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Susanne Greilich et Hans-Jürgen Lüsebrink (dir.), Écrire l’encyclopédisme du xviiie siècle à nos jours

Paris, Classiques Garnier (Le dix-­huitième siècle, 34 ; Rencontres, 467), 2020 : 416 pages. 15 x 22 cm. [43 €]. – ISBN : 978-2-406-10098-0

Fabienne HENRYOT

Enssib

Le dictionnaire et l’encyclopédie constituent à n’en pas douter l’emblème autant que l’instrument de la connaissance moderne. Ils sont moins des sommes de connaissance que des manières de penser, voire de discipliner le monde, comme le souligne Diderot lui-même, qui met en relation l’organisation des connaissances et la vertu. Comme l’écrit S. Wodianka dans ce volume, « L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert symbolise les Lumières et fait partie des mythes d’origines de la modernité européenne » (p. 239).

Dans le sillage d’un important apport historiographique germanique autour de l’Encyclopédie et des Lumières, particulièrement renouvelé depuis trente ans, ce volume collectif dirigé par S. Greilich et H.-J. Lüsebrink vient apporter une pierre supplémentaire à la réflexion sur le dictionnaire comme « genre » ou comme carrefour de genres littéraires. Dix-huit contributeurs français et allemands proposent une réflexion nuancée sur les liens entre encyclopédisme et littérature. Ces liens sont réciproques : la littérature a une vocation encyclopédique et l’écriture encyclopédique recourt à des artifices littéraires pour restituer la connaissance, voire à des emprunts aux textes littéraires pour forger les contenus. Interrogeant donc les sources, les systèmes de disposition des savoirs et les frontières entre genres littéraires, cet ouvrage constitue une avancée indéniable dans l’étude de l’encyclopédisme moderne et contemporain. Il s’organise en trois parties d’inégale longueur, « Les ordres du savoir. Modèles encyclopédiques, transferts, adaptations » ; « Relations transgénériques : encyclopédies, dictionnaires, récits de voyages, presse » ; et enfin « L’Encyclopédisme et la littérature : écritures, épistémologies, échanges ».

À dire vrai, le lecteur reste perplexe face à l’hétérogénéité du continent encyclopédique ainsi cartographié, certaines contributions jouant visiblement sur les mots et sur les traditions de critique littéraire pour l’étendre à des corpus qui en sont fort éloignés. Si la filiation entre la pensée encyclopédique des Lumières et le dictionnaire Larousse, « livre de tous les livres », ne fait aucun doute (J.-Y. Mollier, p. 92), on ne peut pas en dire autant des récits de voyages, tels ceux de Louis-Armand de Lahontan au début du xviiie siècle, ici assimilés « à une encyclopédie des concepts et des stéréotypes européens [plutôt] qu’à une encyclopédie de la culture étrangère des peuples indigènes » (B. Nickel, p. 162). Certes, dès la fin du xviie siècle, le rêve du livre total (théologique, ethnologique, scientifique…) s’impose, qui permettrait de se passer de tous les autres, mais même si les voyageurs étaient imprégnés de cet idéal, une telle sollicitation de ces récits semble en forcer le sens. Cette hétérogénéité est le corollaire d’une réflexion épistémologique non achevée. Certes, R. Krüger souligne bien combien l’ordre alphabétique et le système intellectuel (le fameux « arbre des connaissances ») qui sont les deux fondements de l’Encyclopédie sont des illusions, faute de pouvoir tenir à distance le hasard et le chaos. Le rôle de ceux-ci dans les phénomènes commence à être admis au siècle des Lumières contre les théories de Leibniz, de même qu’il subsiste jusque dans l’organisation de l’Encyclopédie : Jaucourt n’écrit-il pas que les philosophes ont le droit de « jeter les perles au lecteur au lieu de les enfiler » (art. Méthode) ? Mais la vision accueillante que les maîtres d’œuvre de cet ouvrage proposent de l’encyclopédisme mériterait d’être argumentée. Le postulat de Wiethölter, Berndt et Kammer selon lequel « la littérature est encyclopédie et elle est littérature encyclopédique […] dès qu’elle commence à thématiser et exposer cette encyclopédie » (2005) ne suffit pas à relier au genre encyclopédique les œuvres totales comme celle de Stendhal (L. Bauer).

On ne sait si les contributeurs se sont donné le mot, mais l’ensemble des chapitres envisage l’encyclopédie comme un espace textuel, avec ses frontières, ses carrefours, son organisation topographique, ses massifs et ses littoraux. Ses limites, d’abord. Un consensus se fait jour à l’égard des capacités transgressives du genre encyclopédique tel qu’il naît au cœur de la pensée éclairée. L’encyclopédisme se joue en effet des frontières, quelles qu’elles soient : géographiques, religieuses, culturelles, linguistiques, disciplinaires, génériques… Cette reconsidération des limites a deux raisons d’être : la dynamisation de la lecture et la critique, comme le démontre Eva Rothenberger à propos du Dictionnaire historique et critique de Bayle. L’art de la compilation chez Bayle redouble l’idée encyclopédique : l’auteur ne se contente pas de classer des notions par ordre alphabétique, pour chacune d’entre elles il énumère différents points de vue contradictoires qui forment eux-mêmes une somme de connaissances interdisant tout jugement définitif. L’esprit encyclopédique nourrit ainsi la critique naissante dès la fin du xviie siècle. Dans cet espace textuel, l’agencement des connaissances scientifiques relève de l’interprétation qui organise et crée des continuités là où la connaissance est en réalité discontinue. C’est même la non-connaissance, les « vides », qui conditionnent la possibilité de la science comme intelligibilité des phénomènes, comme le montre Christian Reidenbach à propos de l’Encyclopédie, où le système de renvois est le miroir de la mobilité des savoirs dans l’espace savant du xviiie siècle.

La géographie est aussi éditoriale, pour peu que l’on se penche sur des formes de mimétisme éditorial – mais pas forcément intellectuel – à travers l’Europe, voire en dehors d’elle. Le cas d’Antonio de Alcedo, étudié par H.-J. Lüsebrink, donne la preuve d’un élargissement de la culture encyclopédique de l’autre côté de l’Atlantique dès la fin du xviiie siècle. Au moment où les dictionnaires d’Europe sont traduits en espagnol, Alcedo fait le constat de leur péremption et, à partir de riches matériaux rassemblés au fil d’une carrière des deux côtés de l’Atlantique, produit un Diccionairio… de las Indias Occidentales o America qui lui permet de donner une autre image de l’Amérique du sud. Ce faisant, il brouille définitivement les « relations entre centre et périphérie au sein du discours encyclopédique » puisqu’il s’agit d’un projet sud-américain tant d’un point de vue commercial qu’intellectuel. Quelques années plus tard, la transposition du Conversations-Lexicon dans l’espace francophone avec l’Encyclopédie des gens du monde de Treutel & Würtz met également au jour ces mobilités commerciales et intellectuelles, quand bien même ce transfert s’avère ici un échec (A. Hass).

L’approche de l’encyclopédisme comme objet littéraire, qui forme le cœur de cet ouvrage, est extrêmement stimulante et autorise de nouvelles lectures de ces textes fameux. Les auteurs de l’Encyclopédie – et des autres projets qui suivront – font en effet appel à des procédés littéraires qui tout à la fois séduisent le lecteur et l’obligent à se questionner. L’intégration d’éléments fictionnels, ainsi, en particulier dans l’évocation des peuples exo-européens, paraît stratégique. Elle permet de multiplier les points de vue, de faire réfléchir le lecteur à la véracité des rumeurs, et partant, de remettre en cause la tradition des prodiges et des merveilles de l’âge baroque. Comme l’écrit K. Struve, « une écriture encyclopédique […] n’est pas seulement liée à l’objet qu’elle décrit, mais aussi aux procédés textuels et à l’autorité » (p. 237). La narrativisation est un élément clef et de l’argumentation, et de la critique. Le recyclage des récits de voyage et l’usage fréquent de l’anecdote sont autant de moyens de donner corps au genre encyclopédique tout en fournissant des arguments et des contre-arguments à l’idée de supériorité des nations, rapportée aux progrès de la raison, du commerce et de la culture (C. Donato).

L’intertextualité, explorée dans nombre de contributions de ce volume, s’avère donc une approche féconde pour restituer les dynamiques de l’écriture encyclopédique. Dans un périmètre restreint à l’œuvre de Diderot, cette intertextualité est flagrante. Sa pièce Le Fils naturel peut ainsi être lue comme une défense de l’idéal d’écriture encyclopédique et de la culture du savoir éclairé. Les personnages de cette pièce citent des passages entiers de l’Encyclopédie, et des articles de cette dernière reprennent des concepts et des formules de la pièce. Du reste, prenant modèle sur la tradition dramaturgique, l’Encyclopédie fait sens en tant que dialogue au sein d’une « société de gens de lettres », c’est-à-dire d’oppositions, contradictions et débats qui reflètent autant la démarche scientifique que la pensée critique en général (S. Wodianka).

La fortune du genre encyclopédique en littérature, faisant plus ou moins explicitement référence à l’œuvre parisienne de Diderot et D’Alembert, est également esquissée dans cet ouvrage, à travers les œuvres de Chateaubriand et de Flaubert. Pour le premier, opposant à la Révolution, à ses doctrines, à son anticléricalisme, l’Encyclopédie est l’émanation de cette pensée qui a conduit à ce qu’il voit comme un grand désastre historique. P. Strohmaier propose de lire l’Itinéraire de Paris à Jérusalem comme un recyclage de l’idéal encyclopédiste détourné en faveur de la spiritualité et de la religion, en s’appuyant non pas sur la connaissance théorique, comme l’ont fait les Encyclopédistes, mais sur l’expérience. Le long parcours pèlerin suggéré par le titre est un prétexte pour repenser l’organisation et la teneur des savoirs à partir du christianisme. Pour D. Schmelzer, ce texte relève d’une « appropriation conflictuelle de cultures du savoir », fondée sur la revendication d’une culture alternative à celle des Lumières et de l’Encyclopédie. Quant à Flaubert, il dresse dans Bouvard et Pécuchet le constat amer des « chances manquées de l’encyclopédisme éclairé » (S. Greilich, p. 344), en critiquant aussi la pensée bourgeoise. Le contrepoint proposé par S. Dubois à partir des abécédaires contemporains consacrés au Québec, qui empruntent au dictionnaire la forme alphabétique pour en faire une contrainte créatrice, prolonge les apports d’autres contributions à propos de la subjectivité à l’œuvre dans l’écriture encyclopédique.

Malgré les promesses du titre, l’ouvrage ne s’écarte guère du xviiie siècle, période du reste bien assez riche pour autoriser maintes études de cas et comparaisons. La difficulté à prolonger l’étude vers les deux siècles suivants tient sans doute à l’absence de réflexion sur la réception des textes. On ne rencontre dans ce volume que très peu de lecteurs et en conséquence, les appropriations du dictionnaire comme outil et comme emblème restent invisibles. L’étude de C. Fritz sur Apollinaire et la réserve de mots rares qu’il a constituée à partir du Grand dictionnaire Larousse pour forger son identité poétique aurait mérité d’être confrontée à d’autres exemples mettant en scène une lecture active, rêveuse ou transgressive, des dictionnaires et encyclopédies. Les emprunts du Spectator anglais puis du Spectateur français au Dictionnaire de Bayle au début du xviiie siècle indiquent certes une réception élargie de récits circulant dans l’espace européen, mais pas celle de l’esprit encyclopédique, puisque ce recyclage ne se fait pas sans distorsion d’intention : là où Bayle mobilisait des récits pour interroger la vérité à travers l’histoire humaine, les auteurs du Spectator visent plutôt le divertissement et la pédagogie (K.-D. Ertler). La très riche et exemplaire étude de D. Roche sur la place de la culture équestre dans l’Encyclopédie – contribution qui ne se revendique pas de l’histoire littéraire ou de la narratologie – mérite d’autant plus d’être soulignée car elle prend en compte la question de la réception et de l’espace de représentations mentales qui permet la rencontre entre le lectorat et les auteurs. En s’interrogeant sur la manière dont les articles se font la caisse de résonance des changements qui affectent la relation entre l’homme et le cheval dans la société européenne, il observe aussi les arts équestres parmi les moyens de distinction sociale.

Il est heureux que la pensée encyclopédique nourrisse encore les études interdisciplinaires, qui pourront d’autant mieux départager, à l’avenir, la contribution exacte de ce monument et dans les traditions littéraires contemporaines, et dans les imaginaires culturels de l’Occident.