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Yves Le Guillou, Topographie d’une bibliothèque. Le portrait par ses livres d’un juriste dans la société parisienne du XVIIe siècle (Histoire et civilisation du livre, 39)

Genève, Droz, 2021, 1144 pages, ill., 16 x 24 cm. [148 CHF] – ISBN : 978-2-600-05739-4

Fabienne HENRYOT

Enssib, Lyon

Cet ouvrage monumental est le résultat de la courageuse étude de la bibliothèque d’un avocat parisien, Julien Brodeau (1583-1653), conservée ensuite par ses descendants avant d’être dispersée en 1698. Brodeau est issu d’une famille de juristes qui, au xvie siècle, ne se sont pas particulièrement distingués mais qui ont su profiter ensuite de la mobilité sociale encore possible avant la vénalité des offices. Yves Le Guillou voit en lui un « praticien humaniste » (p. 135), dont les savoirs sont à la fois techniques et imbus de culture antique. La trajectoire de la famille Brodeau, étudiée ici sur quatre générations, suit un mouvement ascendant grâce à des alliances matrimoniales avantageuses dont personne n’est dupe, puisque les dots des femmes restent peu incorporées au patrimoine conjugal. Brodeau s’est aussi élevé « à la force du poignet », par un travail considérable : il semble avoir plaidé plus que ses confrères, et avec un réel talent, entre 1610 et 1630 et avoir convenablement monnayé ses conseils juridiques. Il a su se mettre au service des particuliers dès lors que le Parlement n’offrait plus de perspectives de carrière et profite aussi de l’appui des Séguier. Il publie les arrêts du parlementaire Georges Louët, qui forment une sorte de jurisprudence extrêmement utile en ce début de xviie siècle (Recueil d’aucuns notables arrests, donnez en la cour de Parlement de Paris, 1re édition en 1612). Brodeau est un avocat en vue dans le Paris du premier xviie siècle. À sa mort, sa fortune s’élève à 600 000 lt ; mais cette réussite reste fragile, comme le montre la situation progressivement dégradée de ses descendants.

Sur ce chapitre de l’itinéraire d’un avocat, appartenant à un groupe social relativement resté dans l’ombre d’un point de vue historiographique à la différence du milieu des magistrats, ce bel ouvrage serait déjà une contribution magistrale par sa rigueur, par la quête de sources éclairant latéralement les efforts déployés par Brodeau pour s’imposer sur la scène juridique parisienne, enfin par le souci de replacer cet avocat au milieu de ses confrères. Cet ouvrage est ainsi un petit bijou d’histoire sociale par l’attention portée à la méthode, croisant des critères fiscaux mais aussi les taxinomies sociales pour évaluer le « poids » des individus dans la société. Si la méthode paraît complexe et peut-être in fine discutable, elle n’en reste pas moins une tentative originale de dégager des critères, voire des repères pour situer un individu dans les coordonnées sociales de son temps sans anachronisme ou sans se contenter de sources uniformes et commodes, mais nécessairement schématiques et déformantes.

Mais l’idée la plus originale de l’auteur est d’observer la bibliothèque comme un moyen de cette réussite, et non pas comme sa manifestation. À ce titre, l’ouvrage est une contribution majeure à l’histoire des ­bibliothèques ; il rénove de fond en comble une historiographie qui paraissait à bout de souffle, en rappelant que l’étude des bibliothèques privées, grande affaire des années 1960 à 1990, peut encore dire beaucoup sur le rapport de la Robe (et des autres milieux sociaux) au livre pour peu que l’on pose les bonnes questions aux documents qui éclairent ces collections privées.

Il faut d’abord saluer la méthodologie rigoureuse de l’auteur. Le cœur de ses sources est un catalogue qui tient à la fois de l’inventaire domestique et de l’inventaire après décès ; il a en effet été rédigé par les héritiers eux-mêmes en 1658, au moment du mariage de Julien II, fils du premier, pour être joint au contrat de mariage. Yves Le Guillou le passe au crible de l’approche quantitative, à l’aide d’outils classificatoires dont il discute la pertinence, les avantages et les limites, donnant au passage une belle leçon d’histoire bibliographique (p. 73-92) qui pourra inspirer d’autres historiens. Il se fonde aussi sur 313 exemplaires retrouvés dans 15 établissements de conservation, mais surtout à la Bibliothèque nationale de France, ce qui permet de repérer et d’exploiter les annotations dont ils sont farcis. Yves Le Guillou montre tout le parti que l’on peut tirer des marginalia en observant leur forme, leur organisation, leur datation, et bien sûr leur contenu et les concordances qu’elles fabriquent avec d’autres ouvrages. Ces pages constituent à n’en pas douter une invitation à signaler et surtout étudier de manière plus systématique ces annotations, tant ces signes énigmatiques jetés au fil du texte constituent un langage prenant forme au cours de la lecture et révèlent le processus d’appropriation des livres. L’auteur utilise enfin les « authorités » convoquées dans le recueil publié par Brodeau pour définir la strate de la bibliothèque qui a fait l’objet d’une lecture active. Or, 90 % des références citées par l’avocat se trouvent bien dans sa bibliothèque. Ces mêmes références permettent de retracer les déplacements de Brodeau dans diverses bibliothèques de Paris et du royaume.

Cette bibliothèque, en 1658, rassemble 6063 volumes pour 5643 titres, estimés 30 000 lt ; Naudé lui-même la cite comme une bibliothèque de référence et les topographies de bibliothèques publiées au xviie siècle (Louis Jacob, Pierre Le Gallois) la signalent parmi les plus remarquables collections parisiennes. À partir du contenu de la bibliothèque, Yves Le Guillou cherche à dégager les opinions politiques et sociales de Brodeau. C’est peut-être sur ce terrain que le lecteur peine à le suivre. Si l’on veut bien croire que l’avocat a réuni intentionnellement ces livres dans le but de s’en servir et non de constituer une bibliothèque d’apparat, il n’est pas pour autant pertinent d’y chercher ses croyances ou ses positions intellectuelles. Pour preuve, dans le domaine théologique, Yves Le Guillou estime qu’on ne peut pas déduire du catalogue les préférences et ­orientations spirituelles de Brodeau. La présence de bibles, de psautiers et d’ouvrages protestants contredirait même le catholicisme sans faille qu’on peut dégager d’autres sources. Affirmer que Brodeau n’a pas l’« esprit partisan » est vraisemblable, mais c’est peut-être aussi un effet de source, qui ne dit pas ce que l’on voudrait savoir des opinions du propriétaire de cette collection de livres. Si la répartition des livres est thématiquement aussi mesurée, c’est peut-être justement parce qu’il a tenté de faire de sa bibliothèque un espace de confrontation et de rassemblement des savoirs de son temps indépendamment de ses propres opinions, ou justement pour forger celles-ci, sans qu’elles aient ensuite laissé de trace dans la composition de la collection.

Quoi qu’il en soit, Brodeau s’avère un amateur de livres extrêmement bien informé, traçant la route de ses lectures avec beaucoup de discernement dans l’offre de son temps : philosophie, droit, littérature, histoire convergent dans le sens d’un gallicanisme réfléchi et d’une inébranlable fidélité à l’Église romaine, d’une grande admiration pour l’Italie et ­l’Antiquité, tandis que l’Espagne et l’Angleterre constituent ses repoussoirs. L’histoire domine largement puisqu’elle représente plus d’un tiers de la collection, suivie du droit (un petit quart) ; lettres, théologie et sciences occupent une place relativement marginale. Un tiers de la bibliothèque résulte d’achats rétrospectifs ; pour le reste Brodeau surveille le marché du livre, mais sans précipitation : la majorité des livres sont acquis dix à vingt ans après leur publication. Des développements intéressants sur la dynamique de réunion de tous ces livres montrent comment la raison collectionneuse incorpore des bribes de la bibliothèque de son oncle Jean Brodeau mort en 1597, des acquisitions (principalement) et des dons de confrères qui montrent la solidité de son réseau relationnel.

Cette opération de réunion d’un capital à la fois social et intellectuel est le fondement de ce que Robert Descimon, préfacier de l’ouvrage, appelle la « construction lignagère par la simple valorisation du savoir intellectuel sédimenté sous forme écrite ou manuscrite, et par les revenus qui en résultaient » (p. XIII). La bibliothèque est un moyen de progresser en savoirs et donc in fine, de gagner sa vie de mieux en mieux. Cette conclusion originale mériterait d’être confrontée à d’autres milieux sociaux où les savoirs font l’efficacité et en conséquence, la réputation, comme les médecins par exemple. C’est la raison pour laquelle la chute de cette histoire est douloureuse. « Les Brodeau se séparent de leur bibliothèque quand ils ne peuvent plus faire autrement, quand la course aux honneurs les a obligés à prendre de tels risques financiers qu’ils ne peuvent payer leurs dettes qu’en vendant leur bien le plus précieux » (p. 238). C’est encore cet instrument de la réussite sociale qui peut sauver – en partie – les Brodeau en difficulté financière. Les livres retournent alors à une économie réelle, après être restés pendant cinquante ans dans une économie qualifiée d’« idéelle ».

Écrit dans une langue élégante et précise, cet ouvrage est assorti de copieuses annexes, représentant les trois quarts du livre. Elles documentent les fondements économiques de la famille Brodeau, leur généalogie, les différentes ventilations quantitatives de la bibliothèque de Brodeau, les citations d’œuvres et d’auteurs dans le Recueil d’aucuns notables arrests, enfin et surtout l’édition in extenso de l’inventaire de 1658. Une édition numérique, jointe à l’ouvrage ou en ligne, aurait permis plus de maniabilité, malgré les nombreux index élaborés par l’auteur. On peut regretter aussi que les graphiques ne soient pas insérés dans le texte, mais reportés en annexe. Cette fresque biographique évacue aussi souvent l’homme, caché derrière la sécheresse des listes de titres, des chiffres et des pourcentages. On aimerait mieux imaginer l’homme dans son cabinet, les lieux et les temps de sa lecture, le voir évoluer dans les boutiques des libraires ou au prétoire. Mais cette manière d’écrire n’est finalement que le résultat d’un excès excusable de méthode et de rigueur, ces deux qualités faisant de ce livre une somme majeure d’histoire sociale par le livre, et d’une histoire des bibliothèques partie prenante des dynamiques sociales du Grand Siècle.