Elly Coeckx-Indestege et Pierre Delsaerdt, Le Goût de la bibliophilie nationale. La collection de livres rares et précieux des ducs d’Arenberg à Bruxelles, XIXe-XXe siècles (Bibliologia, 61)
Turnhout, Brepols, 2022, 2 volumes : 880 pages (pagination continue), 22 x 28 cm. [145 €] – ISBN : 978-2-503-57942-9
Elly Coeckx-Indestege et Pierre Delsaerdt reconstituent, dans ces deux élégants volumes à la présentation matérielle quasiment impeccable1, l’histoire et le contenu de la « Collection spéciale » (ainsi ses propriétaires successifs l’avaient-ils baptisée) rassemblée par des aristocrates belges, les ducs d’Arenberg Prosper-Louis (1785-1861) et surtout Engelbert-Auguste (1824-1875). Le fils de ce dernier, Engelbert-Marie (1872-1949), quoiqu’il eût acquis en bloc la bibliothèque forte de sept mille volumes du château de Nordkirchen en Rhénanie, était moins porté sur la bibliophilie. Cette collection se concentrait autour de l’histoire des Pays-Bas et de la littérature flamande. Majoritairement composée d’incunables ou d’imprimés, souvent uniques, datant du xvie siècle, elle sera cachée en Allemagne à la veille de la Première Guerre mondiale et ne reparaîtra dans les années 1950 que pour être progressivement dispersée.
Dans le premier tome, les auteurs commencent par poser les jalons permettant de mieux comprendre la naissance et le développement de la collection. Est ainsi retracée l’origine du phénomène bibliophilique dans les anciens Pays-Bas et en Belgique : il prit son essor dans la seconde moitié du xviiie siècle, favorisé notamment par la vente de bibliothèques appartenant aux jésuites et à des ordres contemplatifs, qui avaient été réprouvés par les autorités autrichiennes. Parmi les collectionneurs les plus éminents de la fin du xviiie et du début du xixe, plusieurs sont aussi bibliothécaires ou professeurs. Puis des sociétés de bibliophiles voient le jour et des institutions publiques montrent un intérêt croissant pour le livre ancien. Dans ce paysage un domaine de spécialité émerge : l’histoire et la littérature des anciens Pays-Bas et de la principauté de Liège. C’est sur cette toile de fond que se détachent les figures des septième (Prosper-Louis) et huitième (Engelbert-Auguste) ducs de la riche et prestigieuse famille d’Arenberg, dont les ancêtres avaient déjà acquis un fonds généraliste comptant plusieurs milliers de volumes. Prosper-Louis confia à l’artiste Charles De Brou le soin de cataloguer et d’enrichir sa collection d’estampes et de livres ; en janvier 1857 furent prélevés les exemplaires les plus anciens pour constituer l’embryon de la « Collection spéciale ». Cette dernière connut un accroissement notable grâce à l’achat, échelonné entre 1862 et 1871, d’ouvrages appartenant à Constant Philippe Serrure, numismate, bibliophile et professeur d’histoire et de littérature à l’université de Gand, dont il sera ensuite le recteur : la correspondance quasi-complète entre De Brou et Serrure, reproduite ici (199 lettres), est un document du plus grand intérêt sur l’acquisition d’une bibliothèque spécialisée auprès de son propriétaire, qui en connaît donc bien la valeur. Elle nous renseigne aussi sur les principes de constitution d’une collection, sur les influences subies par des modèles antérieurs, etc. Une négociation délicate autour d’un ensemble d’ouvrages ajoute encore du sel à la lecture des lettres des années 1867 et 1868. Plutôt que la qualité de la reliure ou l’illustration de la provenance, c’est le contenu des ouvrages qui semble avoir constitué le critère principal d’achat. Elly Coeckx-Indestege et Pierre Delsaerdt restituent, autant que possible, l’identité et la qualité des précédents propriétaires des volumes de la « Collection spéciale ». Puis est évoqué le destin quelque peu mystérieux de cet ensemble, voguant entre Nordkirchen, Anvers et Bois-le-Duc entre 1914 et 1949, date à laquelle il revint en héritage au dixième duc d’Arenberg, Engelbert-Charles (1899-1974). Celui-ci décida de s’en séparer progressivement au profit de libraires d’abord américains, puis européens : certains exemplaires ont pu, grâce à des legs ou à des dons de grands collectionneurs notamment, rejoindre des collections publiques
Le second tome comprend le catalogue raisonné de la bibliothèque, riche de 1418 numéros et établi à partir d’une liste manuscrite datant de la fin du xixe siècle (vers 1875 ?) et probablement due à Ch. De Brou, un « inventaire » longuement analysé dans le premier tome. Les auteurs n’ont pu identifier dans des collections publiques ou privées que la moitié environ des exemplaires issus de la « Collection spéciale », ce qui laisse encore du grain à moudre à leurs épigones !
C’est à un véritable travail de bénédictins que se sont livrés les auteurs : le lecteur ne peut qu’imaginer, avec quelque vertige, la masse de travail énorme qu’ont nécessitée l’identification des propriétaires successifs des exemplaires de la « Collection spéciale », leur localisation actuelle, leur collation… Cette remarquable somme apporte un précieux éclairage à l’histoire du livre et de la collection dans la Belgique du xixe siècle.
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1 Débarrassons-nous ici de quelques remarques formelles : il convient de lire « à la suite de » au lieu de « suite à » (t. 1, p. 51) ; il manque une s à « Collection » (p. 71) tout comme à « description » (p. 113, n. 65). L’usage des sic dans la transcription de la correspondance entre Serrure et De Brou appelle quelques observations : les formes « négotiations » (p. 138) et « embarasse » (p. 147) n’auraient-elles pas dû être suivies d’un sic (et aussi « trouvé » au lieu de « trouvée » à la p. 160, « quoiqu’il en soit » à la p. 173, « quelqu’il soit » à la p. 178, « J’éspère » à la p. 181, « j’aurais du » à la p. 186, « suffissamment » à la p. 190, « quoique j’ai mis » à la p. 214, « placcard » aux p. 219 puis 237 et 258, Institiones à la p. 244, etc.) ? Inversement l’emploi au féminin du mot « couple » de la p. 145 était correct pour désigner deux caisses envoyées par Serrure à De Brou et ne devait donc pas être stigmatisé par la mention sic, pas plus que la locution « par suite » au sens de « par voie de conséquence » (p. 157) ou l’emploi de « peu de chose » au singulier (p. 165).