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La dispersion du livre aquitain en Europe

Lecteurs et bibliothèques privées (1665-1830)

Alicia C. MONTOYA

Professeur de littérature française, Radboud University

Alicia.Montoya@ru.nl

Ce projet a bénéficié d’une subvention du Conseil européen de la recherche (ERC) dans le cadre du programme de recherche et innovation de l’Union européenne Horizon 2020 sous la convention no 682022. Voir aussi le site du projet : www.mediate18.nl. Nous tenons à remercier les autres membres de l’équipe, car la construction de la base de données et la collecte des données ont été un travail collectif : Helwi Blom, Anna de Wilde, Evelien Chayes, Micha Hulsbosch, Rindert Jagersma, Juliette Reboul et Joanna Rozendaal.

Lorsqu’en avril 1668, le libraire hollandais Petrus Hackius dresse le catalogue de vente de la bibliothèque du pasteur de campagne Johannes van Otten, récemment décédé dans le petit village de Beets, les titres qu’il note révèlent un lecteur particulièrement engagé dans les controverses religieuses de son époque. En effet, van Otten s’était montré un membre assidu de l’administration calviniste, ou la « classis », d’Edam, lors d’une longue carrière dans la paroisse de BeetsOudendijk1. Le catalogue de sa bibliothèque d’environ 1480 livres comprend de nombreux ouvrages polémiques par des auteurs comme André Rivet, Pierre du Moulin, Moïse Amyraut, ou encore Matthias Flaccius Illyricus2. L’auteur le plus souvent cité est Jean Daillé, avec vingtetun titres. Mais la bibliothèque témoigne aussi d’une certaine ouverture d’esprit, avec des livres en latin, néerlandais, français, italien, voire – ce qui est rare à cette époque – en anglais. Dans le domaine politique et religieux de la collection figurent le Conciliador du rabbin Manasse ben Israël (en espagnol) ainsi que des ouvrages controversés de Fausto Socin, des frères Pieter et Johan de La Court, et de Spinoza3, tous des auteurs relevant du soidisant mouvement des « Lumières radicales »4.

L’un des titres que note le marchandlibraire Hackius est « Le Vœu de Jacob par Gilbert primerose 4 voll. bergerac ». Il s’agit d’un ouvrage du médecin devenu pasteur calviniste de Bordeaux, luimême d’origine écossaise, Gilbert Primrose, Le vœu de Jacob opposé aux vœux des moines, publié d’abord à Bergerac chez Gilbert Vernoy en quatre parties en 1610-1611, puis traduit en anglais en 1617. Otten lisait couramment le français, à en juger par le nombre de livres en français dans sa bibliothèque : 326 (dont quinze de Calvin), soit 22 % du total. Bien que l’ouvrage de Primrose ne surprenne peutêtre pas dans ce type de collection à empreinte solidement protestante, on peut néanmoins se demander comment Johannes van Otten, simple pasteur dans la petite bourgade de Beets, dans le nord de la Hollande, a eu accès à ce titre5. La présence de ce livre dans la bibliothèque d’un pasteur de campagne nous invite effectivement à penser la diffusion du livre français régional dans les bibliothèques européennes bien audelà des frontières du royaume. S’agitil dans le cas de cet exemplaire du Vœu de Jacob dans la bibliothèque de Otten d’un cas d’exception, ou cette présence témoignetelle d’un phénomène plus répandu ? Quel type de titres issus des presses régionales françaises trouveton dans les bibliothèques européennes, et d’où, en France, proviennentils ? Et comment comprendre, plus spécifiquement, le rôle des ouvrages produits dans cette région particulièrement éloignée des ProvincesUnis qu’est l’Aquitaine, où avait paru, un demisiècle avant la mort de Johannes van Otten, le livre de Primrose ?

1. Le corpus mediate

Depuis quelques années, la construction d’une base de données numérique hébergeant des données extraites d’un corpus important de catalogues de vente de bibliothèques privées nous permet d’apporter un début de réponse à ces questions. Créée dans le cadre du projet MEDIATE (Measuring Enlightenment: Disseminating Ideas, Authors, and Texts in Europe), financé par le Conseil européen de la recherche à l’université Radboud (Nimègue, PaysBas), elle a pour objectif de permettre aux chercheurs d’étudier la circulation des livres en Europe entre 1665 et 1830, prenant appui sur un matériau comprenant plus d’un demimillion de livres répertoriés dans quelques centaines de catalogues de vente – majoritairement des ventes aux enchères – provenant des ProvincesUnies, France, RoyaumeUni et Italie. Tout en restant conscient des difficultés que présente le maniement de cette source6, le projet postule que si l’on veut comprendre de façon adéquate la diffusion des livres et des idées pendant la période 1665-1830, une approche relationnelle s’impose. Livres et auteurs, en effet, sont intégrés à des réseaux plus vastes les reliant à d’autres livres et auteurs, constituant un véritable système littéraire ou « république mondiale des lettres », et impliquant aussi des rapports – pas toujours équitables – entre des textes issus de régions et de contextes linguistiques différents, plus ou moins éloignés des grands centres de pouvoir culturel et économique7.

Dans cette perspective comparative, l’étude du rôle des éditions provinciales à l’intérieur du champ littéraire européen constitue l’un des axes d’interrogation fondamentaux du projet Mediate8. Aussi la base de données cherchetelle à constituer un corpus comparable pour les trois régions principales qu’elle couvre, à savoir ProvincesUnies, France et Grande Bretagne, dans un bac à sable virtuel – Sandboxde six cents collections9. Dans ce corpus, les catalogues de bibliothèque néerlandais sont toutefois surreprésentés pour la période avant 1700, puisque la pratique des ventes aux enchères s’y est établie plus vite qu’ailleurs : cinquante des quatrevingt collections d’avant 1700 sont néerlandaises. Le corpus de base comprendra dans son état final cent soixantedix collections néerlandaises, britanniques et françaises datant d’après 1700, et dix catalogues italiens datant d’après 1700. Beaucoup sont des collections qui pourraient être qualifiées de « provinciales », ce qui rend possible une approche comparative qui prenne aussi en compte les différences entre les grandes villes et la province. Ainsi pour la France, mis à part les catalogues parisiens, la base de données renferme un corpus provincial important (28 %), dont une grande partie provenant du nord du pays : trentequatre collections viennent de Lille, quatre de SaintOmer, quatre de Douai, trois de Tournai, deux de Dunkerque et une d’Arras, soit un total de quarantehuit ou 26 % provenant du nord et de la Flandre française. Le reste du corpus nonparisien comprend des catalogues lyonnais (huit), orléanais (deux) et un seul catalogue des villes de Besançon, Rouen, Sens, Strasbourg et Vendôme. Pour l’Aquitaine spécifiquement, le corpus comprend un catalogue publié peutêtre à Bordeaux, et un catalogue publié à Bayonne ; nous y reviendrons.

Le travail de collecte nous a livré jusqu’à présent cinq cent quatrevingt des six cent collections qui figureront dans le Sandbox10. La collecte a été axée notamment sur les bibliothèques de taille petite ou moyenne, c’estàdire celles dont le catalogue cite moins de mille lots, car cellesci devraient permettre de cibler des collections dont le but n’était pas de fournir un fond « universel » des connaissances humaines, mais plutôt des lectures personnelles. Plus proches de l’idéal de la « bibliothèque choisie », ces bibliothèques témoignent d’une ambition moindre, d’un point de vue bibliophile, que celles appartenant aux grands collectionneurs renommés11. En revanche, leur contenu est susceptible de livrer de précieuses données sur les livres qui ont vraiment su atteindre un certain niveau de reconnaissance européen dès la seconde moitié du xviie siècle. La bibliothèque non française la plus petite, comprenant cent seize livres, est celle ayant appartenu à la veuve d’un certain Philip van Dyk, vendue à La Haye en 1763. La plus large est celle du pasteur dissident Samuel Bourn, vendue à Londres en 1771 et comprenant deux mille neuf cent quatrevingtdouze livres. Ces deux collections sont cependant exceptionnelles, car dixneuf catalogues à peine – huit du xviie siècle et onze du xviiie siècle – dépassent le seuil de deux mille livres. La plus grande partie compte entre cinq cent un et mille livres :

Nombre de livresNombre de collectionsPourcentage du total
≤ 500 13523 %
501 – 1 000 21637 %
1 001 – 1 500 15527 %
1 501 – 2 000559 %
2 001 – 2 500 12122 %
2 501 – 3 0006130,1 %
3 001 – 3 5001140,02 %

Tableau 1. Taille des collections dans la base de données Mediate

Parmi les données recensées dans la base de données figurent aussi les lieux d’édition, tels qu’ils ont été enregistrés par les libraires qui ont dressé les catalogues de vente. Malheureusement, comme ces bibliothèques de petite ou moyenne taille renferment souvent des livres de valeur modeste, le lieu de publication n’est pas noté de façon systématique : un tiers des lots environ comporte des précisions à ce sujet. En outre, puisque le travail d’enrichissement des données est toujours en cours, il reste un nombre considérable de livres dont le lieu d’édition doit encore être saisi dans la base de données. Le cas de l’ouvrage cité au début de notre article, le Vœu de Jacob de Gilbert Primrose publié en 1610 à Bergerac, laisse entrevoir les implications de ce manque de précisions bibliographiques dans les catalogues de vente. En fait, une recherche plus poussée révèle qu’au moins cinq autres exemplaires de cet ouvrage figurent également dans les catalogues15. Il est cité pour la première fois dans le catalogue de vente de la bibliothèque de l’échevin puis maire de Middelbourg Henricus Thibaut, issu d’une famille wallonne, et de sa femme Élisabeth (née de Porrenaer), vendue en 1669. Le catalogue le décrit comme « Voëu de Jacob par Primerose, 3 vol. », sans date ni lieu d’édition. Ensuite, il apparaît dans le catalogue de la bibliothèque du maire de Rotterdam Johan Pesser, vendue aux enchères dans cette ville en 1678. Là encore, aucune date ni lieu d’édition : « Gilbert Primorose de [sic] Voeu de Jacob Truxveous [sic] des Moines 2. & 4. tome. ». Le livre refait surface en 1685 dans le catalogue de la bibliothèque du prédicateur wallon à Gouda puis Wesel, Philippe de La Fontaine, vendue à Leiden en 1685, cette foisci avec une date de publication : « Primerose le Voeu de Jacob. opposé aux vœux des moines, 4. vol. 1610 »16. Enfin, le livre est aussi cité dans les catalogues de la bibliothèque du prédicateur calviniste Otto Belcampius, vendue à Amsterdam en 1686 (« G. Primerose voeu de Jacob. 2 voll. »), et dans celui d’un certain Johannes van der Sluys17, vendue à Leyde en 1698 (« Primeroze, voeu de Jacob, 2 vol. »). Notons en passant que l’ouvrage ne figure dans aucun catalogue britannique ni italien, et qu’il semble ainsi participer d’un engagement exclusivement néerlandais avec la mouvance calviniste. Comme l’indiquent aussi les noms des collectionneurs, il s’agit dans certains cas de huguenots et de membres de la communauté wallonne, comme Thibaut ou La Fontaine, qui auraient de la sorte joué le rôle de passeurs culturels auprès d’un public élargi de lecteurs dans les ProvincesUnies.

Ajoutons finalement à ces occurrences du Vœu de Jacob de Gilbert Primrose, pour clore cette petite enquête, quelques autres titres du même auteur, à savoir « La Trompette de Sion, par G. Primerose » cité dans le catalogue de vente de la bibliothèque de l’exétudiant en théologie Marinus van Halewyn vander Voort, vendue à Dordrecht en 1691, et « La Trompette de Sion, par G. Primerose. 1610 » évoqué dans le catalogue d’un certain John Coleman, vendue à Londres en 1730. Or, dans tous ces cas, il s’agit très vraisemblablement de livres imprimés à Bergerac, donc des livres en provenance d’Aquitaine, mais sans recherches supplémentaires – impossibles à mener pour l’ensemble des plus de 335.000 livres cités sans lieu d’édition dans le corpus de base Mediate – il n’y a pas moyen de le confirmer avec certitude.

Les détails sur le lieu d’impression font plus souvent défaut quand il s’agit de livres religieux, qui font l’objet des tirages les plus importants dans la production des petits centres régionaux. Ainsi, dans certains cas, il paraît vraisemblable qu’il s’agit d’éditions publiées en Aquitaine. C’est le cas, par exemple, du « Catechisme d’Agens [sic] » qui figure dans le catalogue de vente de la petite bibliothèque (413 livres) d’un certain « Monsieur Bauduin, Prestre & Chapelain de l’Hôpital de Saint Julien », vendue probablement à Lille, en 1740. À Lille également, la bibliothèque du prêtre CharlesFrançois Masson, vendue en 1745, fait mention d’un « Catéchisme d’Agen » figurant dans un lot avec d’autres livres religieux. Dans les deux cas, il s’agit très probablement des Devoirs du Chrétien, dressez en forme de catechisme, par monseigneur l’illustrissime & reverendissime pere en Dieu Claude Joly, evêque & comte d’Agen, ouvrage qui connut de nombreuses éditions, aussi bien à Agen (Antoine Bru, 1674 et 1686 ; Jean Bru, 1733) qu’à Paris (Pierre le Petit, 1677 et 1686 ; etc.). Dernièrement, même lorsque les catalogues citent bien un lieu de publication, celuici est à manier avec précaution, car dans un certain nombre de cas, il s’agit soit d’une fausse adresse, soit d’une erreur de notation de la part du librairepriseur. Les fausses adresses interviennent aussi dans l’identification des livres publiés en Aquitaine, par exemple dans le cas du roman d’initiation spinoziste, publié anonymement mais dû au philosophe huguenot Samuel Tyssot de Passot, Voyages et aventures de Jacques Massé, dont notre corpus de base compte cinq exemplaires, datés de 1710 et parfois citant Bordeaux comme lieu de publication. Or, malgré les données des catalogues, il s’agit d’une édition probablement imprimée en 1714 à La Haye18. Puisque, jusqu’à présent, dans le travail de récolte des données, nous avons privilégié le recensement des lieux de publication tels qu’ils sont cités dans les catalogues, sans vérification supplémentaire, ces fausses adresses sont donc un dernier facteur susceptible de troubler nos statistiques.

2. L’édition régionale dans les bibliothèques privées en France

Tout en tenant compte de la nature incomplète ou erronée de nos données sur les lieux de publication, nous avons répertorié jusqu’à présent 619 lieux d’édition dans le corpus MEDIATE. Ces données rendent possible une première approche quantitative permettant de saisir la diffusion du livre régional, et plus spécifiquement du livre publié en Aquitaine, audelà de la région et de la France. Établissons d’abord, comme cadre général pour des interrogations plus ponctuelles, la liste des lieux d’édition qui sont cités dans au moins un des cent quatrevingts catalogues français du corpus de base de Mediate :

Lieu d’édition cité dans le catalogue pourcentage des bibliothèques
1Paris97 %
2Amsterdam91 %
3Lyon88 %
4La Haye83 %
5Londres82 %
6* sine loco81 %
7Bruxelles78 %
8Leyde77 %
9Cologne77 %
10Genève76 %
11Rouen71 %
12Anvers63 %
13Bâle Rotterdam59 %
15Liège Venise50 %
17Rome49 %
18Utrecht48 %
19Avignon Dijon47 %
21Strasbourg44 %
22Leipzig43 %
23Toulouse41 %
24Lausanne39 %
25Berlin36 %
26Trévoux35 %
27Bordeaux34 %
28Nancy33 %

Tableau 2. Lieux d’édition dans les bibliothèques françaises, 1665-1830.

Il est manifeste que l’édition régionale tient une place honorable dans le classement, et que dans certains cas, elle réussit même à faire une sérieuse concurrence aux grands centres éditoriaux à l’étranger que sont Genève ou Bâle, Venise ou Rome. Mises à part les deux villes dominantes, Paris et Lyon, l’édition française est représentée – dans cet ordre – par Rouen, Avignon, Dijon, Strasbourg, Toulouse, Trévoux, Bordeaux et Nancy. Le seul lieu d’édition aquitain dans ce classement, Bordeaux, apparaît à la 26e place : Poitiers suit à la 35e place, dans un quart des bibliothèques françaises. Regardons maintenant l’ensemble de la liste, en distinguant les éditions françaises, et en nous limitant aux lieux qui dépassent le seuil de 10 % des bibliothèques :

Lieu d’édition cité dans le cataloguepourcentage de bibliothèques
1Paris97 %
2Lyon88 %
3Rouen71 %
4Avignon Dijon47 %
6Strasbourg44 %
7Toulouse41 %
8Trévoux35 %
9Bordeaux34 %
10Douai Nancy33 %
12Orléans32 %
13Lille28 %
14Poitiers25 %
15Caen23 %
16Troyes20 %
17Grenoble18 %
18Metz17 %
19Saumur16 %
20Reims15 %
21Nîmes14 %
22La Rochelle14 %
23Rennes13 %
24Marseille12 %
25Montpellier11 %
26Angers Tours10 %

Tableau 3. Lieux d’édition français dans les bibliothèques françaises, 1665-1830.

Huit lieux d’édition – Paris, Lyon, Rouen, Avignon, Dijon, Strasbourg, Toulouse et Bordeaux – dépassent le seuil du tiers des bibliothèques, c’estàdire que, d’un point de vue quantitatif, on pourrait considérer que leur pénétration audelà de leur région d’origine est réussie. Il y a cependant de grands contrastes à l’intérieur du groupe entre ces lieux d’édition concurrents. Alors que 97 % des catalogues de bibliothèque français font mention de livres publiés à Paris, ceci ne vaut que pour 47 % des éditions avignonnaises, et pour 41 % des éditions toulousaines, soit moins de la moitié. Les livres imprimés à Poitiers et Orléans se trouvent dans un quart des bibliothèques, mais ceux imprimés à Marseille, dans 12 % seulement, et à Tours, 10 %… S’il n’est donc pas tout à fait juste d’évoquer, à propos de cette vue d’ensemble, cette « anémie provinciale » qu’a décrite Jean Quéniart concernant la production du livre au xviiie siècle, ces chiffres suscitent bien des interrogations supplémentaires19.

Un premier questionnement pourrait porter sur les distances que les éditions régionales réussissent à traverser à l’intérieur du royaume. On pourrait effectivement s’attendre à ce que les éditions régionales restent surtout dans leur région d’origine, d’autant qu’une grande partie de cette production locale – notamment des catéchismes diocésains et des textes de législation locale – n’aurait aucune raison d’intéresser un public audelà des frontières régionales. Or, la base de données Mediate héberge deux catalogues susceptibles d’étayer une telle enquête pour le livre aquitain : le premier recense une partie de la bibliothèque ayant appartenu à l’archevêque de Bordeaux FrançoisHonoré Casaubon de Maniban, et le second décrit celle de François De Poheyt, maire de Bayonne.

Le catalogue de la bibliothèque du premier de ces collectionneurs, FrançoisHonoré Casaubon de Maniban, archevêque de Bordeaux de 1729 à 1743 et connu notamment pour sa poursuite intransigeante du jansénisme20, pose une petite énigme, puisque la page de titre paraît manquer dans l’unique exemplaire conservé à la bibliothèque municipale de Bordeaux21. Étant donné que Maniban est mort en juin 1743, et que le livre le plus récent date aussi de 1743 (une « Dissertation sur le Temple Octogone, par M. l’Abbé Jaubert, in 12. à Bordeaux 1743 »), une datation autour de 1743 ou 1744 paraît vraisemblable. L’identité du collectionneur laisse soupçonner qu’il pourrait s’agir d’un catalogue publié à Bordeaux, même si selon Louis Desgraves, le premier et unique catalogue de vente publique connu à Bordeaux – sous forme manuscrite – ne date que de 178122. Un autre lieu d’édition possible serait alors Lyon. Cette bibliothèque, dont mille quatre cent quatrevingtdixsept titres sont recensés dans le catalogue imprimé (le catalogue fait mention aussi d’un second catalogue, mais manuscrit), se distingue par son contenu largement religieux, marqué par une véritable obsession avec le quesnelisme, et un nombre important de livres en petit format, in-18 ou in-24 (10,1 % du total), souvent laissés de côté, car jugés de valeur limitée, dans les autres catalogues de bibliothèque. Le second collectionneur est François de Poheyt, avocat au parlement et maire de Bayonne entre 1758 et 1760, dont la bibliothèque fut vendue par ses héritiers, vraisemblablement vers 1741 ou 174223. Le catalogue est publié à Bayonne, sans date, chez la veuve de Paul Fauvet et son beaufils Jean Fauvet24. Cette bibliothèque de mille cent cinq livres, composée majoritairement de livres de droit (655 titres ou 59,3 % du total25), reflèterait, selon Louis Desgraves, d’une part le capital livresque accumulé par plusieurs générations de juristes, et d’autre part, avec des titres de Voltaire, Fontenelle et d’autres, « la curiosité d’un esprit vivant à l’époque des Lumières »26. Or, les lieux d’édition le plus fréquemment cités dans ces deux catalogues « aquitains » sont révélateurs :

Maniban (vers 1743)Poheyt (vers 1742)
Lieu d’éditionnombre de livres% du totalLieu d’éditionnombre de livres% du total
1 Paris71347 %1 Paris62756 %
2 sine loco20513 %2 Lyon11610 %
3 Lyon1288 %3 Amsterdam403 %
4 Toulouse815 %4 Genève353 %
5 Amsterdam453 %5 Cologne343 %
6 Bordeaux282 %6 Toulouse282 %
7 Rouen272 %7 Bordeaux181 %
8 Cologne261 %8 Francfort171 %
9 Poitiers231 %9 Rouen sine loco161 %
10 Anvers191 %11 La Haye141 %
11 Leyde181 %12 Anvers Leyde Rotterdam90,8 %
12 La Haye Genève171 %15 Bruxelles Londres60,5 %
14 Rotterdam141 %17 Poitiers Rennes Rome Turin50,4 %
15 Bruxelles131 %21 Bourges Dijon Grenoble Venise40,3 %
16 Avignon121 %25 Bâle Nantes Trévoux Utrecht30,2 %
17 Mons Rome90,6 %29 Lille Luxembourg Montauban Saintes20,2 %

Tableau 4. Lieux d’édition dans deux bibliothèques aquitaines (Bordeaux, Bayonne).

Au total sont cités dans le catalogue de Maniban soixantesept lieux d’édition, dont trentesept plus d’une fois. Chez Poheyt, il s’agit de soixantequatre lieux d’édition, dont trentedeux cités plus d’une fois. Le caractère régional des deux collections se lit dans la place relativement élevée qu’occupent Bordeaux, Toulouse et Poitiers, et chez Poheyt Montauban et Saintes, dans le classement des lieux d’édition. Alors que dans les collections françaises prises dans leur ensemble, Bordeaux figure à la 27e place dans le classement des lieux d’édition, chez Maniban la ville occupe la 6e place, et chez Poheyt la 7e. Poitiers, en 35e place dans le classement global, monte à la 9e place chez Maniban, et à la 17e place chez Poheyt. L’écart est légèrement moins spectaculaire dans le cas de Toulouse, qui passe de la 23e place à la 4e chez Maniban et à la 6e place chez Poheyt.

Hormis l’importance relative des livres publiés en Aquitaine, par rapport à leur classement dans les autres catalogues français, ces deux bibliothèques témoignent aussi de leur implantation régionale par leur contenu. Ainsi, le catalogue de bibliothèque de Poheyt fait mention de titres tels la Notitia Utriusque Vasconiæ de l’historien et poète basque Arnauld Oyhénard (dans une édition parisienne de 1638) et surtout du grand classique basque d’Axular (de son nom de naissance, Pedro Agerre Azpilcueta), le Gero, bi partetan partitua eta berezia, publié à Bordeaux en 1643, en langue basque. Même si chez Maniban – comme chez Poheyt – la majorité des livres est en français (70,6 %) et en latin (27,7 %), le catalogue mentionne aussi deux livres en occitan, « Le Tableu de la Bido del parfet Christia, en bersses, in 8o. Toul. 1703 »27 et un « Recueil des Poëtes Gascons, & de Goudelin, 2. vol. in 12 ». Il est peutêtre ironique que dans ce dernier cas, il s’agisse vraisemblablement d’un titre sorti non pas d’une presse aquitaine, mais des ateliers d’un marchandlibraire français qui s’était établi à Amsterdam, à savoir Daniel Pain, ancien pasteur à FontenayleComte, réfugié depuis 1686 aux PaysBas, et devenu pasteur de la seconde église wallonne d’Amsterdam28. La liste d’à peine dixhuit publications produites par Pain en tant que libraire indépendant (après son mariage avec la fille du grand éditeur Henry Desbordes, il travaillera avec son beaupère) inclut trois titres en occitan : les œuvres de Pierre Godelin, de Jean Michel et d’Isaac Despuech (dit Le Sage), réunies dans un Recueil de poètes gascons. Ainsi, même si le contenu livresque de ces deux bibliothèques « aquitaines » reste toujours dominé par la production des presses parisiennes, sources de la moitié des titres environ, leur allégeance régionale est également incontestable, avec une présence forte d’éditions et de titres locaux.

3. L’édition régionale française en Europe

La couleur locale des bibliothèques de Maniban et de Poheyt, liée aux significations intimes qu’auraient pu revêtir des livres comme le Gero ou le Recueil de poètes gascons auprès des lecteurs implantés dans la région, pourrait suggérer que l’édition régionale s’efface en France à mesure qu’elle s’éloigne de son lieu original de production. Mais en même temps, la production à Amsterdam justement de ce même Recueil de poètes gascons suscite des questionnements sur le succès que rencontrent certains titres provinciaux en France, sur l’évolution de la valeur du concept de province durant le siècle des Lumières – dont on connaît justement la réhabilitation de la couleur locale, en tant que variante de l’exotisme – et la possibilité donc que certains succès provinciaux se reproduisent ailleurs en Europe. Autant d’interrogations, donc, qui pourraient être éclaircies par nos données sur les bibliothèques en dehors de France. Établissons d’abord, en guise de cadre général pour saisir la pénétration européenne du livre régional français, la liste des vingtcinq lieux d’édition les plus cités dans les trois cent quatrevingtdouze catalogues de vente de bibliothèques hollandais et britanniques actuellement présents dans la base de données :

Lieu d’édition cité dans le cataloguepourcentage des bibliothèques
1Amsterdam94 %
2Paris88 %
3sine loco87 %
4Leyde85 %
5Londres83 %
6La Haye80 %
7Rotterdam74 %
8Anvers73 %
9Leipzig Utrecht68 %
11Genève65 %
12Bâle
13Cologne Venise62 %
15Lyon Oxford61 %
17Rome Strasbourg52 %
19Cambridge51 %
20Bruxelles Dordrecht49 %
22Francfort46 %
23Delft45 %
24Hanovre42 %
25Hambourg Leeuwarden40 %
27Édimbourg39 %
28Haarlem38 %
29Nuremberg37 %
30Rouen35 %
31Franeker34 %

Tableau 5. Lieux d’édition dans les collections hollandaises et britanniques, 1665-1830.

La plus grande partie de ces lieux de publication, soit dix, se trouvent dans les ProvincesUnies – mais rappelons que ces chiffres sont légèrement biaisés en faveur des éditions hollandaises, étant donné la surreprésentation des catalogues de bibliothèque néerlandais dans la période avant 1700. Six lieux de publication se trouvent en Allemagne, quatre au RoyaumeUni, et deux respectivement en Suisse, en Italie et dans les PaysBas autrichiens. Quatre lieux d’édition français à peine figurent dans ce classement d’élite, à savoir Paris (dans 88 % des bibliothèques), Lyon (61 %), Strasbourg (52 %) et Rouen (35 %), tous des lieux dont l’emplacement géographique, au carrefour de différentes régions et zones linguistiques, en fait des partenaires attractifs pour les libraires européens. Du reste, l’édition provinciale française, on serait tenté de dire la « vraie », frappe par son absence dans cette partie du classement.

Afin de mieux comprendre ces chiffres, examinons maintenant la répartition des éditions par pays, en axant nos propos sur les seules publications françaises et en prenant comme seuil très modeste leur présence dans au moins 5 % des deux cent seize bibliothèques néerlandaises et des cent soixantedixsept bibliothèques britanniques actuellement dans le Sandbox :

ProvincesUniesRoyaumeUni
lieu d’édition citépourcentagelieu d’édition citépourcentage
1 Paris86 %1 Paris90 %
2 Lyon59 %2 Lyon62 %
3 Strasbourg56 %3 Strasbourg47 %
4 Rouen29 %4 Rouen41 %
5 Saumur24 %5 Saumur29 %
6 Sedan12 %6 Douai21 %
7 Toulouse11 %7 Toulouse16 %
8 Douai Orléans9 % 8 Sedan13 %
10 Avignon Caen La Rochelle7 %9 Orléans12 %
13 Bordeaux Lille6 %10 Bordeaux10 %
15 Charenton5 %11 Caen8 %
16 Dijon4 %12 Dijon Trévoux7 %
17 Troyes3 %14 Avignon6 %

Tableau 6. Lieux d’édition français dans les collections hollandaises et britanniques.

Les résultats de cette première enquête montrent une chute énorme dans l’apport des éditions régionales françaises aux bibliothèques hollandaises et britanniques relativement aux proportions recensées dans les catalogues français. En effet, bien qu’au total quarantesept lieux d’édition français soient répertoriés dans les catalogues néerlandais, quatorze seulement sont cités dans au moins 5 % des bibliothèques. En GrandeBretagne, parmi les quarante et un lieux d’édition français cités, quinze seulement réussissent à dépasser le seuil de 5 % des collections. Des livres bordelais figurent dans treize des bibliothèques hollandaises et dixhuit des bibliothèques britanniques, soit respectivement dans 6 % et dans 10 % des collections. Force est donc de constater qu’une fois franchies les frontières du royaume, l’édition provinciale française s’efface très vite dans les bibliothèques européennes, au moins dans ces bibliothèques de taille relativement modeste à l’intérieur du corpus plus large des catalogues imprimés de bibliothèques vendues aux enchères. Même si 86 % des bibliothèques hollandaises mentionnent des livres publiés à Paris, les chiffres baissent vite audelà, à 59 % pour Lyon, 56 % pour Strasbourg et 29 % pour Rouen. Dans tout lecorpus des catalogues de bibliothèques néerlandaises – c’estàdire deux cent seize catalogues comportant un total de cent quatrevingtseize mille et cent soixantedix livres – six à peine font mention d’un livre imprimé à Poitiers, deux d’un livre imprimé à Montauban, et une seule bibliothèque fait mention d’un livre imprimé à Niort ou à Bayonne.

Il y encore d’autres différences par rapport au classement des éditions provinciales en France. La plus importante sans doute concerne l’importance relative des grands foyers d’édition protestants : Saumur, Sedan, La Rochelle, Charenton. Alors que les titres publiés à Saumur figurent dans 16 % des catalogues de bibliothèque français, ils figurent dans 24 % des bibliothèques hollandaises et dans 29 % des britanniques. Certes, il ne faudrait pas minorer dans ces chiffres l’importance des éditions des classiques scolaires publiées à Saumur, dont celles notamment de Tanneguy Le Fèvre, souvent évoqués dans ces catalogues de bibliothèque. Toutefois, ce sont surtout les ouvrages de controverse religieuse qui trouvent un débouché sûr en Hollande. La même remarque vaut pour Sedan, dont les éditions figurent dans 12 % des bibliothèques hollandaises et 13 % des bibliothèques britanniques, versus seulement 6 % des bibliothèques françaises. De façon quelque peu analogue, l’importance relative de Reims dans les catalogues britanniques peut être expliquée par la controverse autour du soidisant « Rhemish Testament » ou « Douay Bible ». Ainsi, le catalogue de la bibliothèque du pasteur calviniste Otten évoquée au début de notre article se révèle bien typique à l’égard de la place qu’y occupent les publications françaises, privilégiant celles qui s’inscrivent dans les grandes controverses religieuses protestantes, ancrées dans des lieux d’édition spécifiques : à part le livre de Primrose publié à Bergerac, son catalogue cite également des ouvrages publiés à Saumur et à La Rochelle, témoignant d’une véritable « internationale » protestante reliant lecteurs et éditeurs à travers l’Europe.

4. La diffusion européenne du livre publié en Aquitaine

Quelle place alors pour l’Aquitaine dans notre corpus ? Nous avons vu que dans le corpus de base Mediate, regroupant des catalogues de bibliothèque de relativement petite ou moyenne taille, treize bibliothèques hollandaises seulement, et dixhuit bibliothèques britanniques, citent un titre publié à Bordeaux. Dans cette dernière partie, nous proposons alors d’élargir quelque peu notre matériau au corpus total de sept cent dix catalogues de bibliothèque actuellement dans la base de données, incluant aussi ceux qui sont en cours de traitement ou qui n’ont pas été retenus dans le corpus Sandbox pour plusieurs raisons. Ces catalogues supplémentaires, majoritairement néerlandais, comprennent grosso modo trois types : des catalogues de bibliothèques de plus grande envergure, dépassant deux mille ou même trois mille livres ; des catalogues de bibliothèques ayant appartenu au moins en partie à une femme ; et des catalogues établis pour les membres de la communauté juive en Hollande. Dans ce corpus élargi, sont évoqués un certain nombre de lieux de publication en Aquitaine :

Lieu d’éditionnombre de livresnombre de bibliothèquespourcentage
1Bordeaux604110 %
2La Rochelle33246 %
3Poitiers19164 %
4Niort330,7 %
5Bergerac Montauban220,6 %
7Angoulême Bayonne110,2 %

Tableau 7. Le livre aquitain dans les collections hollandaises et anglaises, 1665-1830.

Ces résultats ont de quoi décevoir. Au total, nous avons compté cent vingt et un livres aquitains à peine, en provenance de huit lieux de publication, sur un total de quatre cent soixante mille livres environ recensés dans les bibliothèques hollandaises et britanniques dans la base de données. Comme la moitié seulement comporte aussi des lieux d’édition, ces cent vingt et un livres représentent donc environ 0,05 % du total. La seule conclusion qui paraisse admissible, alors, c’est que la diffusion du livre aquitain en Europe – au moins dans ce type de bibliothèques de taille modeste, relativement au corpus de toutes les bibliothèques qui ont fait l’objet d’une vente publique – est pratiquement inexistante. Ces données fournissent en même temps un nouveau contexte pour l’exemplaire du Vœu de Jacob évoqué plus haut dans la bibliothèque du pasteur hollandais Johannes van Otten, exemplaire dont le statut paraît maintenant tout à fait exceptionnel et qui révèle encore plus clairement l’intérêt de cette bibliothèque constituée dans un petit village du nord des ProvincesUnies.

Resteil alors quelque chose à dire sur la diffusion du livre aquitain en Europe, étant donné cette pénurie presque totale des chiffres ? Finissons par un regard sur les éditions provenant du plus grand fournisseur de livres aquitains en Europe, Bordeaux. Alors que deux cent cinquante titres publiés à Bordeaux sont recensés dans la base de données dans son ensemble, la vaste majorité reste en France. Seuls soixantedeux de ces livres réussissent à franchir les frontières de la France et à trouver une place dans des bibliothèques non françaises. Parmi ces soixantedeux titres, notons toutefois un certain nombre de constantes, tout d’abord en ce qui concerne les auteurs le plus fréquemment cités :

classementauteurnombre de livres
1Ausone, éd. Élie Vinet10
2Robert Balfour (éditeur et commentateur)9
3Mercure Trismégiste, éd. François de Foix Candale9
4Cléomède, éd. Robert Balfour3
5Pierre Charron Étienne (Esteban) Daoiz Pierre Gobain Amatus Lusitanus JeanJoseph Surin2

Tableau 9. Auteurs des livres bordelais dans les collections hollandaises et anglaises.

Le classement des auteurs les plus cités laisse entrevoir des tendances similaires au classement des auteurs dans les catalogues de vente des bibliothèques privées tout court, telles que nous les avons présentées ailleurs. Partout en Europe, en effet, les bibliothèques qui ont fait l’objet d’une vente publique sont dominées par les auteurs classiques, et sont marquées par la faiblesse relative de la pénétration des nouveaux ouvrages des Lumières29. La liste des auteurs bordelais cités le plus souvent dans les bibliothèques hollandaises et britanniques, similairement, est dominée par des auteurs classiques et par leurs éditeurs et commentateurs modernes : dans le cas de Bordeaux, les éditions produites par l’humaniste Robert Balfour au collège de Guyenne. Viennent ensuite, en seconde place, un certain nombre d’auteurs religieux dont les ouvrages connaissent une diffusion importante audelà de la région à laquelle les rattache leur biographie et leur parcours professionnel – ici, Pierre Charron et JeanJoseph Surin – ainsi que des ouvrages pratiques comme le Commerce en son jour ou l’Art d’apprendre en peu de tems à tenir les livres de comptes de Pierre Gobain, publié en 1702 chez Mathieu Chappuis. On note aussi le classement haut dans cette liste de l’édition de François de Foix, comte de Candale, du Pimandre de Mercure Trismégiste, témoignant peutêtre d’une certaine teinte d’« exotisme » liée à Bordeaux comme lieu de publication pour ces acheteurs de livres européens.

Suivent finalement, à une distance considérable de ces ouvrages appartenant à un fonds de lecture plus ou moins traditionnel, quelques rares auteurs modernes comme l’archéologue italien, correspondant de Montesquieu, Filippo Venuti, dont les Dissertations sur les anciens monuments de la ville de Bordeaux, avec un traité historique sur les monnaies que les Anglais ont frappées dans cette province, publié en 1754 chez Jean Chappuis, est cité dans la bibliothèque de l’antiquaire anglais Mark Cephas Tutet (peutêtre à cause de l’intérêt que présenterait la seconde partie du livre)30. Fait sans doute notable, les éditions bordelaises des Essais de Montaigne font totalement défaut parmi les publications bordelaises figurant dans les catalogues de bibliothèque hollandaises et britanniques, malgré la fréquente mention des Essais dans ces mêmes catalogues31. La liste complète de toutes les éditions bordelaises évoquées dans les catalogues hollandais, enfin, dont nous reproduisons intégralement le texte des notices, fait apparaître le caractère de ces rares acquisitions aquitaines :

CollectionneurDateAuteurTitre
Johannes Wendbeil1666Balfourdi Scoticomment. in lib. Arist. vol. 2. 1616
Balforeusin organ. Log. Arist. 1618
Marcurii TrismegistiPimandras utraque ling. restitutus
Andreas Lansman1667Balforaeusin Organon Aristot. 2. vol. 1616
Hendrik et Elisabeth Thibaut (née de Porrenaer)1669D’AoyzDe Jure Pontificio, 2 vol. 1624.
La Roche FlavinDes Parlemens de France, 1617
Franciscus Cochius1670Petri Garcia CarteroDisputationes Medicae &c. 1628
Jacobus Coccaeus1672Mercurii TrismegistiPimandras, 1574.
Gysbert van Hoogenhoeck1672Steph: Daoyzjuris Pontificii, 1624.
George Hornius1673Mercurii TrismegistiPimandras Graec. & Lat. Linguâ restitutus, 1574
Johannes van Nes1675Amati Lusitanicurationes Medicae 1670.
Adrianus Moll1682Amati LusitaniCurationes Medicinales. 1620.
Alexander de Bie1691Balfoureus (Rob.)Comment. in Philosoph. Aristotelis 2 vol. 1616.
Henricus Franken1696Balforei ScotiComment. in Logic. Aristot 2 vol. 1616
Christ. de Graaff1699Balforeusin Arist. Organum.1616
anonyme (appendice Hermannus van der Hagen)1715Du JarricHistoire des Indes Orientales, 1608.
David Nunes Torres1728GobainLe Commerce en sou jour, ou l’art d’aprendre en peu de tems à tenir le Livre de compte, 1702
Antonio Henriques GomesAcademias morales, 1642
Alvarado y alvearHeroyda ovidiana, 1628
[second exemplaire du même livre]
Jean Le Clerc1735Mercurii TrismegistiPimandras utraque Lingua restitutus industria Frans. Flursatis Condallae, 1574.
AusoniiOpera, cura Vineti& aliorum, 1598
Balthasar Boreel1745Ausoniuscum Commentariis Eliae Vineti, 1582.
Elisabeth de Wale1755Traité de la Devotion & Miracle de Notre Dame, 1630
H. CastelaLe Sainct Voyage de Hierusalem, 1603
Cantiques Spirituel de l’Amour Divin, 1660
bis 1678
Traité des Indulgences & du Jubilé, 1701
Manuel Lopes Suasso1773GobeauLe Commerce en son jour ou l’Art d’apprendre en peu de tems, a tenir les livres de Comptes, 1702. en veau.
Abraham et C.H. Westerhoff (née van Heemskerck)1772P. DesaultDissertation sur les Maladies Veneriennes, 1723. 3 vol., en veau
Aron de Joseph de Pinto1785Histoire des Choses la plus memorables, 1608. Reliés en veau proprement.
Jan Otto Sluiter1815AusoniiOpera E. Vineti, 1591
Jan Izaak de Neufville Brants1829P. Mendibil, y M. SilvelaBibliotheca Selecta de Litteratura Espagnola, 4 vol. 1819, en veau.
de GuevaraEl Diablo Coxuelo, 1817. demi en veau
CadalsoNoches Lugubres, 1823. demi en veau.
La Vida de Lazarillo de Tormes, 1816, demi en veau

Tableau 10. Livres bordelais dans les bibliothèques néerlandaises.

Avec ce petit nombre d’ouvrages – trentesix livres, dont quelques doubles – nous risquons de tomber dans l’anecdotique. Néanmoins, il est toujours possible de découvrir des constantes. D’abord, en ce qui concerne les auteurs. La plupart des ouvrages est due à quatre auteurs seulement : la liste compte six exemplaires des commentaires d’Aristote par Robert Balfour (cinq fois dans une édition de 1616, une fois dans une édition de 1618), deux exemplaires des œuvres de Hermès Trismégiste dans l’édition de Candale (1574 et sans date), deux exemplaires des œuvres d’Ausone, dans l’édition de l’humaniste bordelais Élie Vinet (1582, 1591) et deux exemplaires des œuvres du médecin sépharade Amatus Lusitanus (1620 et 1670)32. Le livre religieux reste bien représenté, notamment dans l’énorme bibliothèque (cinq mille sept cent soixantequatre livres) de la châtelaine catholique Maria Élisabeth de Wale, qui se chargea personnellement de ramener au catholicisme les habitants de son village de Ankeveen, aux alentours d’Amsterdam33. Sa bibliothèque est celle qui compte le plus grand nombre de livres imprimés à Bordeaux : cinq, tous s’inscrivant dans une visée de polémique religieuse, mais cette foisci catholique, un peu comme l’image inversée des livres français protestants dans la bibliothèque du calviniste Johannes van Otten. Même si aucun éditeur n’est nommé, dans le catalogue de sa bibliothèque comme dans d’autres, il est aisé de les identifier. Ainsi par exemple, les « Cantiques Spirituel de l’Amour Divin à Bourdeau 1660 » sont sans doute les Cantiques spirituels de JeanJoseph Surin, publiés à Bordeaux en 1660 par Guillaume de La Court, puis réimprimés maintes fois à Bordeaux et ailleurs.

Mais le regard porté sur les titres individuels rend aussi visibles de nouveaux phénomènes. L’un est l’importance des livres espagnols comme produit d’exportation des éditeurs bordelais non seulement vers l’Espagne, mais aussi ailleurs, comme en témoignent deux bibliothèques dans notre corpus : celle du haham de la communauté juive David Nunes Torres, vendue à La Haye en 1728, et celle du négociant Jan Izaak de Neufville Brants, vendue à Amsterdam en 1829. La présence de livres espagnols dans la bibliothèque de Nunes Torres n’a pas en soi de quoi étonner, car les livres espagnols dans les bibliothèques sépharades sont courants. Mais la date de publication de ces livres, datant d’après l’exode vers les ProvincesUnis et ne faisant donc pas partie d’un héritage patrimonial, les rend remarquables. Or il est intéressant de noter que pour ces nouvelles acquisitions en matière de lecture espagnole, ce collectionneur se soit dirigé de préférence vers des libraires bordelais. La seconde collection hébergeant des livres espagnols est la petite bibliothèque « romantique » de Jan Izaak de Neufville Brants (deux cent quatrevingtsept livres à peine)34, aussi curieuse du point de vue de l’histoire éditoriale bordelaise. Les quatre livres bordelais dans sa bibliothèque, en effet, sont tous issus des presses de la communauté d’exilés espagnols qui s’était constituée à Bordeaux à la suite de l’invasion napoléonienne : une « Bibliotheca Selecta de Litteratura Espagnola, por P. Mendibil, y M. Silvela, 4 vol. Burdeos 1819, en veau », deux romans picaresques – El diablo cojuelo et Lazarillo de Tormes – ainsi que le roman noir Noches légubres de José Cadalso, dans la réédition de 1823 publiée par Lawalle le jeune et Sobrino35. Ainsi, sept sur trentesix livres bordelais recensés dans les bibliothèques hollandaises, soit 19 % sont en espagnol, c’estàdire un chiffre tout à fait non représentatif de la réelle production éditoriale dans cette ville.

On est bien dans l’anecdotique, maintenant, comme on l’était au début de cet article, avec le Vœu de Jacob évoqué plus haut. Cependant, ne seraitil pas possible que ces données sur les livres espagnols dans les bibliothèques hollandaises soient révélatrices, en fin de compte, justement de ce que nous avons appelé l’exotisme de Bordeaux comme lieu de publication, ce qui fournit ainsi l’une des conclusions possibles de cette traversée à travers les bibliothèques européennes ? En effet, qu’il s’inscrive dans un discours religieux – « internationale » protestante ou prosélytisme catholique – soit dans une fascination plus générale pour l’autre, c’est l’exceptionnalité même du livre aquitain en Europe qui pourrait bien être la marque la plus distinctive de la dispersion du livre aquitain, bien audelà de la France, pendant ce long xviiie siècle. Les (presque) absences, paraîtil, disent parfois autant que les présences.

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1 Sur cette carrière, voir notamment Elisabeth Geudeke, De classis Edam, 1572-1650: Opbouw van een nieuwe kerk in een verdeelde samenleving, thèse de doctorat, Vrije Universiteit Amsterdam, 2008, p. 170.

2 Le catalogue comprend 1466 lots. Il est impossible d’établir le nombre exact de titres à cause de la présence dans le catalogue de plusieurs recueils possiblement factices, ou de lots faisant mention de « plusieurs » volumes.

3 Seul le nom de Spinoza figure dans le catalogue, sans spécification de titres ; voir le lot : « Varii Tractatus Philosophici Velthusii, Spinoza, Voetii, Schuleri & Bartholini » Catalogus Variorum & Insignium Librorum, Tam Theologorum quam Miscellaneorum. Viri Reverendi D. Johannis ab Otten, Ecclesiae ter Beets dum viveret Pastoris fidelissimi, Leyde, Petrus Hackius, 1668, p. 12. Les catalogues néerlandais cités dans le présent article sont aussi accessibles sous forme de scans dans la base de données conçue par Bert Van Selm, J.A. Gruys et H.W. de Kooker, continuée par Karel Bostoen, Otto Lankhorst, Alicia C. Montoya et Marieke Van Delft (dir.), Book sales catalogues online : Book auctioning in the Dutch Republic (ca. 1500-ca. 1800), édition numérique, Leyde, Brill, 2005 : https://primarysources.brillonline.com/browse/book- sales-catalogues-online.

4 Selon la thèse de Jonathan I. Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the making of modernity 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2001. Hackius avait lui-même publié des ouvrages des frères La Court. Paul G. Hoftijzer, « Sic transit gloria… The end of the Officina Hackiana », Quaerendo 26/4, 1996, p. 258-273.

5 Le catalogue de la bibliothèque cite aussi un ouvrage du fils de Gilbert Primrose, David, également pasteur, et un ouvrage de son fils James, médecin.

6 Helwi Blom, Rindert Jagersma et Juliette Reboul, « Printed private library catalogues as a source for the history of reading in seventeenth and eighteenth-century Europe », dans Mary Hammond (dir.), The Edinburgh history of reading: early readers, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2020, p. 249-269.

7 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.

8 La base de données, comprenant les transcriptions des catalogues et les données que l’équipe Mediate en a extraites, sera mise à la disposition du public, en libre accès, dès 2022.

9 Le nombre de catalogues est légèrement inférieur puisqu’un certain nombre décrit le contenu de plusieurs collections.

10 Malheureusement, la fermeture des bibliothèques et archives due à la situation sanitaire actuelle nous a empêchés de finir le travail de récolte.

11 Alicia C. Montoya, « Building the bibliothèque choisie, from Jean Le Clerc to Samuel Formey : library manuals, review journals and auction catalogues in the long eighteenth century », dans Arthur der Weduwen, Andrew Pettegree et Graeme Kemp (dir.), Early Modern Book Trade Catalogues, Leiden, Brill, 2021, p. 426-462.

12 Dont une collection multiple, c’est-à-dire un catalogue de vente qui a mélangé deux collections différentes, sans distinction.

13 Dont deux collections multiples.

14 Dont une collection multiple.

15 Il paraît vraisemblable que « Le Vœu de Jacob » cité dans le catalogue de la bibliothèque du pasteur Theophilus Copius, vendue en 1691, représente encore un sixième exemplaire de cet ouvrage.

16 Il s’agit peut-être d’une coquille dans la date de publication, 1619, car je n’ai pu attester aucune édition comportant cette date.

17 Il s’agit peut-être de Johannes van der Sluys, pasteur calviniste à Lier, qui épousa une Magdalena van Halen à Rotterdam en 1685. Albrandswaard GRA 1/185v, daté du 9 juin, 1703.

18 J. Israel, Radical Enlightenment, op. cit., p. 594.

19 Jean Quéniart, « L’anémie provinciale », dans Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, t. II : Le Livre triomphant 1660-1830, Paris, Fayard-Cercle de la Librairie, 1990, p. 358-373.

20 Avant cette date, abbé de Sandras et vicaire général et grand archidiacre du diocèse de Toulouse, puis nommé évêque de Mirepoix en 1721.

21 Bibliothèque municipale, cote H 19146. Le catalogue mentionne aussi un catalogue manuscrit, ainsi que des manuscrits et des volumes non répertoriés dans le catalogue imprimé.

22 Louis Desgraves, Le Livre en Aquitaine, xv e-xviii e siècles, Biarritz, Atlantica, 1998, p. 171.

23 Deux livres dans le catalogue datent de 1741. Le catalogue a été étudié par Louis Desgraves dans « La bibliothèque de François de Poheyt ancien maire de Bayonne », Bulletin de la Société des sciences, lettres et arts de Bayonne 132, 1976, p. 105-136.

24 La page de titre ne comporte pas de date. L’exemplaire transcrit provient de la bibliothèque municipale de Bordeaux, cote H 19131.

25 Nos chiffres diffèrent légèrement de ceux de Louis Desgraves car nous comptons comme des titres séparés des titres parfois réunis dans un recueil factice ou dans un seul lot.

26 Desgraves, Le Livre en Aquitaine, op. cit., p. 185.

27 Il s’agit sans doute du livre Le Tableu de la bido del parfet Crestia, que represento l’exervici de la fe […] Fait per le P. A. N. C. Reg. de l’Ordre de S. Aug, Toulouse, Jean et Jacques Boudo, 1673.

28 Warren Lewis et Sylvain Piron, « Chez Daniel Pain, Amsterdam, 1700. Nicolas de Cues et Pierre de Jean Olivi, renforts tardifs du millénarisme huguenot », Oliviana 2, 2006, en ligne : http://journals.openedition.org/oliviana/76.

29 A. Montoya, « Enlightenment? What Enlightenment? Reflections on half a million books (British, French and Dutch private libraries, 1665-1830 », Eighteenth-Century Studies 54/4, 2021, p. 909-934.

30 A Catalogue of the genuine and valuable collection of printed books and manuscripts of the late Mark Cephas Tutet, Esq. Fellow of the Society of Antiquaries, Londres, sans éditeur, 1786, p. 15. Sur Venuti, voir Pierre Musitelli, « Filippo Venuti, ami de Montesquieu et collaborateur de l’édition Lucquoise de l’Encyclopédie », Dix-huitième siècle 38/1, 2006, p. 429-448.

31 Ils figurent dans 42 % des catalogues dans notre corpus, ce qui place Montaigne parmi l’élite du 1 % des auteurs les plus cités.

32 Louis Desgraves, Élie Vinet, humaniste de Bordeaux (1509-1587), Genève, Droz, 1977.

33 Cette bibliothèque est le sujet d’un chapitre de la thèse de doctorat en cours de Joanna Rozendaal, Female book ownership in the eighteenth-century Dutch Republic: Buying books, building libraries, Université Radboud, Nimègue.

34 Elle comporte à part de beaux livres illustrés, des ouvrages de Goethe, Schiller, Chénier, Lamartine, Scott, Byron et d’autres auteurs romantiques.

35 Le roman avait connu sa première édition bordelaise par les soins de Lawalle en 1818. Des extraits parurent ensuite dans cette même Biblioteca selecta de literatura española, éditée par deux autres exilés à Bordeaux, Pablo de Mendíbil et Manuel Silvela, que cite aussi le catalogue de Brants.