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Jean Lorrain, Lettres à Jérôme Doucet, édition établie et annotée par Evanghélia Stead et Eric Walbecq

Tusson, Du Lérot éditeur, 2022 : 191 pages, 32 pages hors texte couleurs, 16 x 24 cm. [28 €] – ISBN : 978-2-35548-163-5

Jean-Auguste POULON

lycée Victor-Louis, Talence

En publiant ces lettres inédites de Jean Lorrain adressées à Jérôme Doucet accompagnées d’une iconographie riche et originale, Evanghélia Stead et Eric Walbecq ont offert à l’auteur de Monsieur de Phocas une nouvelle jeunesse. Comme le montre Evanghélia Stead dans son éclairante préface, le dandy décadent, pourfendeur caustique des vices du grand monde en une de L’Écho de Paris, s’efface, dans un texte publié le 15 décembre 1893, devant la figure mélancolique de l’écrivain rêvant de « pouvoir redescendre le passé, de pouvoir redevenir enfant et […] de se reprendre au charme des vieux livres d’images, des vieux livres d’étrennes illustrés de jadis, et de pouvoir croire encore aux contes ». Cette image naïve de l’enfant blotti au coin du feu permet de mieux saisir le désir de l’écrivain rongé par la maladie de voir ses Princesses d’Ivoire et d’Ivresse, rassemblant sept contes, publiées sous la forme d’un livre d’images luxueusement illustré. Ce projet constitue l’essentiel des lettres que Jean Lorrain adresse à Jérôme Doucet entre le 7 octobre 1897 et le 30 mai 1906.

Si Jérôme Doucet est un interlocuteur privilégié de Jean Lorrain, c’est d’abord en raison de leur amitié et aussi parce que, aux yeux de Jean Lorrain, Doucet a la confiance de l’éditeur René Baschet, successeur de son père Ludovic Baschet à la tête de la luxueuse Revue illustrée qui paraît depuis 1889 et où Lorrain aime publier ses contes. La reproduction de grande qualité, au cœur de l’édition de la correspondance, de certains textes illustrés de Jean Lorrain, ou de Jérôme Doucet lui-même, nous permet de saisir le bouleversement technique opéré par la Revue illustrée ainsi que les caractéristiques de cette écriture-artiste où l’agencement du texte et de l’image réalise cet antique rêve horatien de l’ut pictura poesis. Les étonnantes pages-feuillages d’Henri-Patrice Dillon accompagnent ainsi, en un délicat filigrane, le conte de Noël « Neighilde » publié dans la Revue illustrée du 1er décembre 1899. De même les illustrations d’André Cahard pour « La Princesse sous verre » (Revue illustrée, 1er décembre 1895) – conte pour lequel Lorrain semblait avoir une affection particulière – ou bien celles d’Henry Bellery-Desfontaines accompagnant la « Légende d’Amadis et de la fée Oriane » (Revue illustrée, 1er juillet 1896) nous renvoient à cette époque bénie où les revues et les journaux rivalisaient d’ingéniosité et de talent pour mettre leurs pages au service de l’Art. Une place particulière doit être accordée au peintre et aquarelliste italien, Manuel Orazi, qui illustra quelques contes de Jean Lorrain, comme « La Princesse Neigefleur » ou « La Princesse au Sabbat » et dont Lorrain admirait le travail. C’était d’ailleurs lui qu’il avait choisi pour illustrer son livre d’images. Le rêve nostalgique de Jean Lorrain nous apparaît tout entier dans ces Lettres à Jérôme Doucet : le « héros de faubourg » qu’il était, « extraordinaire journaliste du high life » et « mystérieux et délicat poète de contes bleus », comme l’écrit Michel Georges-Michel, en 1906, dans ses « Souvenirs sur Jean Lorrain », a recherché la beauté, jusque dans les pages d’une revue. Lui qui avait en « horreur la redingote, la banalité, la laideur » (Jérôme Doucet), crut trouver dans le doux rêve d’un beau livre de luxe, rêve qu’il caresse sans relâche dans ses lettres adressées à Doucet, un apaisement à l’horreur du monde et à la douleur de la maladie. Celui dont Jules Renard disait qu’il lui poussait à « chaque instant, en divers endroits du corps, des tumeurs étranges » se qualifie lui-même de « loque humaine exsangue et veule », traînant sa carcasse de villes d’eaux en plages afin de tenir éloignées ces congestions qui le poussèrent à quitter Paris, l’« horrible Paris », « vénéneux, lâche, ingrat, meurtrier », pour gagner Nice. La maladie et l’édition de ses textes en livres illustrés occupent la majeure partie de cette correspondance amicale, comme si le conteur-poète, pressentant la mort proche, tentait d’inscrire, avant de disparaître, son nom en lettres d’or dans son legs à la littérature.

Si toutes les lettres ne sont pas d’une importance égale pour la connaissance de Jean Lorrain, elles dessinent toutefois, par petites touches impressionnistes et quotidiennes, le portrait d’un « poëte fantasque et conteur merveilleux » (Doucet). Elles rendent aussi un hommage indirect, mais appuyé, à Jérôme Doucet que l’histoire littéraire a oublié. Celui qui fut d’abord secrétaire de rédaction de la Revue illustrée du 1er juillet 1897 au 15 décembre 1901 et ensuite rédacteur en chef de cette revue du 5 avril au 20 juin 1906, a joué un rôle essentiel dans ce petit monde littéraire. Le portrait qu’en fait Adolphe Brisson dans La Revue des Livres, cité par Evanghélia Stead dans sa préface, n’est pas sans rappeler la figure d’un Alfred Vallette au Mercure de France : « C’est un écrivain doublé d’un “metteur en pages” raffiné. Il ressemble à ces peintres flamands qui broyaient leurs couleurs, clouaient leurs toiles et ne s’en remettaient à personne des détails matériels de leur métier. » Lorrain et Doucet semblent partager non seulement des valeurs artistiques communes mais aussi une connaissance assurée du champ économique de l’époque.

Jérôme Doucet fut aussi un ami fidèle, ce que montre parfaitement cette correspondance en présentant en annexes les textes de Doucet consacrés à son ami ainsi que les textes de Jean Lorrain mettant en scène Doucet sous les traits du brave Langlois. Cette amitié dépasse le cadre de la littérature ; les derniers documents de cette correspondance le montrent bien. On y voit Jérôme Doucet s’impliquer de manière désintéressée dans « l’Édition du monument ». Le 16 avril 1907, Doucet écrit à Paul Adam, président du comité du monument à Jean Lorrain, pour lui proposer son aide : « On pourrait faire un bouquin soit avec Narkiss – soit avec Bougrelon un livre à 2 ou 300 exemplaires et à 50 ou 100 francs. Je me chargerais volontiers gracieusement de toute la cuisine – le boni irait à votre caisse. » Il ira même, pour sauvegarder la mémoire de son ami, jusqu’à rédiger le bulletin de souscription à l’édition de Narkiss ainsi que la préface de ce « précieux ouvrage ».

Notons pour finir que la qualité de l’ouvrage imprimé par les Éditions du Lérot ainsi que le soin apporté à cette édition de la correspondance de Jean Lorrain ne peuvent que faire honneur à celui qui souhaitait ardemment que ses textes soient publiés dans de magnifiques écrins.