Confronter les librairies bordelaises
Quelle place pour une boutique réformée (1550-1571) ?
En marge des études s’interrogeant sur la constitution de la librairie de Montaigne, on évoque souvent l’offre considérable en livres juridiques des libraires bordelais, installés à proximité du siège du parlement et du collège de Guyenne. Toutefois, dans un article de 2012, Paul Nelles a souligné le rôle capital que jouaient, dans la collection d’Étienne Thoulouze (m. 1552), les livres dévotionnels et ecclésiastiques pour la prospérité de sa boutique1. Les recherches de Paul Roudié et Louis Desgraves sont fondamentales en ce qu’elles ont permis d’identifier et de publier une grande partie des sources archivistiques qui mettent l’historien à même de mieux connaître la vie du livre en Aquitaine, dont l’offre des libraires. D’autres études, plus récentes celles-ci, ont mis en lumière des documents des archives du parlement de Bordeaux relatifs à la circulation des textes protestants prohibés, et, surtout, aux restrictions et aux punitions qui en suivaient.
Ainsi, dès les années 1530-1540, les arrêts du parlement de Bordeaux révèlent que, dans la région, la dissémination des textes d’empreinte luthérienne s’était amplifiée rapidement : le parlement exerce désormais une censure sur les livres en 1534 et en 1541 et « cette police des livres se fait plus stricte encore »2. On évoque aussi le fait que, juste avant l’édit de 1562, vite voué à l’échec (il donnait officiellement la liberté de conscience aux protestants), les parlements mettent en vigueur une politique renforcée de surveillance, de censure et de pénalisation. Un autre arrêt du parlement, d’avril 1561, rapporte un mouvement de livres de Genève à Bordeaux que l’on surveille – des colporteurs furent arrêtés, comme Jacques Leblanc en 15613. Les autorités enlèvent aux « imprimeurs, vendeurs, semeurs de placartz et libelles diffamatoires » le droit d’imprimer, vendre et afficher des textes, comme l’ordonnera également un arrêt du 26 mars 15624. Les libraires étaient installés principalement autour de la rue Saint James, près du Palais de l’Ombrière, ce qui aurait facilité la tâche du parlement d’exercer un contrôle rigoureux sur la publication des textes, lus par le parlement auparavant, tout comme sur les ventes.
Néanmoins, Louis Desgraves, dans son Livre en Aquitaine (1998) observe de manière générale que « malgré les efforts du pouvoir royal, il ne fut jamais mis fin à ce trafic concernant surtout les pamphlets politiques, ouvrages religieux, protestants ou jansénistes, des livres jugés contraires à la morale » (p. 95). D’autre part, il met en avant la violence de la censure à Bordeaux, où le parlement, en juillet 1552, fait un procès au libraire François Morpain qui avait imprimé des lettres missives sans permission de la Cour ; où, l’année suivante, « à la suite de la destruction, dans l’église Saint-James, d’images de Notre-Dame, de saint Joseph et autres », le parlement interdit à toute personne la possession de livres figurant sur l’Index de Paris, sous « peyne d’estre punys comme heretiques », aux libraires de « tenir en publicq et lieu plus apparent de leurs boutiques » cet Index sous peine de « mille livres et d’amende arbitraire » ; où, en 1559, les livres protestants retrouvés dans la boutique de Guillaume Boulanger furent brûlés ; où, en 1561, le libraire Antoine Bilhon, est accusé d’avoir vendu livres protestants et est « condamné à l’amende honorable et au bannissement à perpétuité de la sénéchaussée de Guyenne » et ses livres sont brûlés5. Ou encore à Toulouse, à la suite des troubles de mai 1562, « l’imprimeur protestant Guyon Boudeville fut pendu le 20 mai, lors de la répression sanglante qui suivit la “Délivrance”, et son matériel passa aux mains du catholique Jacques Colomiez le 6 juillet suivant », passage que l’historien met en effet miroir avec l’engagement de Simon Millanges en 1573, de ne pas « éditer des textes prohibés »6. Ces procès semblent avoir eu un effet de terreur à perpétuité et ils ont mué, au-delà de leur temps, en spécimens rhétorico-apotropaïques pour raconter une histoire d’oppositions politiques et religieuses tout aussi extrêmes que rigoureuses.
À partir de 1562, le parlement de Bordeaux est lui-même déchiré de manière croissante par un schisme entre magistrats catholiques et protestants. À en croire les archives parlementaires, les restrictions concernant le livre protestant deviennent de plus en plus serrées et la vente et la possession en aurait été très compliquées voire impossibles. Fin 1572, Simon Millanges est soutenu, par la ville, pour l’installation de sa presse et de sa boutique rue Saint-James, au lendemain de la « Saint-Barthélemy bordelaise », pour renforcer le militantisme du livre catholique7. La raison principale en aura été tout d’abord la quasi-disparition, après une présence déjà très maigre, d’imprimeurs dans la ville, entre 1568 et 1571 (des années qui produisirent seulement cinq imprimés bordelais)8. En fait, comme le note Éric Suire, au lendemain de l’édit de Châteaubriant (1551), qui visait l’abolition de la production et circulation du livre interdit et la dénonciation des imprimeurs, la réalité de l’imprimerie du Sud-Ouest de la France, « où les ateliers étaient mobiles », échappa à ces exigences. Ce n’est qu’à partir de l’Édit de Nantes (1598), avec la permission de la production et vente du livre protestant dans les villes réformées, que les sources offrent une visibilité plus directe et claire sur ce secteur du commerce du livre. Ceci explique le fait que les historiens se concentrent en majorité sur la période après 1598.
Un an avant l’installation de Simon Millanges comme imprimeur-libraire, l’inventaire après-décès du maître libraire bordelais Vincent Réau (actif depuis au moins 1543) enregistrait pour la postérité le comble du stock après vingt et un ans de commerce du livre. Réau tint boutique depuis août 1550 jusqu’à sa mort en juin 1571. Son inventaire après-décès nous permet de prendre connaissance d’une partie de l’offre des livres à Bordeaux dans cette période particulièrement mouvementée de l’histoire religieuse et politique, mais peu étudiée pour ce qui concerne la vie du livre à Bordeaux. Le document nous renseigne sur les titres que les lecteurs pouvaient se procurer chez Vincent Réau et sur un marché présupposé fertile de par la réalité commerciale.
Bien évidemment, les libraires « se montr[ant] plus avide[s] de nouveauté »9, ces données ne peuvent pas se prêter à une projection ex æquo sur les bibliothèques privées ou sur les goûts de lecture du milieu bordelais de l’époque, mais reflètent néanmoins une ambiance intellectuelle, une partie significative de la vie du livre en Aquitaine. Parmi les couches qu’elle révèle, et au-delà de la « photographie » archivistique ou numérique de ces rayons que nous pouvons extraire de cette source10, la liste de titres de la libraire de Réau offre à l’historien l’occasion de porter un regard kaléidoscopique sur la vie culturelle où s’insérait, parmi d’autres, Michel de Montaigne, qui, s’il ne la fréquentait peut-être pas (nous n’en savons rien), a régulièrement dû passer devant cette librairie lors de son mandat de conseiller au parlement (1557-1569).
Une brève présentation de la boutique de Vincent Réau pourra donner une idée cohérente de son offre de livres, sans pour autant reproduire une édition complète de l’inventaire et dans l’attente également d’une étude comparative satisfaisante des inventaires de bibliothèques privées et de librairies de l’époque que nous avons moissonnés jusqu’à présent11. Cette présentation nous permettra d’interroger l’image jusqu’ici retenue par l’historiographie moderne, de corriger éventuellement dans l’avenir les idées concernant le degré de clandestinité et de la dispersion du livre protestant dans la région, de la chronologie de son intensité, de l’ampleur des restrictions imposées par le Parlement et de son accessibilité à Bordeaux, entre 1550 et 1571.
1. La boutique de Vincent Réau à vol d’oiseau
Les premiers à avoir signalé sommairement les documents concernant Vincent Réau et sa boutique ont été Paul Roudié et Louis Desgraves en 1963, éléments repris par Louis Desgraves en 199512. Au-delà des références archivistiques et des repères biographiques13, d’où l’on reprend le fait du rachat à 123 livres tournois aux héritiers Rostelin de deux cent trente-huit missels à usage de Bordeaux, le 12 mars 155014, aucun historien n’a revisité les archives pour en faire une étude approfondie, exigeant des investissements considérables.
L’inventaire répertorie environ 2 560 items, étalés sur cent soixante rectos et versos de folios, représentant environ cinq mille livres, avec un grand nombre de titres en plusieurs exemplaires, des doublures mentionnées dans les marges à gauche (pour ce qui concerne les livres religieux), sinon enregistrés plusieurs fois au cours de la liste. Confrontons ces chiffres à ceux qui nous ont été transmis pour deux autres libraires bordelais, l’un exerçant pendant les décennies précédant et l’autre pendant les décennies suivant la carrière de Réau. D’une part, l’inventaire de la librairie d’Étienne Thoulouze (m. 1552) rapporte la présence de 661 items, remontant à 1 359 volumes (avec beaucoup de doublures ou multiplications des mêmes titres)15. D’autre part, à sa mort en 1623, Simon Millanges laisserait environ 97 000 volumes à Bordeaux, dont environ 77 000 textes sortis des presses de Bordeaux, presque tous de celles de Millanges lui-même, ce qui laisserait donc environ 20 000 livres issus d’autres presses, destinés à la vente au détail à Bordeaux ou au commerce ou échange avec d’autres imprimeurs ou libraires16.
L’inventaire fait le parcours des meubles de la demeure et de la marchandise de la boutique de Vincent Réau, en
toute icelle maison situee en rue sainct James paroisse sainct esloy de bourdeaulx confrontant dung cousté a la maison des Jesuites de feu Maistre Jacques Raoul en son vivans juge […] et dautre cousté à la maison des Jesuites de feu m.e Jacques boucquet[;] dung bout par le deuant a ladicte rue et dautre bout a vue plasse vuyde desdicts Jesuites dudict feu Raoul.
Est-il possible d’y découvrir une cohérence dans l’organisation des livres d’une part et d’autre part, dans les matières offertes ? Réau avait-il tenu une boutique avec un profil de goûts et d’intérêts intellectuels prononcés ?
Le libraire qui a dressé l’inventaire nous renseigne parfois sur le format du livre (in-folio, in-quarto, in-octavo), en de rares cas sur la tomaison, et toujours sur le prix attribué à chaque item. Sont donc absents les lieux de publication, les noms des imprimeurs et les dates. Dans le cas des bibles et livres dévotionnels, le scribe note in margine le nombre d’exemplaires. Si le document suit l’organisation des livres tels qu’ils étaient disposés dans l’espace de la boutique et si cette organisation de la marchandise correspond à celle qui régnait lors du vivant du libraire, force est de constater que le magasin souffrait tantinet de désordre. Il y a des sections avec une séquence de livres in-folio ou de livres d’un seul genre (par exemple, théologiques et religieux), mais la séquence ne se poursuit jamais au-delà d’une dizaine de titres et une telle « poche » est souvent parsemée de livres d’un autre format ou appartenant à un autre domaine. Les genres principaux vendus par Réau sont, en ordre d’importance décroissante :
1. Religion, Théologie ;
2. Rhétorique, Dialectique ; auteurs latins (manuels et littérature pour le trivium) ;
3. Droit civil ;
4. Philosophie et Sciences naturelles ; Histoire.
Mention inventaire | Édition | |
1 | Medicina Joanis Fernelli | Lyon, C. Farina, 1564. |
2 | Les hystoires de Justini historien | Sur les hystoires de Troge Pompée… traduictz de Latin en Francoys, Paris, D. Janot : A. et Ch. l’Angelier, 1540 ? |
3 | Calvinus In Jeremiam predicationes | Lyon, C. Senneton, 1565. |
4 | Bullinger in Marcum In folio | Zurich, Ch. Froschauer, 1554. |
5 | Bullinger In Acta Apostolorum In folio | Zurich, Ch. Froschauer, 1556. |
6 | Joannem In folio | de Bullinger, à Zurich, Ch. Froschauer, 1556 ? |
7 | Tiraquellus De prescriptionibus | Bâle, H. Froben, N. Episcopius, 1561. |
8 | Epifanius grec In folio | Bâle, J. Hervagen, 1544. |
9 | Ecollampadius In esayam | Bâle, J. Parcum, 1548. |
10 | Opera Joesphi In folio | Bâle, Froben, 1544. |
11 | L’architecture de Lion Baptyste deux livres In folio | Paris, J. Kerver, 1553. |
12 | Opera Tiraquellii en eung volume In folio | Peut-être : Commentarii de nobilitate…, Paris, J. Gemet : J. Kerver, 1548-1549. |
13 | Historia stirpium figure In folio | L. Fuchs, De historia stirpium…, Bâle, Isingrin, 1542. |
14 | Repetitio Gulielmy Benedicti In folio deulx volumes | Lyon, s.n., 1526 ? |
15 | Annalles de Bourgongne | de Guillaume Paradin de Cuyseaulx, à Lyon, A. Gryphius, 1566. |
16 | Harmonie de Calvin deulx In folio | Genève, J. Bourgeois, 1562. |
17 | Platonis Opera | Lyon, A. Vincent & B. Arnoullet, 1557. |
18 | Euzebij Opera | Bâle, H. Petrus, 1542. |
19 | Dessiziones Boerii In folio | Lyon, C. Farina, 1566. |
20 | Theologia mistica deulx thomes | Henricus Herpius, Theologia mystica cum speculativa, Cologne, M. von Neuß, 1545 ? |
21 | Oceumenius In Epistolas Pauli | |
22 | Martinus Borrahus In Josuam In folio | Bâle, J. Oporin, 1557. |
23 | Histoire ecclesiastique de Nicefore In folio | Paris, J. de Marnef & G. Cavellat, 1567. |
24 | Hippocratis Opera In folio | Bâle, A. Cratander, 1526 ou Venise, haer. A. Manuzio & A. Torresano, 1526 ? |
25 | Commentarius in quatuor libros aristotollis meteoro logicorum | de Francisco Vimercati, à Paris, M. de Vascosan, 1556. |
26 | Opera Josephi latine in folio | Bâle, Froben, 1544. |
27 | Concordantiae bibliae In folio | Bâle, J. Herwagen, 1552. |
28 | Tractatus de actionibus In folio | de Joannes Bergerius, à Lyon, J. Giunta, 1568. |
29 | Josephus De bello Judaico | Augsburg, J. Schüssler, 1470 ou Venise, A. Vercellensis pour les héritiers d’O. Scotus, 1499. |
30 | [?] Opera in folio | |
31 | Catallogo des armories des chacelliers de France In folio | de Jean Le Féron, à Paris, M. de Vascosan, 1553-1555. |
32 | Corasius De Justicia In folio | Lyon, A. Vincentius, 1558. |
33 | Petrus Martir Ad romanos In folio | Pierre Martyre, In Epistolam S. Pauli Apostoli ar Romanos, Bâle, P. Perna, 1568. |
34 | La bible en francoys enrichie | |
35 | Autre bible en francois Lion reglee et doree | Lyon |
36 | Biblia en Latin par Castellio | Bâle, J. Oporin, 1551. |
37 | Autre Bible de l’imprimerie de Pierre Michel a Lion In folio | |
38 | Cosmographia Munsterii latin In folio | Bâle, H. Petri, 1552 (ou 1552). |
39 | Lazius De migrationibus In folio | Bâle, J. Oporin, 1557. |
40 | ? In Genesim In folio | |
41 | Le grand coustumier de France | Paris, P. Vidoue pour G. du Pré, 1536. |
42 | Deulx grands tresors latin et francois In folio | |
43 | Borahus In Amos | Johann Brenz, Annotationes in Amos, Bâle, A. Cratander, 1530 ? |
44 | Borrhaus In Ecclesiastis In folio | Bâle, P. Perna, 1564. |
45 | Exposition de Calvin sur les douze petits profetes | Lyon, S. Honorat, 1563. |
46 | Calvinus In acta apostolorum In folio | Genève, Crispinus, 1554. |
47 | Institution Calvin latin | Genève, A. Reboul, 1561 ou Genève, F. Perrin, 1569 |
2. Présentation d’une tranche de la librairie
À défaut d’une édition complète de cet inventaire, le tableau ci-dessus rend compte des items des trois premières pages, suivis de l’identification des éditions les plus probables. Ce tableau donne une image représentative du contenu de la librairie de Vincent Réau, à cette précision près que, ici, le deuxième genre – les livres destinés aux élèves suivant le cycle du trivium – sont quasiment absents. D’autre part, nous constatons que la catégorie qui domine est celle de la littérature dévotionnelle et théologique : bibles, psaumes (pas dans les trois pages ici transcrites mais très présents ailleurs dans l’inventaire), commentaires bibliques, traités théologiques. Le fragment ici transcrit compte en tout quarante-sept titres : si nous comptons les Opera de Platon dans cette catégorie de la littérature dévotionnelle et théologique (ce qui se justifie en raison de la façon dont on lisait Platon à la Renaissance), nous arrivons à vingt-quatre titres appartenant à ce genre, c’est-à-dire plus de la moitié des livres (53,19 %). Les sciences et le droit civil sont représentés chacun par sept titres, deux fois 14,89 % des quarante-sept items, suivis par histoire (six titres) : 12,77 %. Le manuel latin et français : un item, soit 2,13 %, égalé par un titre non identifié.
L’orientation nettement théologique de cette librairie – qui a pu se maintenir, notons-le bien, vingt ans sans poursuites ou incriminations pour autant que nous le sachions aujourd’hui – confirme en outre un intérêt très prononcé pour les auteurs réformés : cinq titres de Calvin dans cette liste des trois premières pages, trois titres de Bullinger, accompagnés par des titres d’Œcolampade, Borrhaus et Pierre Martyre. Ces auteurs réapparaissent ailleurs dans l’inventaire, accompagnés de Luther, des traités d’Érasme prohibés par Paris, d’Augustin Marlorat qui connut une fin si cruelle en 1562 en raison de l’expression de ses idées réformées, et du poète protestant André de Rivaudeau, pour ne mentionner que les noms les plus saillants. Nous signalons du reste une grande quantité de titres de Heinrich Bullinger : apparemment, les écrits de ce Zurichois imprégné des prêches de Zwingli se vendaient bien à Bordeaux dans ces années17.
Ainsi, il n’est guère étonnant que la plupart de ces quarante-sept titres soient en provenance de Suisse : vingt-deux, en provenance de Bâle, Genève et Zurich, avec un doute sur un seul titre, possiblement d’impression vénitienne. Dix titres lyonnais ici identifiés sont suivis par sept issus de presses parisiennes et de deux allemandes, à condition que l’un de ces derniers exemplaires ne soit pas de facture vénitienne18.
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Tandis que, dans la première partie de notre contribution, nous avons posé les problèmes de représentation historiographique des libertés et restrictions concernant la lecture et la possession des livres pendant la deuxième moitié du xvie siècle, à l’aube de la grande opération de la Contre-Réforme, notre étude de cas, fût-elle sommaire, témoigne de la vivacité très palpable du livre protestant à Bordeaux, au moins jusqu’en 1571. Elle nous porte à croire que la vie du livre en Aquitaine, telle que nous la révèlent les inventaires après-décès de ces années, se caractérisait par une résilience remarquable. Elle met en évidence une liberté qui, si elle n’était pas accordée par la majorité des autorités, était au moins vécue par des libraires et lecteurs tels Vincent Réau et ses clients. Cette réalité recèle des pans encore largement inconnus de la vie intellectuelle de Bordeaux, sur lesquels les archives du parlement sont muettes.
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1 Paul Nelles, « Stocking a Library: Montaigne, the Market, and the Diffusion of Print », dans Philipp Ford et Neil Kenny (dir.), La Librairie de Montaigne. Proceedings of the Tenth Cambridge French Renaissance Colloquium, 2-4 September 2008, Cambridge, Cambridge French Colloquia, 2021, p. 1-24, ici à la p. 9 : « Thoulouze’s boutique on the Place de l’Ombrière. Thoulouze evidently catered to niche markets – to the professors of the Collège perhaps, to learned officials of the law courts and Parlement such as Montaigne, to educated members of the rural aristocracy intent on improving their estates. » Les études principales, mettant en lumière les sources primaires (archivistiques) sont Paul Roudié et Louis Desgraves, « Relations entre les imprimeurs et les libraires de Bordeaux et de Lyon aux xvie et xviie siècles », dans. Roger Chartier et al. (dir.), Nouvelles études lyonnaises, Genève, Droz, 1969, p. 65-77 ; Paul Roudié et Louis Desgraves, « Actes notariés concernant les imprimeurs et libraires de Bordeaux dans la première moitié du xvie siècle », Bulletin de la Société des Bibliophiles de Guyenne 77, 1963, p. 1-26 ; Françoise Giteau, « Inventaire du libraire Etienne Thoulouze », Bulletin et mémoires de la Société archéologique de Bordeaux 61,1962, p. 47-86.
2 Élise Frélon, Le Parlement de Bordeaux et la « Loi » (1451-1547), Paris, De Boccard, 2011, p. 261.
3 Grégory Champeaud, Le Parlement de Bordeaux et les paix de religion (1563-1600), Bouloc, Éditions d’Albret, 2008, p. 108, cite Archives départementales de la Gironde (ADG), 1B228.179, arrêt du 28 avril 1561 : Clavet Puisson embarque une grande quantité de livres depuis Genève.
4 Ibid., p. 108, cite ADG, 1B 243.
5 Louis Desgraves, Le Livre en Aquitaine, xv e-xviii e siècles, Biarritz, Atlantica/ Centre régional des lettres d’Aquitaine, 1998, p. 95.
6 Éric Suire, « Le livre religieux dans le Midi aquitain à l’épreuve de la confessionnalisation (fin xvie-xviie siècles) », dans Muriel Hoareau, Didier Poton de Xaintrailles et Luis-Gilles Pairault (dir.), Libraires et imprimeurs protestants de la France atlantique, xvi e-xvii e siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020, p. 133-147, ici aux p. 133-134.
7 L. Desgraves, Le Livre en Aquitaine, op. cit. [n. 5], p. 89.
8 P. Nelles, art. cit. [n. 1], p. 12 : « Bordeaux wanted or needed a major press. »
9 Louis Trenard, « De l’histoire des bibliothèques… », dans Louis Trenard (dir.), Les Bibliothèques au xviii e siècle, Bordeaux, Société des bibliophiles de Guyenne, 1989, p. 7-55, à la p. 15 ; nous renvoyons le lecteur à cet article pour un clair aperçu de ce qui distingue les différents types de sources dont l’historien dispose pour l’étude de la « vie du livre [qui] est ainsi une aventure complexe liée à la conjoncture culturelle, intellectuelle, livresque mais aussi aux fluctuations économiques, aux structures sociales, à la législation, aux techniques [et] au génie individuel » (p. 14).
10 Pour une réflexion critique sur une fixation sur des documents d’archives et leur utilisation vulgarisatrice, voir Ernst van Alphen, Staging the Archives. Art and Photography in the Age of the New Media, Londres, Reaktion Books, 2014.
11 Le lecteur consultera les études mentionnées par Jean Balsamo dans son introduction à ce dossier.
12 P. Roudié et L. Desgraves, « Actes notariés », art. cit. [n. 1] ; Louis Desgraves, Dictionnaire des imprimeurs, libraires et relieurs de Bordeaux et de la Gironde (xv e-xviii e siècles), Baden-Baden & Bouxwiller, Éditions Valentin Koerner, 1995, p. 248.
13 « Le 12 août 1543, Vincent Réau, libraire, épouse Catherine Hébrand, veuve, qui lui apporte 100 livres en dot [ADG, 3E 6656]. Libraire, paroisse Saint-Eloi, il doit à la veuve et aux fils de Loys Rostelin 123 livres tournois pour la vente de 238 Missels à usage de Bordeaux, le 12 mars 1550 [3E 6677]. La même année, le 23 août, il achète, pour 800 francs, une maison, rue Saint-James [3E 9844, fol. 769] et, le 15 novembre prend un libraire en apprentissage [3E 6288]. Le 25 avril 1552, il signe une reconnaissance de dette [ADG, G 1718, fol. 82]. Son inventaire après décès est du 29 juin 1571 [ADG 3E 10024] », L. Desgraves, Dictionnaire des imprimeurs, op. cit. [n. 12], loc. cit.
14 P. Nelles, art. cit. [n. 1], p. 8.
15 Ibid., p. 7.
16 Ibid., p. 21.
17 Un reflet de cette popularité des ouvrages de Heinrich Bullinger chez les Bordelais se trouve dans la présence de dix-huit traités de sa main imprimés au xvie siècle conservé dans les magasins des fonds patrimoniaux de la Bibliothèque municipale de Bordeaux Mériadeck.
18 P. Roudié et L. Desgraves, « Relations entre les imprimeurs », art. cit. [n. 1].