigne sur le livre et la littérature, l’ouvrage de Christine Bénévent touche enfin parce qu’il accepte de montrer, sans fausse pudeur, les doutes et les hésitations d’une chercheuse qui, loin de considérer sa position comme allant de soi, interroge constamment l’éthique de sa démarche et de ses activités. Rappelant que quatre personnes sur dix lisent moins d’un livre par an et que la France compte plus 2,5 millions d’illettrés, Chr. Bénévent sait avoir été « prédéterminée socialement à cultiver les livres ». Lectrice de Sartre, elle n’ignore pas que la lecture, « cet art de faire qui s’hérite plus qu’il ne s’apprend », est autant un instrument de reproduction des inégalités sociales qu’un outil d’émancipation. Elle se demande donc avec Bourdieu si elle n’a pas lu « comme on lit quand on a un marché sur lequel placer des discours concernant les lectures » et questionne son propre rapport aux institutions : « l’espoir de ne m’être jamais compromise pour obtenir un poste a toujours été atténué par le doute d’avoir à ce point intériorisé les contraintes institutionnelles que je m’y pliais sans les voir. » (p. 15) Elle nous révèle ainsi avoir hésité, au moment de choisir un sujet de thèse, à mettre à profit son expérience de bénévole au sein de l’association humanitaire ATD-Quart Monde pour étudier en doctorat la question de l’illettrisme. C’est finalement vers l’histoire de l’humanisme et du livre qu’elle s’est orientée, mais l’interrogation subsiste de savoir ce qui serait advenu si elle avait choisi cette autre voie : « Peut-être aurais-je tendu aux livres un miroir moins complaisant » (p. 16).

Qu’elle se rassure : ces « miroirs d’encre » n’ont rien de complaisant. Ils présentent en toute franchise le fruit de plus de vingt années d’une réflexion profonde sur les liens entre l’expérience de la lectrice et les connaissances de l’historienne, sur la relation qui unit l’amour des textes à la science des livres. À ce titre, ils ne pourront qu’intéresser bibliophiles et historiens du livre.