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Anne Boyer, Les d’Houry. Une dynastie de libraires imprimeurs parisiens (1649-1790) (Histoire et civilisation du livre, 40)

Genève, Droz, 2021, 534 pages, ill., 15 x 22 cm [88 CHF] – ISBN : 978-2-600-05747-9

Fabienne HENRYOT

Enssib

Alors que l’histoire du livre ne s’est jamais aussi bien portée, infusant désormais dans toute l’historiographie – histoire politique, histoire culturelle, histoire sociale notamment – il est heureux que des travaux minutieux et savants continuent d’ausculter les destinées des « gens du livre », qui avaient été au cœur de l’attention des premiers historiens de l’imprimé depuis Henri-Jean Martin. Du reste, l’auteure de cette monographie, Anne Boyer, revendique cette filiation directe avec le fondateur de l’école française d’histoire du livre, qu’elle a personnellement connu.

C’est donc à une histoire très traditionnelle de la librairie parisienne que s’est consacrée l’auteure, en privilégiant la piste socio-culturelle, et en conséquence, un considérable travail d’archives : inventaires après-décès, contrats de mariage, inépuisables registres de la librairie parisienne. Les livres eux-mêmes, examinés soigneusement, ont permis de compléter cette première approche par l’archive. De l’aveu même de l’auteure, la thèse a été réalisée « à l’ancienne », avant la mise en ligne des catalogues des bibliothèques, et son mérite est d’autant plus grand d’avoir réussi à reconstituer dans le détail le parcours des d’Houry, dynastie d’imprimeurs ; encore qu’une actualisation au moment de la publication à l’aide de ces outils majeurs que constituent les catalogues en ligne, eût peut-être permis d’affiner le corpus des documents publiés sous l’adresse des d’Houry. Explorant un siècle et demi de librairie parisienne, l’auteure se demande comment la dynastie a réussi à perdurer si longtemps malgré les changements réglementaires qui ont affecté, de manière cyclique et généralement peu avantageuse, la corporation des imprimeurs et libraires de Paris. Jean, puis Laurent, puis Charles-Maurice, puis Laurent-Charles d’Houry et enfin Anne-Charlotte d’Houry et son mari François-Jean-Noël Debure – nom célèbre s’il en est dans la librairie parisienne – sont en effet parvenus à s’imposer dans le milieu de la librairie alors que rien ne les prédisposait à cet artisanat.

Jean d’Houry est l’humble fils de viticulteurs picards, devenu orphelin, probablement illettré et confié aux bons soins d’un sien cousin, Laurent Fouquoire, compagnon-imprimeur à Paris. À partir de cette situation initiale, c’est tout un roman balzacien qui s’écrit jusqu’à la faillite de 1790. « Libraires de détail ou revendeurs » (p. 107) aux deux premières générations, les d’Houry deviennent « libraires de fonds » et enfin imprimeurs-libraires. La réussite de la famille d’Houry, avant ses déboires des dernières années de l’Ancien Régime, peut être rapportée à quatre raisons.

En premier lieu, la capacité à faire jouer les sociabilités familiales et professionnelles. Jean d’Houry est apparenté à des libraires parisiens et c’est le bon cousin, Laurent Fouquoire, qui le fait recruter comme apprenti chez Fleury Bourriquant. Le mariage avec Madeleine Beauplet, fille d’un modeste imprimeur-libraire et voisine de Jean, facilite l’installation dans la corporation. Leurs sept enfants ont pour parrains et marraines des gens du livre ou de la boutique. Laurent d’Houry obtient par son épouse, Élisabeth Dubois femme de chambre de l’épouse du chancelier Le Tellier, un privilège pour l’Almanach royal, publication périodique à succès. Élisabeth d’Houry, fille de Laurent, épouse André Le Breton ; ils auront pour fils André-François Le Breton, éditeur de l’Encyclopédie. Dans ces solidarités, les femmes jouent un rôle essentiel, peut-être insuffisamment souligné dans cette étude. Elles sont partie prenante de l’atelier, apportent leur dot, négocient avec la corporation, garantissent la continuité de l’activité au décès de leur époux. Elles sont le moteur de l’ascension sociale des d’Houry à chaque génération, jusqu’à l’alliance matrimoniale avec les Debure en 1748 – même si le mariage, cette fois, s’est révélé désastreux. Les inventaires après décès montrent l’enrichissement patient de la famille au fil des décennies. Anne Boyer reconstitue dans le détail les conditions matérielles de la vie des différentes générations : vêtements, mobilier, organisation de l’espace domestique, objets du quotidien permettent de mesurer la progression financière de la famille. Celle-ci atteint, au début du xviiie siècle, un certain niveau d’aisance tout à fait représentatif de la petite bourgeoisie parisienne du négoce et de l’artisanat, qui se confirme au cours du xviiie siècle, mais sans ostentation. En suivant les indicateurs mis en place par Anne Boyer (dettes passives et actives, évaluation des biens meubles et immeubles, situation fiscale), on peut considérer que c’est Laurent-Charles qui atteint le faîte de la réussite de la famille, grâce à différents apports successoraux depuis le décès de son père Charles-Maurice.

Ensuite, le succès des d’Houry repose sur leur capacité à jouer un rôle d’intermédiaire culturel. Jean et Laurent d’Houry comprennent rapidement l’intérêt à exploiter la forte demande en chimie, alchimie et sciences dans le Paris du second xviie siècle. Ils font porter leur attention sur les innovations qui se jouent alors dans les grandes institutions scientifiques de la capitale : botanique et pharmacie au Jardin du Roi ; médecine et obstétrique à l’Académie de chirurgie ; conférences de l’Académie des sciences, du Collège royal. Jean suit en cela l’exemple de ses mentors, Fleury Bourriquant et son beau-père Beauplet, eux-mêmes imprimeurs de traités d’alchimie et de sciences. Lui et ses descendants exploitent la naissance de la « République des sciences », pendant de la République des lettres, avec des besoins équivalents en livres et en espaces de débat. Ils bénéficient aussi d’un contexte favorable, tant il est peu concurrentiel dans ce domaine. La dissémination des productions des d’Houry dans les bibliothèques des médecins du xviiie siècle confirme le bien-fondé de ce choix. Charles-Maurice élargit l’offre aux Belles-Lettres tout en maintenant la spécialisation scientifique et médicale de son enseigne. À côté de cette production, les travaux de ville engendrent des bénéfices non-négligeables, permettant de consolider le chiffre d’affaires.

Une troisième explication du succès des d’Houry tient dans leur capacité à exploiter le système des privilèges. Le monopole accordé en 1678 – mais exploité seulement à partir de 1699 – pour l’Almanach royal donne le coup d’envoi de la réussite de la librairie. L’enjeu – la rentabilité – est rendu visible par le conflit qui oppose Laurent-Charles à sa mère, les deux prétendant pouvoir publier cet almanach. Les soutiens politiques comptent également. Charles-Maurice devient en 1735 imprimeur du duc d’Orléans et a aussi le monopole des publications de l’ordre de Malte. Au total, la famille cumule 113 privilèges et 17 permissions pour 293 titres. Le rachat de fonds de libraires en faillite permet d’élargir cette mainmise sur le marché.

Enfin, les d’Houry se perfectionnent rapidement dans les procédés promotionnels comme les catalogues de vente, qu’ils diffusent dès le milieu des années 1680, et se montrent au xviiie siècle en capacité de gérer les risques, en choisissant par exemple de s’associer pour les productions de prestige. C’est le cas du Dictionnaire de Trévoux ou du Grand vocabulaire françois, imprimé et vendu en association avec Panckoucke. Si le capital initial est important, ces entreprises éditoriales s’avèrent d’un bon rapport et surtout, un moyen de rendre visible son rang parmi les grands imprimeurs libraires de Paris.

Cette réussite se solde pourtant par une faillite en 1790. Les d’Houry font les frais de la gestion désastreuse de François-Jean-Noël Debure, qui s’improvise imprudemment prêteur pour des commerçants du quartier et réalise des investissements hasardeux. Sur le plan éditorial, le repli vers les imprimés de circonstance est un choix discutable. Il faut dire aussi que la situation des imprimeurs-libraires est devenue compliquée depuis les règlements de 1777 qui ne protègent plus aussi bien la production et fragilise les monopoles. Les grandes dynasties d’imprimeurs-libraires s’avèrent finalement très dépendantes du système de protection et du fonctionnement de la corporation.

C’est donc une étude rigoureuse et exhaustive que propose Anne Boyer. Ces monographies, encore trop rares, couplées aux dictionnaires des gens du livre comme ceux de Roméo Arbour ou de Frédéric Barbier, permettront de mieux comprendre le fonctionnement au quotidien du métier de libraire ou d’imprimeur et les éléments décisifs de réussite dans cette profession. On doit cependant déplorer des maladresses formelles qui gênent la lecture. Des coquilles subsistent, les nombreux tableaux ne sont pas numérotés, le plan, ni chronologique, ni thématique, ne permet pas de faire ressortir la dynamique à l’œuvre dans la famille d’Houry, d’autant que les conclusions de chapitre sont peu analytiques, alors qu’elles font suite à des développements calqués sur les sources (l’abus de listes à puces le montre assez), et qu’on est en droit d’attendre, suite à ces listes, une proposition d’interprétation. L’intéressante préface de Daniel Roche, qui met intelligemment en perspective cette histoire économique et sociale, contient beaucoup d’erreurs syntaxiques. Enfin, si le choix de privilégier l’approche socio-économique est parfaitement justifié, l’auteure aurait pu mieux souligner ce qu’elle apporte à l’histoire des familles et surtout à l’histoire culturelle de l’administration. L’Almanach royal n’est vu ici que comme un objet économique et typographique, alors qu’il s’agit aussi d’un révélateur d’une manière de « gouverner » par l’écrit. Cette publication périodique permet en effet de rappeler, de manière schématique, la légitimité de la famille régnante par sa généalogie ; de tenir à jour la liste des différents bureaux du royaume et d’informer le public sur les nominations administratives, tout en rendant visible un ordre de préséance qui est au cœur de la société d’ordres et des corps constitués. Il appartient enfin à ces écrits de cour, au milieu de textes historiques, religieux et juridiques qui rendent visible la société de cour et son organisation.

C’est probablement l’apport cumulatif de telles monographies qui permettra, à terme, de mieux percevoir la singularité de tous ces objets écrits en circulation, en observant simultanément leur dimension matérielle et typographique et leurs effets sur la société.