Fabienne Henryot (dir.), La Fabrique du patrimoine écrit
Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2019 : 312 pages. 16 x 24 cm. [29 €] – ISBN : 978-2-37546-123-5
L’expression « patrimoine écrit » est née il y a une trentaine d’années. Si elle manifeste la prise de conscience, au-delà du cercle des professionnels des bibliothèques, que des objets remarquables existent dans les bibliothèques, la notion n’a pas fait l’objet d’études approfondies, à une période où tout est pourtant sujet à patrimonialisation : les paysages, la gastronomie, les langues ou les techniques. Définir la notion de patrimoine écrit n’est pas chose aisée, selon qu’on l’appréhende sous un angle politique, juridique ou historique. Cette terminologie est d’ailleurs une spécificité française, sans équivalent dans le langage documentaire du Québec ou des États-Unis. Ce n’est pas la moindre des qualités du présent ouvrage dirigé par Fabienne Henryot que de refuser d’en donner une définition a priori, préférant laisser la parole aux bibliothécaires et aux responsables de collections. À travers seize contributions se dessinent les contours d’une notion qui s’articule autour de trois dimensions, formant les trois chapitres de cet ouvrage : les objets patrimoniaux, les acteurs de leur mise en valeur et les nouveaux usages de ces trésors de l’écrit, conséquence de la numérisation.
La première partie examine des ensembles d’écrits très divers, sans voir d’emblée dans chaque collection un « patrimoine écrit », mais en questionnant les critères qui permettent de donner à un livre ou à un fonds ce supplément d’âme caractéristique d’une époque, d’un usage ou de la mémoire d’une groupe social. Yves Krumenacker décrit ainsi comment la patrimonialisation des écrits protestants s’est développée dans un cadre confessionnel, au milieu du xixe siècle, avec la création de la bibliothèque de la Société de l’histoire du protestantisme français. En étudiant les 2000 éditions successives des Contes de Charles Perrault, à partir de 1697 jusqu’à nos jours, Marie-Sophie Bercegeay montre comment cet objet littéraire est annexé par la pédagogie au début du xxe siècle, avant d’être soumis au feu de la critique historique et psychanalytique à partir des années 1970. Cette remise en question d’un écrit qui a traversé les siècles est une étape essentielle du processus de patrimonialisation, comme l’analyse Philippe Martin pour la bibliothèque bleue, collection d’ouvrages bon marché au médiocre papier bleuté, née à Troyes au début du xviie siècle. Destinée à recycler le fonds littéraire hérité du Moyen Âge, cette collection est d’abord méprisée des collectionneurs et peu présente dans les bibliothèques. Le xviiie siècle voit les premiers bibliophiles s’intéresser à ces livrets devenus précieux en raison de leur rareté et de leur fragilité matérielle, puis le xixe siècle consacre la collection qui, sous la plume de Charles Nodier, devient le réceptacle des anciennes traditions, d’une morale simple et efficace, en somme d’un âge d’or pour la nation. La patrimonialisation se traduit ici par « l’invention d’une intention » et l’instrumentalisation politique et culturelle de la collection. Cécile Boulaire examine pour sa part comment le livre pour enfant a été considéré comme un patrimoine seulement à partir des années 1970 grâce à l’émergence de l’histoire du livre : ni très ancien, ni très précieux, le livre pour enfants tire sa valeur de sa rareté en raison de sa vulnérabilité en tant qu’objet laissé entre des mains d’enfants. Cécile Boulaire souligne également le caractère ambivalent des entreprises de numérisation des livres pour enfants, difficiles à valoriser auprès d’un public qui ne préexistait pas à la constitution de tels fonds et qu’il faut susciter par des présentations thématiques, comme le fait Gallica par exemple. En décrivant la valorisation des écrits de François Mauriac depuis trente ans, Jessica de Bideran soulève le même paradoxe dans la numérisation d’un fonds : si une telle entreprise fait accéder une collection au rang de patrimoine, elle entraîne deux conséquences. D’une part la numérisation seule ne suffit pas, il faut l’enrichir d’une indexation, d’une structuration sémantique qui offre un accès renouvelé au contenu pour les chercheurs comme pour un public plus large. D’autre part, la numérisation relègue dans l’ombre les objets physiques que sont les livres ou les manuscrits, il devient alors nécessaire de mettre en valeur la matérialité de ces documents. C’est le rôle de la maison d’écrivain ou de l’approche muséologique d’un fonds, où l’initiative et l’inventivité des professionnels des bibliothèques sont décisives.
La seconde partie de l’ouvrage montre précisément combien le rôle des responsables de collections peut être décisif pour faire évoluer le regard du public, mais aussi des élus et tutelles, sur un fonds ancien, devenu historique et désormais considéré comme « patrimonial ». Renaud Adam montre comment la Bibliothèque royale de Belgique s’est constituée à partir de la collection d’un bibliophile rachetée par l’État en 1836. Les conservateurs successifs ont fait passer ce fonds au rang de fonds ancien au cours du xxe siècle, avant d’en décider la numérisation en 2008, puis de le rendre visible par la création d’un musée, baptisé Librarium, au sein de la bibliothèque. C’est encore l’action des bibliothécaires de Sélestat qui permet de valoriser la collection du savant Beatus Rhenanus, mort en 1547, propriétaire d’un fonds de 2500 titres : Laurent Naas montre que les deux étapes de la patrimonialisation du fonds ont été le catalogage du fonds au xviiie siècle puis l’approche muséographique de la Nouvelle Bibliothèque Humaniste décidée en 2010. Claire Giordanengo voit également deux étapes essentielles dans la patrimonialisation du fonds de l’Institut national de la recherche pédagogique conservé à Lyon : il faut d’abord organiser et pérenniser la collecte des manuels scolaires puis cataloguer le fonds pour le rendre accessible aux chercheurs, condition nécessaire pour maintenir le fonds vivant. Revenant sur la numérisation de la presse locale en Meurthe-et-Moselle, Claire Haquet insiste également sur la valeur ajoutée que représente le travail des professionnels, mais elle introduit aussi un nouveau groupe d’acteurs : les blogueurs locaux, la presse ou des institutions culturelles trouvent en effet dans les journaux de la base du Kiosque lorrain des sources d’inspiration inattendues et valorisent à leur tour les contenus proposés.
En effet les usages du patrimoine écrit sont multiples. Anne Réach-Ngô interroge ainsi l’évolution de la notion de « trésor » en bibliothèque, depuis les publications savantes de la Renaissance jusqu’aux expositions actuelles qui rendent compte au public d’une politique d’acquisition ou de valorisation de l’écrit par une institution culturelle. Le bilan des usages est contrasté : les manuels scolaires des vingt dernières années font la part belle à l’association texte-image, au détriment d’autres écrits patrimoniaux, constate Véronique Castagnet-Lars. En revanche, l’exemple des images numérisées d’enluminures médiévales montre que la circulation des documents s’intensifie via des blogs ou des albums Pinterest et permet de nouvelles structurations des savoirs et des corpus, constate Gérard Régimbeau.
En filigrane des contributions persiste le dilemme posé par la numérisation. Ses bénéfices sont indiscutables puisqu’elle permet la préservation des originaux et les fait accéder au rang de « patrimoine écrit » en se prêtant à des usages culturels, scientifiques ou pédagogiques élargis. Toutefois, ainsi que le fait remarquer Emmanuelle Chevy Pébayle, la perte du rapport physique avec le document rétrécit l’expérience esthétique de l’usager et constitue un appauvrissement de l’environnement sensoriel. Le développement des expositions et des musées du livre dans les bibliothèques elles-mêmes est une réponse à ce manque, ainsi que le décrit Andrea De Pasquale pour les bibliothèques italiennes. Claudio Galleri propose la même analyse pour le fonds Louis Médard conservé à la bibliothèque de Lunel : la réflexion autour de ce fonds ancien a abouti au projet de « musée Médard ». Alan Marshall analyse quant à lui les nouveaux enjeux qu’implique cette tendance à la muséification pour les nombreux musées de l’imprimerie répartis en Europe.
En refermant ce volume, le lecteur aura acquis deux certitudes. La première est que le patrimoine écrit n’est pas une masse inerte héritée du passé, il est d’abord une construction et le fruit d’un regard sélectif porté sur les documents anciens comme contemporains. La seconde est que la numérisation d’un nombre croissant de documents attise notre besoin de toucher, de sentir et de goûter la matérialité des œuvres. L’objet livre n’a pas perdu son public, celui-ci s’élargit même chaque jour grâce à l’extraordinaire diffusion des images sur la toile. Aux professionnels des bibliothèques de déployer leur créativité pour guider les usagers des contenus virtuels vers leurs réels et magnifiques écrins.